2015-03-20 11:40:00

Troisième prédication de Carême au Vatican


Ce vendredi 20 mars, les membres de la Curie ont assisté à la troisième prédication de Carême du père capucin Raniero Cantalamessa, le prédicateur de la Maison pontificale. La prédication, en la chapelle Redemptoris Mater, était intitulée : «  Orient et occident face au mystère de l'Esprit saint » 

 

Ci-dessous l'intégralité de la prédication de Carême, traduction de l'agence Zenit

Aujourd’hui nous méditerons sur la foi en l’Esprit Saint, commune à l’Orient et l’Occident, et tâcherons de le faire « dans l’Esprit », en sa présence, sachant, comme disent les Écritures, qu’« avant qu'un mot ne parvienne à mes lèvres, déjà, Seigneur, tu le sais » (cf. Psaume 139, 4).

1. Vers un accord sur le Filioque

Pendant des siècles, la doctrine sur la procession du Saint-Esprit dans la Trinité fut le grand point de friction et d’accusations réciproques entre l’Orient et l’Occident, à cause du fameux « filioque ». Je souhaite faire un rapide état de la question, pour mieux mesurer la grâce que Dieu nous accorde aujourd’hui de pouvoir nous entendre aussi sur cet épineux problème.

La foi de l’Église en l’Esprit Saint fut définie, comme on le sait, au cours du concile œcuménique de Constantinople, en 381, dans les termes suivants: « … (et nous croyons) en l’Esprit Saint qui est Seigneur et qui donne la vie, qui procède du Père, qui avec le Père et le Fils est adoré et glorifié et a parlé par les prophètes»[i]. Cette formule, si on regarde bien, répond aux deux questions fondamentales sur l’Esprit Saint. A la question « qui est l’Esprit Saint ? », elle répond : Il est « Seigneur » (c’est-à-dire, il appartient à la sphère du Créateur, et non des créatures), qui procède du Père et il est, dans l’adoration, égal au Père et au Fils; à la question « que fait l’Esprit Saint ? », elle répond : « il donne la vie » ; (qui résume toute l’action sanctificatrice, intérieure et rénovatrice de l’Esprit) et : « il a parlé par les prophètes » (qui résume l’action charismatique du Saint-Esprit).

Malgré ces éléments de grande valeur, l’article reflète un stade encore provisoire, concernant sinon la foi, du moins la terminologie de l’Esprit Saint. La lacune la plus évidente c’est que le Saint-Esprit n’y reçoit pas encore explicitement le titre de « Dieu ». Saint Grégoire de Nazianze fut le premier à s’en plaindre. Et, de lui-même, il brisa tous les atermoiements en écrivant : « l’Esprit est-il Dieu ? Oui ! Il est donc consubstantiel (homoùsion) ? Oui, puisqu’il est Dieu »[ii]. Cette lacune fut comblée, de facto, dans la pratique. L’Église, après avoir surmonté les motifs contingents qui l’avaient retenue jusqu’ici, n’hésita plus et finit par attribuer le titre de « Dieu » à l’Esprit, le déclarant « consubstantiel » au Père et au Fils.

Mais là n’était pas la seule « lacune ». Pour l’histoire du salut aussi, on a vite trouvé étrange que la seule action attribuée au Saint-Esprit soit d’avoir « parlé par les prophètes », passant sous silence tout ce qu’il avait fait d’autre dans le Nouveau Testament et surtout, dans la vie de Jésus. Dans ce cas-là aussi, la formule dogmatique sera complétée et entrera spontanément dans la vie de l’Église, comme on peut le voir très clairement dans cette épiclèse de la liturgie dite de saint Jacques, qui attribue à l’Esprit un rapport de consubstantialité (en italique les phrases dérivant du symbole):

« Envoie... ton très Saint Esprit, Seigneur et vivificateur, qui siège avec toi, Dieu et Père, et avec ton Fils unique; qui règne, consubstantiel et coéternel. Il a parlé dans la Loi, dans les Prophètes et dans le Nouveau Testament; il est descendu sous forme de colombe sur notre Seigneur Jésus Christ au bord du Jourdain, se reposant sur lui, et il est descendu sur les saints apôtres... le jour de la sainte Pentecôte »[iii].

