(RV) Entretien - Parmi le flot ininterrompu de clandestins tentant d’arriver
sur le sol européen, figure souvent un nombre important d’Erythréens. Ces migrants
fuient avant tout leur pays, un Etat mal connu de la Corne de l’Afrique en proie à
une dictature militaire depuis 1991. Le régime du président Issayas Afeworki est si
totalitaire que certains parlent de « Corée du Nord africaine ».
Pour tenter
de mieux comprendre ce qui pousse ces Erythréens à mettre leur vie en danger pour
s’exiler à l’étranger, Jean-Baptiste Cocagne a interrogé Léonard Vincent, journaliste
et auteur de « Les Erythréens » (Editions Payot et Rivages, 2012). Pendant trois
ans, il a rencontré des Erythréens qui ont réussi à passer la frontière et a recueilli
leurs témoignages pour dessiner la réalité d’un pays inaccessible aux étrangers
Le pouvoir
érythréen considère que le peuple érythréen est son armée. Issayas Afeworki, le président
a fait ses classes en Chine durant la révolution culturelle dans les années ’60. C’est
un maoïste assumé. C’est un homme qui n’a l’air de rien, une dictature brutale mais
extrêmement discrète et la gestion du gouvernement se déroule exactement comme les
mafias siciliennes, c’est-à-dire sans écrits, uniquement avec des ordres oraux. Dans
le partage du pouvoir parfois mystérieux, les décisions arbitraires sont prises uniquement
par le chef. Les opérations de police, le secret, les règlements de compte et le système
mafieux existaient déjà pendant la guérilla. Ca n’empêche pas que le mouvement guérillero-érythréen
est particulièrement héroïque. Il a combattu pendant près de trente ans contre l’occupation
éthiopienne, contre une armée qui était la première armée d’Afrique. Cette guérilla
n’était soutenue par quasiment personne. Tout a commencé là. Envers et contre tout,
Issayas Afeworki et ses amis ont mené une guérilla que tout le monde estimait perdue.
Ils étaient seuls et mal armés. Ils ont du s’organiser et organiser une Érythrée parallèle
dans les territoires qui étaient libérés par la guérilla. Ca a été extrêmement éprouvant,
extrêmement dur et extrêmement héroïque. L’endurcissement du régime date de cette
époque-là, ainsi que leur conscience et leur mégalomanie d’une certaine manière car
ils considèrent qu’ils incarnent la nation et la nation héroïque et que le meilleur
du peuple érythréen, ce sont eux. Et depuis 2001, on assiste à la lente dégradation
et à l’isolation d’un régime de plus en plus paranoïaque et de plus en plus brutal
envers les siens et envers ses voisins qui se recroquevillent sur l’idée qu’ils mènent
encore une fois une nouvelle guerre de libération contre les puissances occultes et
prédatrices avec l’Éthiopie et les États-Unis, la CIA et que sais-je encore.
Parmi
les drames de la migration, à Lampedusa, il y a souvent des érythréens. Qu’est-ce
qui poussent véritablement ces gens à quitter leur pays pour parfois trouver la mort
dans le désert ou en mer Méditerranée ? Les Érythréens fuient évidemment
la dictature érythréenne et l’extrême dureté des conditions de vie là-bas. C’est un
pays qui est frappé par des sanctions internationales dont l’économie s’effrite, s’effondre.
