Alganesh Fessaha sauve les Erythéens otages dans le Sinaï
(RV) Entretien - Dans les jardins du Vatican, au sein de l’Académie pontificale
des sciences, une conférence rassemble ce mercredi et pour 2 jours, des représentants
de l’Eglise, mais aussi du FBI ou d’Interpol, les commissaires de police d’une vingtaine
de pays. L’objectif : lutter ensemble contre la traite des êtres humains, contre le
recours aux enfants pour en faire des soldats ou des esclaves domestiques, contre
la traite des femmes, leur exploitation sexuelle ou encore l’exploitation des migrants.
A
cette occasion, coup de projecteur sur l’œuvre d’une femme qui risque sa vie pour
aller chercher en Egypte des Erythréens, passés de mains en mains, achetés ou volés,
avant de finir otage dans le Sinaï.
Témoignage d’Alganesh Fessaha,
érythréenne, médecin en Italie depuis 30 ans et présidente de l’ONG Gandhi fondée
en 2003, notamment pour venir en aide aux réfugiés de son pays. Avec l’aide d’un bédouin
salafiste, elle a sauvé 550 Erythréens pris en otage dans le Sinaï et libéré 2 200
Erythréens des geôles égyptiennes
Je viens d’Erythrée
et je sais comment est la situation. Les jeunes de là-bas ne sont pas du tout contents
parce qu’il n’y a pas de liberté de parole, de liberté d’écrire et de liberté d’étudier.
La plupart des jeunes sont envoyés faire leur service militaire de 17 ans jusqu’ à
50 ans. Donc, ils n’ont pas de vie. « Tu fais la vie de militaire mais tu n’es pas
payé ». Ils donnent 10 dollars par mois. Ce n’est rien, tu ne peux pas fonder une
famille, tu ne peux pas aider toi-même ta famille. Les jeunes, ils sont fatigués de
tout cela et ils fuient de là.
Mais ça veut dire qu’ils vivent dans des
casernes, qu’on les envoie loin de chez eux ? Comment cela se passe exactement ?
Ils
vivent dans un camp qu’ils appellent « Sawa ». Ils ne sont pas loin, ni séparés des
femme. Ils sont tous ensemble. Nous avons aussi le problème du sida. Ces jeunes-là,
ils n’ont pas de futur. Ils préfèrent mourir dans le désert que mourir lentement dans
les camps militaires.
Est-ce que le régime, la dictature en Erythrée se
rendent compte qu’il y a des jeunes qui fuient ? Pourquoi est-ce qu’ils n’agissent
pas par rapport à cela ?
Vous devez imaginer qu’il y a 3 000 jeunes par
mois qui fuient. Ce n’est pas possible que le gouvernement ne connaisse pas la situation.
Il la connait bien. Mais un jour ou l’autre, les jeunes vont contester, ils vont se
rebeller. La position du gouvernement, c’est de dire « c’est mieux qu’ils fuient
» même s’ils doivent mourir. Le gouvernement dit aussi des choses qui ne sont pas
vraies comme ce qui concerne la situation entre l’Ethiopie et l’Erythrée. Les (accords
sur les) confins n’ont jamais été signés. Et la propagande que fait le gouvernement,
c’est (de faire croire que )« nous sommes toujours en guerre ». Mais l’Ethiopie a
ses problèmes internes qui sont ceux de la pauvreté, le problème du développement,
etc. Ce n’est pas vrai qu’il y a la guerre, ce n’est pas vrai qu’ils vont faire la
guerre, mais c’est une chose psychologique qu’ils mettent dans la tête des gens.
Ils disent « nous devons toujours être prêts ». Le président de l’Erythrée, avec tout
son entourage, utilise le terrorisme psychologique des personnes.
Fuite
et marchandage. En Erythrée, les autorités contraignent les hommes comme les femmes
à passer une vie ou presque dans l’armée. Les Erythréens sont ainsi privés de liberté
et forcés de répondre aux ordres de leur hiérarchie de 16 à 60 ans, explique Al Ganesh.
Pour fuir cette réalité, quelques 3000 jeunes de 17 à 35 ans fuient chaque mois, apparemment
aidés par des membres des forces de l’ordre. Alganesh Fessaha
De
nombreuses fois, lorsque je rencontre les gens qui sont dans les prisons en Égypte
ou en Éthiopie dans les camps de réfugiés, je demande comment ils ont fui. Ils disent
: « c’est facile, on paye 50.000 ou 100.000 nafkas (200-300 euro). Après il y a quelqu’un
de la police ou de la gendarmerie qui nous accompagne jusqu’aux confins. « Mais
vous payez directement ? » « Oui, il n’y a pas de problème. Si tu veux y aller,
tu me paies et on y va, je t’accompagne. Il prend les pick-up du gouvernement et il
m’accompagne ».