Le rapport entre l’Esprit Saint et le Fils et par conséquent, entre la christologie et la pneumatologie, est un autre point, le plus important, sur lequel la formule conciliaire ne disait rien. La seule allusion que l’on trouve en ce sens figure dans la phrase « par l’Esprit Saint il s'est fait chair de la Vierge Marie », qui figurait probablement déjà dans le symbole de foi adopté par le concile de Constantinople comme base pour son credo.

Sur ce point l’intégration du symbole s’est faite de manière moins univoque et pacifique. Certains Pères grecs exprimèrent ce rapport éternel entre le Fils et le Saint Esprit en disant que l’Esprit Saint procède du Père « par le Fils », qu’il est « l’image du Fils »[iv], qu’il « procède du Père et reçoit du Fils », qu’il est le « rayon » émis par le soleil (le Père) à travers sa splendeur (le Fils), le ruisseau qui vient de la source (le Père) à travers le fleuve (le Fils).

Quand la discussion sur l’Esprit Saint passa au monde latin, l’expression de ce rapport est devenue : le Saint-Esprit procède « du Père et du Fils ». L’expression « et du Fils » traduit le latin « Filioque », ce  qui explique le sens très chargé que ce mot a reçu dans les querelles entre l’Orient l’Occident et les conclusions manifestement exagérées qu’on a parfois tirées de lui.

Saint Ambroise est le premier à avoir formulé l’idée que l’Esprit Saint procède « du Père et du Fils »[v]. Il n’est pas influencé par Tertullien (qu’il ne connaît pas et ne cite jamais), mais par les expressions que nous venons de citer et qu’il tirait de ses sources grecques habituelles: saint Basile, mais plus encore saint Athanase et Didyme d’Alexandrie. Toutes ces façons de s’exprimer mettaient l’accent sur un rapport qui, bien qu’inexpliqué et mystérieux, liait le Fils et le Saint-Esprit, dans leur origine commune par rapport au Père. Si « par le Fils » veut dire quelque chose, ce « quelque chose » est ce qu’Ambroise (qui ignore, comme tous les latins, la différence subtile entre les verbes grecs « provenir », ekporeuesthai, et « procéder », proienai) a voulu dire en utilisant l’expression « et du Fils ».

Saint Augustin a donné à l’expression « du Père et du Fils » (il n’utilise pas encore l’expression littérale Filioque) la justification théologique qui caractérisera, par la suite, toute la pneumatologie latine. Il utilise des expressions très nuancées et ne situe certainement pas le Père et le Fils sur la même ligne, par rapport à l’Esprit Saint, comme le montre la célèbre affirmation : « L’Esprit Saint procède principalement du Père comme (de Patre principaliter) et, par le don que le Père en fait au Fils, sans aucun intervalle de temps, il procède des deux simultanément »[vi].

Cette conclusion lui paraissait requise par de nombreux passages du Nouveau Testament (« Tout ce que le Père a est à moi », « Il (le Paraclet) prendra de ce qui est à moi »), mais aussi par sa manière de concevoir les rapports trinitaires, qui sont pour lui des rapports fondés sur l’amour. Elle permettait aussi de résoudre une objection restée toujours sans réponse: qu’est-ce que le Père n’avait pas encore entièrement exprimé de lui-même dans la génération du Fils, qui puisse justifier une seconde opération trinitaire ? Qu’est-ce qui distingue la procession de l’Esprit Saint de la génération du Verbe ?

Fulgence de Ruspe, connu pour avoir durci aussi d’autres formules encore fluctuantes de la théologie latine[vii], fut le premier à utiliser l’expression littérale Filioque pour décrire la procession du Saint Esprit à partir « du Père et du Fils ». Il passa sous silence la précision d’Augustin qui consiste à dire que l’Esprit Saint procède « principalement » du Père, préférant au contraire insister sur le fait que, selon lui, le Saint-Esprit « procède du Fils comme (sicut) il procède du Père », « entièrement (totus) du Père et entièrement du Fils », mettant ainsi les deux relations d’origine au même niveau[viii]. Cette version indifférenciée marquera l’entrée de la doctrine de la procession du Saint-Esprit à partir du Père et du Fils dans les définitions de l’Église latine, dès le IIIème concile de Tolède, en 589[ix].

