Protection de la vie : « plus on parle de dignité moins on la respecte »
(RV) Entretien - Les évêques suisses s'inquiètent pour la protection de la
vie. Ils l’ont fait savoir lors de leur 304ème assemblée ordinaire du 2 au 4 juin
à l’Abbaye bénédictine d’Einsiedeln. Pendant leur assemblée sont tombées les décisions
du Conseil national sur les conditions pour l’autorisation du diagnostic préimplantatoire
dans le pays. Juste avant, le Conseil des États s’était penché sur les modifications
concernant la Constitution fédérale et la loi fédérale sur la procréation médicalement
assistée.
Les évêques se sont dits convaincus que, dans ce cas, la médecine
et la politique ne vont pas dans le sens du progrès. Et pour François-Xavier
Putallaz, professeur à l'université de Fribourg, membre de la Commission « Bioéthique
» de la Conférence des évêques suisses, on assiste à un phénomène paradoxal en
Suisse, comme dans d’autres pays en Europe :
Pourquoi
les évêques sont-ils inquiets ? D’un côté, on proclame la dignité humaine qui
est présentée et proclamée à tout bout de champs et de l'autre on assiste sur le terrain
et dans les législations à un phénomène d’érosion. Autrement dit, plus on parle de
dignité, finalement moins on la respecte dans les faits. Et cette dignité humaine
en Suisse, porte sur deux éléments ou deux pratiques inquiétantes. D’une part, la
fin de vie avec le phénomène de l’aide au suicide et d’autre part, les discussions
actuelles et l’ouverture au diagnostic préimplantatoire. On n’est plus en train
de parler de procréation médicalement assistée mais vraiment d’un tri, d’une sélection
et donc d’une affirmation que certains s’arrogent le droit de prétendre que certaines
vies valent la peine d’être vécues et que d’autres ne valent pas la peine d’être vécues.
Lutter contre une maladie en supprimant le porteur de la maladie peut être considéré
comme un progrès, d’où l’inquiétude des évêques suisses.
Quelles sont les
particularités de la Suisse ? Le problème qui se pose pour la fin de vie,
c’est qu’on assiste à une pente glissante, c’est-à-dire que les indications qui sont
utilisées par les associations d’aide au suicide, qui sont nombreuses en Suisse, s’élargissent
de plus en plus. Au début, c’était pour des malades en fin de vie qui avaient par
exemple un cancer en phase terminale. Ensuite, c’était pour des malades chroniques
dont les souffrances sont lourdes. Maintenant, ce sont pour des gens qui ont des polypathologies
et puis pour des personnes âgées, fatiguées de vivre, etc. Donc on voit que l’élargissement
des indications conduit sur ce qu’on appelle une pente glissante. Et l’idéologie,
c’est qu’on ne respecte pas la dignité humaine alors que toutes les associations
s’appellent « Dignitas », « Aide pour le droit de mourir dans la dignité ». On respecte
beaucoup moins la dignité objective de la vie humaine que l’individu, la liberté individuelle
qui s’autoproclame souveraine. Et cela, c’est l’une des raisons pour lesquelles les
évêques ont une inquiétude.
Par rapport à la protection de la vie, quelle
est l’attitude des autorités ? L’attitude des autorités est extrêmement prudente,
c’est-à-dire qu’ils pensent qu’il ne faut pas légiférer en la matière ou ajouter des
lois. Pourquoi ? Parce que plus on légifère, plus on cautionne. L’arsenal juridique
suisse est déjà largement équipé si on voulait éviter les abus. Mais encore faut-il
la volonté d’appliquer ces lois. Hors la situation, il ne faut pas s’en cacher, empire
dans un contexte démographique de vieillissement de la population et d’autre part,
dans l’augmentation des coûts pour la vie ou les derniers mois, les dernières années
de la vie des gens. Donc, il ne faut pas négliger tout l’aspect économique qu’il y
a derrière le discours qui la bouche en cœur vient dire « il faut respecter l’individualité.
La vie ne vaut pas la peine d’être vécue pour certaines personnes ».
Avez-vous
l’impression que les évêques suisses sont entendus sur ces questions ? Absolument
pas ! Parce que dans nos sociétés, dès qu'une autorité religieuse se prononce et en
particulier les évêques, la population a l’impression que c’est une position confessionnelle. Bien
sûr, c’est une position catholique mais elle est de surcroît humaniste et c’est cet
aspect de rejaillissement de la foi, de la grâce dans la vie de tous les jours qui
est difficilement reçu dans nos sociétés. On assiste à une montée de ce qu’on
appelle un eugénisme libéral, non plus l’eugénisme racial, où finalement ce sont les
préférences individuelles qui deviennent le critère. Et souvent, ces préférences individuelles
sont guidées par les lois du marché. Alors, c’est difficile mais ce sera toujours
ainsi. La voix de l'Évangile doit être dite à temps et à contretemps parce que l’Église,
c’est l’Évangile qui continue.
Vous parlez de l’émergence d’un eugénisme
libéral. Qu’en est-il au niveau européen ? Le mouvement est le même. Simplement,
par exemple pour l’aide au suicide, la Suisse a un cran d’avance (je ne dis pas de
progrès mais d’avance) et le problème est le suivant : il est possible que des pays
environnants se greffent sur la pratique de la Suisse. En revanche pour le diagnostic
préimplantatoire, c’est l’inverse. Plusieurs pays comme l’Espagne, la Belgique autorisent
depuis plusieurs années ce diagnostic et alors la Suisse s’adapte à la situation des
autres pays. Et finalement, ce mouvement conduit progressivement à une baisse
de vigilance parce qu’on adapte finalement l’éthique aux pratiques des autres pays.
Autrement dit, on va de plus en plus vers un plus petit dénominateur commun. Et dans
ce sens-là, ce n’est pas le rôle de l’éthique de s’adapter à la pratique, c’est le
rôle de l’éthique d’indiquer des voix qui sont normatives, qui sont belles pour essayer
d’orienter la pratique médicale dans un sens plus humain.
Qu’est-ce qui
se joue aujourd’hui concernant la protection de la vie ? D’abord la protection
des personnes et des individus humains vivants, que ça soit avant la naissance ou
alors en fin de vie. Mais plus gravement, il y a un problème politique, on voit un
glissement extrêmement inquiétant pour nos démocraties : c’est un glissement de la
défense des droits de l’homme, c’est-à-dire de la dignité objective des personnes
vers quelque chose qui est son ennemi ou en tout cas son opposition qui est une sorte
d’exaltation des droits de l’individu qui s’ouvre. Et c’est cet aspect là, sous couvert
de relativisme, sous couvert de tolérance qui au nom même de la démocratie risque
d’éroder, c’est-à-dire de saper progressivement les fondements-mêmes du système démocratique. Et
c’est peut-être cela le véritable enjeu politique de l’Europe et pas que de la Suisse.
Ces questions de fin de vie, de début de vie et il y en a bien d’autres sont politiques
dans les deux sens du terme. Premier sens, elles sont débattues dans l’arène politique,
les parlements, le peuple, etc. Mais elles sont en même temps au fondement-même de
la pratique politique et c’est dans ce sens-là qu’elles doivent être prises avec beaucoup
de sérieux et c’est dans ce sens-là qu’on peut saluer la prise de position des évêques
suisses.