2015-02-28 12:50:00

« Le fondement de l'économie politique vient de théologiens du Moyen-Âge »


(RV) Entretien - Pierre de Lauzun est le lauréat 2015 du Prix international « Economie et Société » de Centesimus Annus - Pro Pontifice. Cette Fondation vaticane, créée par Jean-Paul II en 1993, a pour but de promouvoir la diffusion de la doctrine sociale de l’Eglise. Elle a récompensé un Français pour son ouvrage Finance. un regard chrétien. De la banque médiévale à la mondialisation financière (Embrasure, 2012).

Les travaux de l'économiste, délégué général de l’Association française des Marchés financiersont été présentés jeudi matin au Vatican. Le Français se dit heureux à titre personnel d'avoir reçu ce prix, mais pas seulement. Antonino Galofaro a recueilli sa réaction.

Comment interprétez-vous ce prix ?
Ca montre l’intérêt porté au sujet. Or, le sujet de la finance est un sujet à la fois très important pour la vie collective mais sur lequel l’Église a moins élaboré que sur d’autres sujets. Il était donc très important que ce sujet soit mis au centre de la réflexion collective. Je pense que c’est un sujet qu’il faudra beaucoup plus élaborer à l’avenir dans ce cadre-là. Alors, ce qui est évidemment un troisième facteur de joie, c’est le fait qu’on prend le sujet de quelqu’un qui, certes a des activités de recherche intellectuelle par ailleurs, mais qui est dans le métier. Cette attention est quelque chose de notable et je l'ai beaucoup appréciée.

Dans le titre de votre livre, il y a les mots « finance » et « chrétien » accolés ensemble. Cela veut dire que jusqu’à aujourd’hui, les deux étaient un peu en opposition ? On ne pouvait pas concilier les valeurs chrétiennes avec la finance ? C’est ce que vous observiez dans votre domaine avec vos confrères-collègues ?
Il faut voir que dans nos sociétés, l’introduction d’un regard chrétien, d’une préoccupation chrétienne ne va plus beaucoup de soi dans la plupart des métiers. Dans les métiers financiers, c’est peut-être plus marqué que dans d’autres parce qu’évidemment, le critère financier, le critère de l’argent tend à dominer exclusivement. Il est clair que c’est une surprise pour beaucoup de gens, le fait de mettre les deux ensembles et de réfléchir à la manière dont le regard chrétien peut précisément éclairer sur la finance. Alors, c’est plus facile probablement maintenant, paradoxalement, depuis la crise parce que la crise a mis en évidence que le système ne marchait pas tout seul, pouvait faire d’assez grosses bêtises et que dans ces bêtises, il n’y a pas que des problèmes techniques. Il y a manifestement aussi des problèmes éthiques ou moraux et à partir du moment où on parle d’une éthique ou d’une morale, il est évident qu’un regard chrétien trouve toute sa place.