Tant qu’elle resta à ce niveau, la chose ne souleva aucune protestation chez les orientaux. Mais, en l’an 809, à la demande de Charlemagne, un synode eut lieu à Aix-la-Chapelle pour parrainer l’introduction du Filioque dans le symbole de Nicée-Constantinople que l’on commençait, dans certaines églises, à chanter pendant la messe. Plus que par convictions théologiques personnelles, l’empereur avait suivi son désir de donner une justification aussi doctrinale à sa politique d’émancipation de l’empire d’Orient.

A la fin du concile, une délégation de l’empereur se rendit à Rome chez le pape Léon III pour le rallier à sa cause. Néanmoins, bien que partageant pleinement la doctrine du Filioque, le pape trouvait son insertion dans le symbole inopportune et maintint fermement sa décision[x]. En cela il suivait la même ligne de conduite que l’Église grecque qui, comme on l’a vu, apporta d’importants intégrations à l’article sur le Saint Esprit, sans devoir pour autant changer le texte du symbole. Mais face à une nouvelle pression de l’empereur Henri II d’Allemagne, en 1014, le pape Benoît VIII accepta que l’on insère le Filioque dans la récitation liturgique du credo, ce qui suscitera, plus tard, les justes récriminations de l’orient orthodoxe.

Aujourd’hui, dans le climat de dialogue et d’estime réciproque que l’on cherche à établir entre l’Orthodoxie et l’Église catholique, ce problème ne semble plus un obstacle insurmontable à la pleine communion. Certain théologiens orthodoxes de grande envergure sont prêts à reconnaître, sous certaines conditions, la légitimité de la doctrine latine. Voici comment le théologien Jean Zizioulas expose ces conditions:

« La règle d’or doit être l’interprétation que donnait saint Maxime le Confesseur de la pneumatologie latine: en professant la doctrine du Filioque les frères occidentaux n’entendent pas introduire une seconde cause (aition) en Dieu en dehors du Père, d’autre part le rôle intermédiaire du Fils dans l’origine de l’Esprit ne saurait se limiter à la divine économie, mais se réfère aussi à la nature divine. Si l’Orient et l’Occident sont disposés, à notre époque, à faire leurs ces deux éléments de saint Maxime, cela offrirait une base suffisante pour le rapprochement des deux traditions »[xi].

Par ces mots, la position orthodoxe, selon laquelle le Père est l’unique cause « non causée » de la procession du Saint-Esprit, reste inchangée: ce qui n’est pas incompatible avec la position d’Augustin, décrite plus haut ; elle reconnaît, par ailleurs, la validité du point de vue latin d’attribuer au Fils un rôle actif dans la procession éternelle de l’Esprit Saint à partir du Père, tout en ne partageant pas précision des occidentaux « comme d’un seul principe » (tamquam ex uno principio).

Le catéchisme de l’Église catholique parle, à ce propos, d’une « complémentarité légitime qui, si elle n’est pas durcie, n’affecte pas l’identité de la foi dans la réalité du mystère »[xii]. C’est la position que l’on retrouve dans un document du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens de 1995, sollicité par le pape Jean Paul II et accueilli positivement par des hauts représentants de la théologie orthodoxe[xiii]. Dans un geste de réconciliation, Jean Paul II prit l’habitude d’omettre l’ajout du mot Filioque « et du Fils », dans certaines célébrations œcuméniques à Saint-Pierre et ailleurs, où l’on proclamait le credo en latin.

2. Vers une nouvelle synthèse

Comme toujours, le dialogue, quand il est fait dans un esprit de communion, ne se limite pas à aplanir les difficultés du passé, il ouvre de nouvelles perspectives. Dans la pneumatologie actuelle, la grande nouveauté ne consiste en effet pas à trouver enfin un accord sur le Filioque, mais à repartir des Écritures en vue d’une synthèse et d’un éventail de questions plus larges, moins  conditionnés par l’histoire passée.

Cette relecture, commencée depuis quelque temps, a révélé un fait précis: le Saint-Esprit, dans l’histoire du salut, n’est pas seulement envoyé par le Fils, mais aussi sur le Fils; Le Fils n’est pas seulement celui qui donne l’Esprit, mais aussi celui qui le reçoit. Le moment qui marque le passage de l’une à l’autre phase de l’histoire du salut, du Jésus recevant l’Esprit au Jésus envoyant l’Esprit, est constitué par l’événement de la croix[xiv].