200-300 euro, c’est déjà une somme importante. Est-ce que
les jeunes partent avec de l’argent ? Est-ce qu’ils récoltent de l’argent avant de
partir ?
Non, ils n’ont pas d’argent. C’est la famille qui vend tout pour
que les enfants partent. Peut-être qu’ils ont quelqu’un au dehors : un cousin, un
frère, une sœur qui les aident pour payer le voyage. Mais ils n’ont pas d’argent.
Une
fois qu’ils ont passé les confins, qu’est-ce qui se passe ? Il y a plusieurs possibilités
qui s’offrent à eux ou finalement, c’est déjà tout tracé ?
Non, il n’y
a pas beaucoup de possibilités. Ils arrivent aux confins du Soudan, ils vont à la
police et ils disent : « Qu’est-ce que vous voulez faire ? Vous êtes qui ? » Ils font
toutes les formalités. Après cela, c’est un policier qui les accompagne au camp de
réfugiés. Mais ce ne se passe pas comme cela. Il appelle un bédouin du Soudan et il
les vend. Ainsi, il fait du commerce. Et même s’ils sont dans les camps de réfugiés,
il y a les bédouins qui viennent les prendre. C’est comme des voleurs. Tout le monde
a peur. Ils disent « les bédouins voleurs arrivent ». Ce sont des Rashaidas qui sont
soudanais. Après, ils vendent ces personnes-là à un égyptien bédouin. Ils vont être
vendus cinq fois jusqu’à arriver aux confins israéliens. Ils font des parcours de
quatre ou cinq jours, quelque fois.
Torture. Le trajet menant
de la frontière soudano-érythréenne à l’Egypte dure 4 jours environ. Les migrants
traversent le désert enfermés dans les pick-up des Rashaidas. Tout au long du parcours,
ils subissent des actes de torture avant d’être vendus aux bédouins égyptiens. Alganesh
Fessaha
Il y a beaucoup de violence. Quand ils arrivent, il n’y a beaucoup d’eau à boire,
ils ne reçoivent pas à manger. Après, quand ils voient les jeunes, ils sont violés.
Quand ils voient des garçons qui sont jeunes, ils les violent aussi. Quand ils se
rebellent, ils sont torturés. Après ils vont dire : « si vous ne payez pas, on va
vous prélever les reins, on va les vendre. Pour nous, c’est la même chose. Si vous
payez, c’est mieux. Si vous ne payez pas, on va vendre votre rein ou votre cornée.
Pour nous c’est la même chose, nous gagnons de toute façon ».
Ces actes
sont commis par les Soudanais ou les Egyptiens ?
Non, ce sont les Egyptiens.
Les Soudanais ne disent pas cela. Ils frappent beaucoup, ils violent beaucoup les
femmes.
Comment ça se passe en Egypte ? Vous dites qu’il y a essentiellement
cinq familles. Donc, on les connait les bédouins qui volent et qui achètent les migrants
?
Oui, ils sont bien connus. Maintenant, ils ne sont pas nombreux mais
avant, ils étaient plus nombreux. Une petite famille, ils volent cinquante ou cent
personnes. Après, ils disent « ok, je ne peux pas tenir tout ça » et ils les vendent
à quelqu’un d’autre. Ils les achètent à « 2000, ils les vendent à 4000.
Une
forme d’esclavage
Oui, nous sommes en 2014, mais nous avons de l’esclavage.
Hier, j’ai vu le film « Douze ans d’esclavage » et quand j’ai vu la torture, j’ai
pensé à la torture que les bédouins infligent. Ce sont les mêmes. Ils sont enchainés.
S’ils disent « je n’avais pas l’argent pour payer », ils sont frappés. « Nous avons
faim », ils sont frappés. Ils sont frappés le jour et la nuit. Il y a même un service
de vigilance qui est changé trois fois : le matin, l’après-midi et le soir. Et ces
groupes sont composés de trois à cinq personnes. Chaque jour, ces quatre ou cinq personnes
violent les femmes. Vous pouvez imaginer une femme qui est violée par dix, quinze
personnes, par jour ?