L’apport chrétien dans la finance, comme le répète le Pape, c’est mettre au premier plan la vie humaine. Comment expliquez-vous que le Pape, et vous-même, deviez rappeler que ces valeurs peuvent aller de pair avec la finance ?
Parce que la logique, évidemment, des manuels de finance - mais je dirais même des manuels d’économie et du comportement économique en général nos sociétés - commencent à dire : « je prends les préférences des gens et je cherche à partir de là comment va fonctionner le marché, les entreprises et le rapport entre eux ». On cherche à mesurer ce que cela fait économiquement. L’économie a donc tendu à se construire de plus en plus depuis deux siècles dans une optique qui se veut scientifique et elle comprend « scientifique » comme voulant dire « je ne regarde pas la finalité, les exigences morales. Je ne dis pas que ça n’existe pas mais c’est la responsabilité des gens à titre personnel. Ça ne fait pas partie de la réflexion sur la science économique elle-même ». Or, ce n’était pas vrai autrefois. C’est-à-dire qu’encore, Adam Smith a écrit son livre où il explique que la morale n’est pas décisive et que le boulanger vend son pain pour faire de l’argent et non pas pour faire plaisir. Mais il avait écrit un premier livre qui, au contraire, était sur des questions de morale. Avant Adam Smith, depuis le Moyen-âge, il y a eu une énorme réflexion chrétienne, notamment catholique, sur la question économique mais il l’a entièrement conçue comme une partie de la morale. C’est-à-dire non pas pour parachuter les règles morales mais parce que tout simplement, si on réfléchit sur une activité humaine, il faut voir à quoi elle sert, pourquoi on l’a fait, etc. Ce qui veut dire : qu’est-ce qui est bien de faire et qu’est-ce qui n’est pas bien de faire ? Quand on y réfléchit, au fond, c’est assez logique, mais c’est vrai que le système de réflexion, en matière économique, s'est basé sur l’exclusion de la partie morale considérée comme étant un autre sujet. En matière financière, c’est encore plus marqué puisqu’évidemment, le critère de l’argent est plus immédiat : dans la finance, l’argent est la matière première. Vous arrivez à ce résultat, par exemple, quand il y a eu tout un raisonnement sur le fonctionnement des entreprises et les marchés qui consistait à mettre en avant essentiellement ce qu’on appelle en anglais la « shareholder value », c’est-à-dire la valeur pour les actionnaires. Mais quand on dit « valeur », c’est le résultat financier et pas les valeurs générales (parce qu’après tout, la valeur c’est le terme plus général). Mais non, c’est ce que l’actionnaire en tire. Point à la ligne. Ce qui a sa place, bien sûr, mais c’est une place parmi d’autres. C’est-à-dire que, non seulement il n’y a pas que le point de vue de l’actionnaire, il y a d’autres parties prenantes dans une entreprise, mais bien entendu, même l’actionnaire ne peut pas se limiter aux résultats financiers qu’il tire de ses actions. C’est une appréciation extraordinairement réductrice.

Pour terminer, je voulais revenir sur l’aspect historique. Dans votre livre, vous partez aussi de la banque médiévale. Vous parlez des Saintes Écritures, des Pères de l’Église. Comment le regard chrétien a-t-il évolué sur ces finances à travers le monde jusqu’à aujourd’hui, et cette globalisation de l’indifférence que dénonce le Pape ?
Je ne sais pas s’il a tellement évolué. Je pense qu’il s'est énormément développé. Je pars tout simplement des Évangiles. Les Évangiles sont quand même tout à fait extraordinaires dans le fait que c’est le seul grand écrit religieux qui utilise en permanence des exemples tirés de l’économie, voire de la finance. Je parle de la parabole des talents et un certain nombre d’autres. Il y a donc un regard chrétien sur l’économie dès les Évangiles. Ça, c’est tout à fait caractéristique. Dans ce regard, il y a clairement un degré qui est de regard immédiat sur la manière dont ça se passe, et un deuxième regard qui est de dire : « mais dépassons ce point de vue en ayant la perspective, effectivement, de la vie éternelle et de la loi d’amour qui le sous-tend ». C’est cela qui s’est développé. Au Moyen-âge, ils ont énormément développé leur réflexion sur la réalité économique. On peut dire que le fondement de l’économie politique, c’est une réflexion de théologiens médiévaux au départ. Là où il y a eu un changement, on le recycle toujours, c’est sur le prêt à intérêts, l’usure, qui était vu de façon très négative et un peu abrupte à l’époque. L'usure, à l’époque, c’était utiliser la faiblesse d’un pauvre qui avait besoin d’argent pour survivre. Il est donc assez normal d’interdire le prêt à intérêts et d’autre part, on a toujours privilégié l’investissement en capital ou en fonds propres. Parce que si vous investissez en fonds propres chez un entrepreneur, vous prenez le risque avec lui, vous êtes solidaire avec lui. Il y a un risque en face du profit que vous pouvez faire. Si vous prêtez, vous comptez que vous pouvez aller au tribunal pour redemander votre argent. Donc il n’y a pas la même attitude. Mais comme vous voyez, il y a toute une élaboration sur ce sujet-là qui est, toujours aujourd'hui, extrêmement intéressante. 








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