Dans le document du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens, que nous venons de citer, nous trouvons un joli texte qui résume toutes ces interventions de l’Esprit « sur » Jésus: à la naissance, à son baptême, s’offrant en sacrifie au Père (Hb 9,14), à sa résurrection[xv]. Ce rapport de réciprocité  dans l’histoire du salut ne peut pas ne pas refléter, de quelque manière, le rapport qui existe au sein même de la Trinité, d’où la conclusion tirée par le même document :

« Le rôle de l’Esprit au plus intime de l’existence humaine du Fils de Dieu découle d’un rapport trinitaire éternel par lequel l’Esprit caractérise dans son mystère de Don d’amour la relation entre le Père comme source d’amour et son Fils bien-aimé.» [xvi].

Mais comment concevoir cette réciprocité dans l’ordre trinitaire ? Cette question ouvre aujourd’hui un nouveau chapitre dans la réflexion théologique sur l’Esprit. La chose encourageante est de voir que des théologiens de toutes les grandes Églises chrétiennes (orthodoxe, catholique, protestante) vont dans le même sens, unis dans un dialogue fraternel et constructif. Un des points fermes d’où partait (et fut conditionnée) la réflexion des Pères, notamment celle d’Augustin, était le manque de réciprocité entre l’Esprit Saint et les deux autres personnes divines. Nous pouvons appeler l’Esprit Saint « Esprit du Père », disaient-ils, mais nous ne pouvons pas appeler le Père « Père de l’Esprit » ; nous pouvons appeler l’Esprit Saint « Esprit du Fils », mais nous ne pouvons pas appeler le Fils « Fils de l’Esprit » [xvii].

Ce point pose une difficulté qu’on tache aujourd’hui de surmonter. C’est vrai, nous ne pouvons pas appeler Dieu « Père de l’Esprit », mais nous pouvons l’appeler « Père dans l’Esprit »; c’est vrai, nous ne pouvons pas appeler le Fils « Fils de l’Esprit », mais nous pouvons l’appeler « Fils dans l’Esprit ». La préposition utilisée dans les Écritures pour parler de l’Esprit Saint n’est pas « de », mais « dans »; le Christ cria Abba sur terre « sous l’action de  l’Esprit »  (cf. Lc 10, 21). Si nous admettons que ce qui se passe dans l’histoire est le reflet de ce qui se passe dans la Trinité, nous devons en conclure que c’est sous l’action de l’Esprit que le Fils prononce son Abba éternel dans la génération par laquelle il procède du Père[xviii]. Le théologien orthodoxe Olivier Clément a anticipé cette conclusion en disant que « le Fils procède du Père dans l’Esprit »[xix].

Cela suffit à montrer toute une nouvelle façon de concevoir les relations trinitaires. Le Verbe et l’Esprit procèdent simultanément du Père. Il faut renoncer à toute idée de précédence entre les deux, non seulement chronologique mais également logique. Comme est unique la nature qui constitue les trois Personnes divines, l’est aussi l’opération qui a sa source dans le Père et qui fait du Père un « Père », du Fils un « Fils » et de l’Esprit un « Esprit ». Le Fils et le Saint-Esprit ne sauraient être vus l’un après l’autre, ou l’un à côté de l’autre, mais « l’un dans l’autre ». Génération et procession ne sont pas « deux actes séparés », mais deux aspects, ou deux résultats, d’un même acte[xx].

Comment concevoir et exprimer cet acte ineffable d’où découle toute la Trinité ? Nous voici confrontés au noyau le plus intime du mystère trinitaire qui dépasse le cadre du concept et de l’analogie humaine. A cet égard, je trouve intéressante l’explication du théologien orthodoxe Olivier Clément qui parle d’une « onction éternelle » du Fils par le Père à travers l’Esprit[xxi]. Cette intuition trouve un solide fondement patristique dans la formule « oignant, oint, onguent » utilisée dans la plus ancienne théologie des Pères. Saint Irénée avait écrit:

« Dans le nom de "Christ" est sous entendu Celui qui a oint, Celui qui a été oint, et l’Onction même dont il a été  oint; celui qui a oint, c’est  le  Père, celui qui a été oint, c’est le  Fils, et il l’a été dans l’Esprit qui est l’Onction » [xxii].