Il y a de graves pénuries mais au-delà de tout cela, il y a le système a été mis en
place et réactivé depuis une dizaine d’années par Issayas Afeworki et son gouvernement
et qui est un système de service national obligatoire pour tous les Érythréens à partir
de l’âge de 17 ans, sans démobilisation et avec du travail forcé tout au long de leur
vie. Ça veut dire qu’ils confisquent le destin des jeunes érythréens dès l’instant
où ils ont fini leurs études secondaires. Ils sont à la disposition de l’armée, ils
sont des soldats. Dans les casernes, autant vous dire que les conditions de vie sont
extrêmement éprouvantes avec des sévices réguliers, de la torture, des incarcérations
arbitraires, parfois des morts sous la torture pour des jeunes enfants qui n’ont rien
demandé, qui ont juste demandé à vivre correctement ou normalement. Une fois qu’ils
ont fait 18 mois de classes dans des camps pénitentiaires assez brutaux à la frontière
du Soudan, notamment la grande cité militaire de Sawa, ils sont à la disposition du
ministère de la défense. C’est-à-dire qu’on ne peut pas choisir son métier. Même si
on n’est pas obligé de porter l’uniforme, on est envoyé aux grés des envies et des
caprices de ses officiers : construire une route, travailler pour les grandes industries
et les grands chantiers du président quasiment sans salaire ou pour un salaire de
misère quand ils sont payés avec uniquement une dizaine de jours de permission par
an. On est l’esclave de la nation. Aujourd’hui, la plupart des jeunes érythréens vivent
cette expérience, cette situation imposée comme une punition et la confiscation de
leur vie. Même l’ONU comptabilise entre 3.000 et 4.000 passages clandestins de la
frontière par mois entre l’Éthiopie et le Soudan. Ca veut dire que tous les mois,
3.000 à 4.000 jeunes érythréens décident qu’ils préfèrent fuir le pays à pied, prendre
les risques que l’on sait et vivre un autre calvaire plutôt que de rester un esclave,
un petit pion docile dans un régime paranoïaque et extrêmement brutal. Et
après la fuite considérée comme une désertion militaire… Il y a ceux qui restent
dans les camps au Soudan et en Éthiopie dans des conditions de pauvreté terrible,
sans beaucoup d’éducation, sans beaucoup de débouchés pour l’avenir. Et puis il y
a ceux qui prennent leur courage à deux mains et qui traversent pour essayer de rejoindre
soit l’Europe, soit Israël. Comme ils disent eux-mêmes quand on les rencontre sur
la route, ils cherchent la première démocratie sur le chemin, c’est-à-dire qu’ils
veulent fuir l’Afrique et les démons africains qui les poursuivent et la brutalité
de la vie, soit dans les camps, soit dans les dictatures, soit sur les routes, soit
à la merci des mafias et des trafiquants qui sont souvent des personnalités extrêmement
racistes, brutales et cupides. Donc, ils prennent la route et soit, ils vont tenter
leur chance vers Israël ou alors, ils vont en Lybie où là, ils sont exploités par
la bourgeoisie libyenne qui les utilisent comme femmes de ménage, comme esclaves,
le temps qu’ils puisent payer leur passage sur un bateau. Avec un peu de chance, un
bateau qui va les emmener jusqu’aux rivages européens et avec beaucoup moins de chances,
dans le fond de la mer Méditerranée.
Aujourd’hui, la quasi-totalité de
l’économie érythréenne est du travail forcé ? Oui, l’essentiel de la main
d’œuvre, en tout cas en Érythrée, ce sont évidemment les conscrits du service national.
Pour la plupart, ce sont eux qui font tourner l’économie. Il n’y a quasiment pas d’économie
privée en Érythrée. La plupart des grosses compagnies de construction, BTP ou autres,
ce sont des compagnies qui sont non seulement publiques mais en plus, dirigées par
des proches des généraux qui dirigent le pays ou d’Issayas Afeworki, le président
et son entourage. Donc, tout est parfaitement contrôlé, tenu, surveillé. La police
est omniprésente, les mouchards sont partout. Et pour les dissidents ou ceux qui
s’écartent un peu de la ligne du parti, il y a un système pénitentiaire absolument
terrifiant d’environ 314 centres de détention plus ou moins secrets qui sont gérés
par l’armée. Ce sont des centres de détention sans cours, sans tribunaux, sans avocats,
sans visites de la famille. On vous jette dans les oubliettes avec d’autres et puis,
vous sortez quand vous sortez, si vous sortez. La plupart des réformistes et des journalistes
incarcérés en 2001 ont disparus. On ne sait pas s’ils sont en prison ou s’ils sont
enterrés quelque part dans un trou de poussière dans les montagnes. Beaucoup d’Érythréens
tombent dans ces oubliettes. Ils souffrent atrocement de voir des membres de leurs
familles disparaître du jour au lendemain, simplement parce qu’ils n’avaient pas leurs
papiers ou qu’ils ont dit un mot de travers devant un mouchard. Donc, voilà, la fuite
est la seule solution un peu réaliste. Et puis effectivement, l’économie érythréenne
comme la société érythréenne d’une manière générale est embrigadée comme l’était le
Cambodge des Khmers rouges, comme a été aussi à un moment le Nord Vietnam dirigé par
Ho-Chi-Minh. Tout ça, c’est la même école qui considère que la nation est en arme
de manière perpétuelle et que la nation en arme, c’est l’embrigadement de la nation.