Sauvetage. D’autres tortures sont très
répandues, notamment quand les migrants réclament de l’argent à leurs familles, via
les téléphones portables des bédouins. Leurs gardiens font fondre du plastique sur
leur corps ou leur tête, les brulent avec des barres de fer incandescentes. Depuis
le début de son travail pour sauver les migrants Erythréens, Alganesh Fessaha a sauvé
550 migrants torturés et détenus dans le Sinaï. Mais comment fait-elle pour entrer
en contact avec eux ? Alganesh Fessaha
Au
début, je crois qu’ils connaissent mon numéro. Quand ils arrivent, ils m’appellent
sur le téléphone portable que leur donnent les bédouins et ils me disent « Est-ce
que tu peux payer pour nous ? ». Je dis « Non, je ne paie jamais parce que c’est contre
une de mes règles de vie, je n’accepte pas. Mais je peux vous aider d’une manière
différente. Vous restez là et vous me dites à peu près où vous êtes, s’il y a quelque
chose comme une maison de couleur, des animaux, des arbres…
Mais quand ils
vous appellent, les surveillants, les gardiens ne sont pas là pour écouter ce qu’ils
sont en train de vous dire ?
Oui, ils sont là. Souvent, ils pensent qu’ils
parlent avec leur sœur ou leur maman pour demander de l’argent. Quand ils parlent,
ils disent : « nous avons besoin de l’argent. Est-ce que tu peux en envoyer ? » Alors,
les surveillants ne comprennent pas. Quand ils me donnent les indications, je travaille
avec un bédouin qui s’appelle Cheik Mohammed. Je l’appelle et je lui explique où peut
être la maison. Alors, il me dit « ok, je vais chercher ». Il va chercher et il va
parler avec les bédouins. Mais les bédouins disent toujours « non, ce n’est pas vrai.
Tu peux regarder toute la maison ». Il cherche, mais il ne peut pas aller à la cave.
Il dit « ok, il n’est pas là ». Il revient le deuxième jour et les bédouins lui
disent la même chose. Il m’appelle et me dit « ils ne sont pas là ». Je dis « Non,
ils sont là. Il faut bien chercher ». Alors, qu’est-ce qu’on doit faire ? « Tu
dois dire à ces personnes de sortir, me répond-il. Ils vont sortir pour aller aux
toilettes ou pour aller quelque part. Lorsqu’ils sortent à plus de 5 mètres de la
maison, alors, on y va. On les prend et on les amène chez moi ». Nous avons un endroit
où nous amenons les personnes pour les sauver.
J’imagine que c’est quand
même compliqué et très dangereux pour vous d’aller sauver ces personnes ?
Oui,
à chaque fois on doit être très attentifs parce que quelque fois, ils utilisent la
kalachnikov et les armes à feu. Cheik Mohammed, il connait la rue. Moi je ne connais
pas, mais on se débrouille. Vous avez parlé de Cheik Mohammed qui vous aide.
Il est lui-même bédouin et salafiste. On imagine que c’est important.
Oui,
c’est très important. Nous sommes ensemble depuis quatre ans et demi. La première
fois que je l’ai connu, Mohammed était plein de doute à mon égard parce que les salafistes
il ne saluent pas, ils ne donnent pas la main aux femmes. Après plus de deux semaines,
il m’a permis de manger avec lui et de rester chez lui. Je suis protégée par sa famille.
Cheik Mohammed, il donne sa vie pour ces choses-là, mais il est aussi respecté parce
que c’est une famille très grande.
Est-ce que le fait qu’il soit salafiste
aide aussi pour parler aux autres bédouins, au-delà du fait que son clan soit respecté
?
Il fait quelque chose de très intéressant. C’est aussi grâce à lui que
le phénomène se réduit. Chaque vendredi, après la prière, il va avec de gros mégaphones
à côté de la mosquée et il dit à tous les bédouins « Vous commettez des péchés. Vous
allez contre Dieu parce que dans le Coran, il est écrit que si on tue une seule personne,
c’est comme tuer le monde entier. Et tout le monde est choqué parce que tous les bédouins
ne connaissent pas la situation. A chaque fois, il dit « vous devez chercher chez
les personnes qui habitent à côté de vous. S’il y a quelques mouvements, s’il y a
quelque chose, il faut parler pour les sauver ».
Du coup, il y a une prise
de conscience, même au sein des populations bédouines.
Oui absolument.
Est-ce que vous avez remarqué que le phénomène s’est réduit ?
Maintenant,
il s’est un peu réduit parce qu’Israël a dressé des murs à sa frontière avec l’Egypte.