Saint Basile reprit à la lettre cette affirmation, répétée à son tour par saint Ambroise[xxiii]. A l’origine, celle-ci se référait directement à l’onction historique de Jésus lors de son baptême dans le Jourdain. Puis tard, on vit que cette onction comme déjà réalisée au moment de l’incarnation[xxiv]. D’autres Pères commencèrent à remonter encore plus en arrière dans le temps. Justin, Irénée, Origène, avaient parlé d’une « onction cosmique » du Verbe, c’est-à-dire d’une onction que le Père confère au Verbe au moment de la création du monde, dans le sens que « le Père a oint et fait par lui toute chose »[xxv].

Eusèbe de Césarée va encore plus loin en parlant d’onction au moment même de la génération du Verbe: « L’onction caractérise la génération du Verbe ; par elle, l’Esprit du Père passe dans le Fils, comme un parfum d’agréable odeur »[xxvi]. Plus influente est l’opinion de saint Grégoire de Nysse qui consacre tout un chapitre à l’onction du Verbe par l’Esprit Saint, dans sa génération éternelle par le Père. Il part du présupposé que le titre « Christ », Oint, appartient au Fils depuis toujours:

« L’huile de joie représente la force de l’Esprit Saint, avec laquelle Dieu reçoit l’onction de Dieu, c’est-à-dire le Fils unique du Père... Tout comme le juste qui ne peut pas être à la fois juste et injuste, celui qui a reçu l’onction ne peut pas ne pas avoir été oint. Celui qui n’est jamais sans onction, l’a certainement depuis toujours. Et tout le monde doit admettre que le Père est celui qui oint et l’Esprit Saint l’onguent »[xxvii].

L’image de l’onction (car c’est toujours d’une image qu’il s’agit) ajoute quelque chose de nouveau qui n’apparaît pas dans celle, plus courante, de l’inspiration. En Occident, on a l’habitude de dire que l’Esprit doit son nom au fait qu’il est inspiré et qu’il inspire. Sous cet angle, l’Esprit Saint exerce un rôle « actif » uniquement en dehors de la Trinité, dans la mesure où il inspire les Écritures, les prophètes, les saints etc., alors que dans la Trinité il n’aurait que la qualité passive d’être inspiré par le Père et par le Fils.

Cette absence d’un rôle actif de l’Esprit à l’intérieur de la Trinité, qu’on considère comme la plus grave lacune de la pneumologie traditionnelle, de cette façon elle est surmontée. En effet, si on reconnaît au Fils un rôle actif par rapport à l’Esprit, exprimé dans l’image de l’inspiration, on reconnaît aussi un rôle actif à l’Esprit Saint par rapport au Fils, exprimé dans l’image de l’onction. On ne peut pas dire du Verbe qu’il est « le Fils du Saint-Esprit », mais on peut dire qu’il est «l’Oint de l’Esprit ».

3. L’Esprit de vérité et l’Esprit de charité

Repartir des Écritures permet de constater, par ailleurs, la complémentarité des deux pneumatologies, orientale et occidentale. Il a été observé, dans le cadre du Nouveau Testament, que Jean insiste davantage sur « l’Esprit de vérité » et Paul sur l’« Esprit de charité »[xxviii]. L’« Esprit de vérité », dans le quatrième Évangile, est comme un autre nom du Paraclet (Jn 14, 16-17); les adorateurs du Père doivent l’adorer « en esprit et en vérité » ; il conduit « à la vérité tout entière »; son onction « donne la science et enseigne toutes choses » (1 Jn 2, 20.27). Pour Paul, au contraire, l’Esprit a pour effet principal d’« infuser l’amour » dans les cœurs; les fruits de l’Esprit sont « l’amour, la joie, et la paix » (Gal 5, 21); l’amour constitue « la loi de l’Esprit » (Rm 8, 2), l’amour est « le chemin par excellence », le don de l’Esprit Saint, le plus grand de tous les dons (cf. 1 Cor 12,31).