Et malgré cet embrigadement, comment certaines personnes parviennent-elles
à s’enfuir ? De manière très rudimentaire, c’est-à-dire qu’il y a des passeurs.
Alors, il y a deux solutions. Soit vous tombez sur un officier de l’armée corrompu
qui vous fait passer dans le coffre de sa voiture contre 3.000 ou 5.000 dollars. C’est
une somme considérable car le salaire moyen en Érythrée doit avoisiner environ 50
dollars. Contre plusieurs milliers de dollars, vous pouvez passer avec la complicité
des officiers de l’armée qui s’engraissent et qui participent à un circuit de financement
au culte du régime puisqu’une enquête de l’ONU a révélé que le général Manjus qui
est toujours le commandant des gardes-frontières est non seulement un trafiquant d’armes
connu sur le marché international mais également le bénéficiaire d’une partie des
commissions des trafiquants d’êtres humains.
Ou alors, il y a la méthode rudimentaire
de trouver quelqu’un, un passeur qui connait les routes et vous traversez à pied.Ca
va entre trois jours et une dizaine de jours de trek à travers les djebels ou les
canyons de l’Éthiopie ou à travers le désert étouffant et glacial la nuit vers le
Soudan. Vous passez à pied, en évitant les patrouilles qui ont ordre de tirer à vue.
Et si vous vous faites attrapés, évidemment, vous êtes envoyé immédiatement dans l’un
des centres pénitentiaires dont vous ne sortez qu’après plusieurs années de sévices,
tortures et travaux forcés. De toute façon, les Érythréens sont prêts à payer le prix
de cette odyssée terrifiante parce que rester en Érythrée signifie abdiquer sa vie,
abandonner toute liberté et toute maîtrise de son destin.
Est-ce que le
régime érythréen utilise les drames de la migration comme Lampedusa par exemple pour
tenter de décourager les candidats au départ dans une forme de propagande ? Alors,
le régime érythréen a commencé par masquer toute la question de la migration massive
des jeunes et depuis quelques années, le président, dans chaque interview, dit que
la fuite vers l’étranger est une stratégie politique de la CIA ou des États-Unis ou
de forces occultes encore plus mystérieuses pour vider l’Érythrée de sa jeunesse.
C’est un acte de guerre qui est organisé depuis l’étranger et qu’en gros, ceux qui
fuient sont des traîtres ou des naïfs, des petits pions de l’impérialisme américain.
Issayas Afeworki et ses amis sont convaincus que c’est bien le cas. Ils accusent les
ONG, les militants des associations d’aide aux migrants ou les journalistes comme
moi, par exemple, d’être des agents de la CIA simplement parce que quand les Érythréens
fuient, on leur apporte du secours. Donc, toute leur politique est axée sur la lutte
contre le complot, la conspiration intérieure qui voudrait détruire la jeune et courageuse
Érythrée qui lutte pour sa libération.
L’Erythrée célébrait le 28 mai
dernier l’anniversaire de son indépendance. A cette occasion, l’Eglise a décidé de
monter au créneau. Dans une lettre pastorale de 36 pages, les évêques dressent la
liste des graves problèmes que doivent affronter les Erythréens : la désagrégation
des familles, dont les membres sont dispersés à cause du service militaire ou parce
qu’ils sont incarcérés ou encore parce qu’ils se trouvent dans des centres de rééducation
; une économie en ruine ; un système éducatif de mauvaise qualité ; l’arbitraire de
la loi ; un manque de perspectives. « Tout cela crée un pays désolé » et pousse les
jeunes à fuir dénoncent les évêques.
Photo : réfugiés érythréens, dans
une rue de Sanaa, au Yémen, le 3 mai 2014