La deuxième chose, c’est que les militaires égyptiens ont commencé à bombarder le
Sinaï. Alors, les bombardements ont fait que les bédouins s’arrêtent un peu. Nous
avons encore cinquante ou une centaine de personnes qui sont encore otage. Mais ils
ont beaucoup arrêtés.
Est-ce que ça veut dire que la police ou les militaires
sont aussi plus attentifs à cette situation-là ?
Non, je ne crois pas.
Ils ont seulement mené ces opérations pour détruire les fondamentalistes.
Est-ce
que ces islamistes peuvent-être les auteurs des rapts ?
Je ne crois pas.
Mais peut-être, il y a aussi les mêmes personnes parce que ce sont elles qui donnent
l’argent. Si on demande où va l’argent, on ne savait pas parce que les bédouins ont
construit six ou sept grandes maisons. Mais tous ces dollars qui partent, où vont-ils
? Quelqu’un doit recevoir des millions ou des milliards de dollars chaque année.
Comment
est-ce qu’une personne pauvre et torturée peut rapporter au final de l’argent aux
bédouins puisque, vous l’avez dit, parfois, ils n’hésitent pas à les tuer ?
Oui,
ils m’appellent, je suis comme la sœur de quelqu’un. Pendant qu’ils parlent avec moi,
ils prennent du feu et ils les brûlent. J’entends qu’il y a quelque chose qui ne va
pas parce qu’ils crient, ils disent « Aide-moi parce qu’il va me tuer. Ils me brûlent
». Les parents ou même les cousins ou n’importe qui comme les amis vont rassembler
un peu d’argent pour le leur donner. Et cet argent va être versé dans un compte étranger,
pas en Egypte. Ça peut être en Arabie, en Europe, ça peut même être en Erythrée. Quelque
fois, ça peut être aussi en Amérique du Sud.
Donc, c’est un réseau international
?
Bien sûr, c’est pour cette raison que je dis que le gouvernement d’Erythrée
doit savoir, car c’est un petit pays. Quand tu vois un apport d’argent mauvais, tu
peux connaitre son origine parce qu’il y a trois ou quatre banques dans le pays. Tu
peux contrôler. En Erythrée, les personnes disent « regardez, sa voiture a été
achetée par l’argent de la vente de reins ». J’estime que le gouvernement « peut être
attentif et demander des explications ».
De nouvelles routes. En
raison des bombardements et des opérations menées par l’armée égyptienne dans le Sinaï,
de moins en moins d’Erythréens y sont détenus. Cela suppose que les routes changent.
Où est-ce qu’ils passent ? Comment est-ce qu’ils s’organisent aujourd’hui ? Alganesh
Fessaha
Aujourd’hui
la route va du Soudan au Tchad. Au Tchad, il y a des camps où il y a des Tchadiens
qui les torturent et qui prennent leur argent. Après, les personnes vont vers le Niger.
Au Niger, il y a aussi des camps, de la torture et des Nigériens qui demandent l’argent.
Après cela, en Libye (nrdl, leur objectif pour atteindre l’Europe), la police prend
les personnes et les met en prison. « Si tu paies, tu peux sortir ». Il y a une fois
où ils m’ont dit que l’ambassadeur d’Erythrée est venu en prison et il a dit « C’est
mon peuple, je dois le libérer ». Il a pris ces personnes et il les a vendues.
À
qui ?
À ceux qui organisent les trafics, qui organisent les traversées
en bateaux qui portent en Europe. Ils disent « ok, si tu me donnes 1000 dollars, je
te donne une personne ». Ceux qui vont les traversées en bateau, qu’est-ce qu’ils
font ? Ils ramassent les personnes et les mettent dans une chambre jusqu’à ce qu’ils
arrivent à 200 ou 300, ça dépend du bateau. Lorsqu’ils ont le nombre suffisant pour
leurs bateaux, ils peuvent partir.
Il y a une autre route qui va vers le
Yémen ?
Oui, il y a aussi une route qui va vers le Yémen. Nous avons beaucoup
d’Erythréens, même des Ethiopiens au Yémen. Il y a aussi une autre route qui porte
à Djibouti. Là, nous avons presque 800 ou 900 personnes qui sont réfugiés politiques,
qui sont malades, qui ont la tuberculose ou le sida. On ne peut pas les aider, car
ils sont là-bas. Même le gouvernement djiboutien ne fait rien. Le gouvernement Ethiopien
a dit « ok, on les accepte, mais il faut un laissez-passer ». Le gouvernement djiboutien
doit le leur donner, mais rien. Ils sont encore là-bas. On nous attend.