Comme cela est arrivé pour la doctrine sur le Christ, cette différence dans la manière de mettre en évidence l’Esprit Saint se maintient dans la tradition et, encore une fois, l’Orient reflète davantage la vision de Jean et l’Occident celle de Paul. La pneumatologie orthodoxe a donné plus de relief à l’Esprit lumière, et la pneumatologie latine à l’Esprit amour. Cette différence est en tout cas très nette dans les deux ouvrages qui ont le plus influencé le développement des théologies respectives sur l’Esprit Saint. Dans le traité Sur l’Esprit Saint de saint Basile, le thème de l’Esprit amour ne joue aucun rôle, alors que celui de l’Esprit «  lumière intelligible »[xxix] en joue un qui est central; dans le traité Sur la Trinité de saint Augustin, le thème de l’Esprit lumière ne joue aucun rôle, alors que nous savons que celui de l’Esprit comme amour en joue un, et il est central.

La lumière, avec tous les phénomènes qui généralement l’accompagnent (transfiguration de la personne et sa complète immersion intérieure et extérieure dans la lumière) est l’élément le plus constant chez les orientaux, dans la mystique de l’Esprit Saint. « Viens, lumière véritable! », ainsi commence une prière à l’Esprit Saint écrite par saint Syméon le Nouveau Théologien.[xxx] La fameuse « lumière taborique » aussi, si présente dans la spiritualité et dans l’iconographie orientale, est intimement liée à l’Esprit Saint[xxxi]. Un texte orthodoxe dit que le jour de la Pentecôte, « grâce à l’Esprit Saint, le monde entier reçut un baptême de lumière»[xxxii].

Je conclus par une pensée de saint Augustin sur l’Esprit amour qui, appliqué dans les relations entres les différentes Églises, ferait faire un pas en avant décisif vers l’unité des chrétiens. Saint Augustin fait cette réflexion en commentant la doctrine de saint Paul dans 1 Corinthiens 12 sur les charismes. En entendant citer tous ces merveilleux charismes (prophétie, sagesse, discernement, guérisons, langues), quelqu’un pourrait s’attrister et se sentir exclu, pensant que lui ne possède rien de tout cela. Mais attention, poursuit le saint,

        « Si tu aimes l’Église, il est sûr que tu n’en es pas absolument dépourvu; car si tu tiens de cœur à l’ensemble de l’Église, tu partages avec ceux qui les possèdent les dons de l’Esprit de Dieu. Si tu n’est pas envieux, tout ce que je possède t’appartient et si je banni moi-même l’envie, tout ce que tu possèdes est à moi. L’envie produit la séparation; l’union, tel est l’effet de la charité. Dans le corps humain, l’œil seul a le privilège de la vue; mais est-ce pour lui seul qu’il en jouit ? Il le possède pour la main, pour le pied, pour tous les autres membres..., la main est le seul de tous les membres pour travailler; mais travaille-t-elle pour elle seule ? Elle le fait aussi pour l’œil. Ainsi, qu’on vienne à vouloir frapper, non pas la main, mais le visage, celle-ci dit-elle : Je ne me remue point, puisque ce n’est pas moi qu’on veut blesser ? » [xxxiii].

Voici révélé pourquoi la charité est « le chemin par excellence » (1 Co 12, 31): elle me fait aimer le corps du Christ, ou la communauté dans laquelle je vis, et dans l’unité tous les charismes, sans exceptions, « m’appartiennent ». La charité multiplie vraiment les charismes : elle fait du charisme d’un seul un charisme pour tous. Il suffit de ne pas faire de soi-même, mais du Christ, le centre d’intérêt ; de ne pas vouloir « vivre pour soi-même, mais pour le Seigneur », comme dit l’apôtre Paul (Rm 14, 7-8).

          Appliqué aux relations entre les deux Églises, orientale et occidentale, ce principe amène à regarder ce que chacune a de diffèrent par rapport à l’autre, non pas comme une erreur ou une menace, mais comme une richesse et à s’en réjouir. Appliqué à nos relations quotidiennes, au sein de notre Église ou dans nos communautés de vie, ce principe aide à surmonter les sentiments naturels de frustration, de rivalité et de jalousie. « Heureux le serviteur qui ne se glorifie pas plus du bien que le Seigneur dit et opère par lui, que du bien que le Seigneur dit et opère par un autre », écrit saint François d’Assise[xxxiv]. L’Esprit Saint nous aide à prendre ce chemin, un chemin exigeant mais auquel sont promis les fruits de l’esprit : amour, joie et paix.

 

[i] DS, 150.

[ii] Grégoire de Nazianze, Discours, XXXI, 10 (PG 36, 144).

[iii]  In A. Hänggi - I. Pahl, Prex Eucharistica, Fribourg, Suisse, 1968, p. 250.

[iv]  Cf. Athanase, Lettres à Sérapion I, 24 (PG 26, 585s.); Cyrille d’Alexandrie, Commentaire à Jean, XI, 10 (PG 74, 541C); S. Jean Damascène, Sur la foi orthodoxe, I,13 (PG 94, 856B). 

[v]  Ambroise, Sur le Saint-Esprit, I, 120 (“Spiritus quoque Sanctus, cum procedit a Patre et a Filio, non separatur”).

[vi] Augustin, La Trinité, XV, 26,47.

[vii] Fulgence de Ruspe, Epitres, 14, 21 (CC 91, p. 411); De fide, 6.54 (CC 91A, pp.716.747) (“Spiritus Sanctus essentialiter de Patre Filioque procedit”); Liber de Trinitate, passim (CC  91A, pp. 633 ss).

[viii] Epitres, 14, 28 (CC 91, p.420).

[ix] DS, 470. Dans le symbole du premier concile de Tolède en 400 (DS, 188), Filioque est un ajout successif.

[x] Cf. Monumenta Germaniae Historica. Concilia, t.II, p.II, 1906, pp. 235-244, e in PL 102, 971-976.

[xi] J. D.  Zizioulas, The Teaching of the 2nd Ecumenical Council on the Holy Spirit in historical and ecumenical perspective, in “Credo in Spiritum Sanctum”, vol. I, Librairie éditrice du Vatican 1983, p. 54.

[xii] CCC, nr. 248).

[xiii] Cf. Les traditions Grecque et Latine concernant la procession du Saint-Esprit, in “Service d’Information du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens”, n. 89, 1995, pp. 87-91.

[xiv] Cf. Jean Paul II, Enc. Dominum et vivificantem, 13.24. 41;  Moltmann, Lo Spirito della vita, Queriniana, Brescia 1994, pp. 85 ss.

[xv] Les traditions..., cit., p.90.

[xvi] Les traditions..., cit., p. 90-91.

[xvii] Augustin, La Trinité, V,12,13.

[xviii] Cf. T. G. Weinandy, The Father’s Spirit of Sonship. Reconceiving the Trinity, Edinburgh 1995.

[xix] O. Clément, Les mystiques chrétiens des origines, Paris 1982 .

[xx] Cf. Moltmann, op. cit., p. 90; Weinandy, op. cit., pp. 53-85.

[xxi] Cf. O. Clément, op. cit.

[xxii] Irénée, Contre les hérésies,III, 18,3.

[xxiii] Basile, Sur le Saint-Esprit, XII, 28 (PG 32, 116C);  Ambrogio, Sur le Saint Esprit, I,3,44.

[xxiv] Grégoire de Nazianze, Discours,  XXX, 2 (PG 36, 105B).

[xxv] Irénée, Démonstration de la prédication apostolique, 53 (SCh 62, p. 114); cf. A. Orbe, La Unción del Verbo  (Analecta Gregoriana, vol. 113), Roma 1961, pp. 501-568.

[xxvi] Orbe, op.cit., p. 578.

[xxvii] Grégoire de Nysse, Contre Apollinaire, 52 (PG 45, 1249 s.).

[xxviii] Cf. E. Cothenet, Saint-Esprit, DBSuppl, fasc. 60, 1986, col. 377.

 [xxix] Basile, Sur le Saint-Esprit, IX,22-23 (PG 32, 108 s.); XVI,38 (PG 32, 137).

 [xxx] Syméon le Nouveau Théologien, Prière mystique (SCh 156, p.150).

[xxxi] Grégoire Palamas, Homélie I sur la Transfiguration (PG 151, 433B-C).

[xxxii] Synaxaire de Pentecôte,  in Pentecostaire, Diaconies apostoliques, Parma 1994, p.407.

[xxxiii]Augustin, Traités sur Jean, 32,8.

[xxxiv]François d’Assise, Les Admonitions XVII (FF, 166).

 








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