Erdogan affaibli par la crise politique en Turquie
(RV) Entretien- En Turquie, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan met son
mandat en jeu. A l’approche des élections municipales qui se dérouleront le 30 mars,
il a annoncé qu’il se retirera du pouvoir si son parti, l’AKP, ne remporte pas le
scrutin.
Sur la sellette, éclaboussé par un scandale de corruption, Erdogan
a récemment procédé à une purge dans l’administration judiciaire et policière, voulant
ainsi évincer les éléments du mouvement Gülen, force politique montante en Turquie.
Par ailleurs, des manifestations contre le gouvernement se déroulent régulièrement
à Istanbul et dans d'autres villes de Turquie.
Alors la période actuelle représente-t-elle
la fin d’un cycle pour l’AKP ? Jean-Baptiste Cocagne a posé la question à Samim
Akgönül, professeur à l’université de Strasbourg, spécialiste des questions religieuses
et de la Turquie contemporaine.
Il faut quand
même préciser que la crise économique du monde occidental a moins touché l’économie
de la Turquie à cause d’un dumping artificiel de l’économie au gouvernement, notamment
à travers le secteur de la construction. Mais cela dit, c’est vrai que le boom économique
s’est ralenti et ça peut avoir un effet. C’est un premier facteur. Le deuxième
facteur, il y a l’usure du pouvoir. Douze ans de gouvernement, douze ans de même premier
ministre entaché par des scandales et évidemment, ça marque l’électorat. Mais la grande
majorité de l’électorat de l’AKP est un électorat idéologique, autrement dit, il ne
changerait pas aussi facilement d’avis et ce n’est pas des swings ou autres, comme
on dit dans le contexte américain qui passerait d’un parti à l’autre. De ce point
de vue, même si le pouvoir absolu de l’AKP n’aura pas lieu pour les cinq prochaines
années, je pense quand même que l’AKP garde les rênes de l’État.
L’autre
figure politique qui en ce moment est en pleine croissance, c’est le rôle de la confrérie
Gülen. Quelle est la réalité de l’influence politique du mouvement Gülen en Turquie,
aujourd’hui ? Le mouvement Gülen n’était pas connu comme un mouvement politique.
C’était connu comme un mouvement éducatif, religieux, bien entendu une sorte de confrérie
économique très forte mais aussi démocratique. On sait que depuis les années 1990,
les adeptes de ce mouvement ont infiltré peu à peu les différents ministères. Il s’agissait
notamment du ministère de l’éducation nationale et ensuite, les cinq dernières années,
le ministère de la justice et le ministère de l’Intérieur. C’était un mouvement bureaucratique,
économique, religieux. Et dans la crise actuelle, le mouvement se montre effectivement
sous son visage également politique. Maintenant, le problème de savoir si cela pèse
sur l’électorat, c’est assez difficile à répondre dans la mesure où c’est un mouvement
élitiste. Il n’y a pas de base électorale du mouvement Gülen. On sait que la corruption
existe. On sait que grâce ou à cause du mouvement Gülen, cette corruption a été mise
à jour et la partie « intellectuelle » de la Turquie a tout compris, a vu que l’AKP
était véritablement enfoncé dans la corruption. Mais dans la base électorale-même,
ça a peu d’effets. Et donc, je ne pense pas qu’il y aurait de grands changements dans
l’électorat de l’AKP. Cela dit, il y a une telle faillite de l’État que la lutte entre
ces deux mouvements d’origine religieuse, fait apparaître des faiblesses du système
politique de Turquie. Et j’espère que de cette lutte sortira un nouveau système, notamment
une nouvelle constitution que l’AKP n’a pas pu établir pendant douze ans.
Ce
sera forcément une victoire à la pie russe dans tous les cas pour l’AKP si elle a
lieu ? Certainement, ça serait une victoire à la pie russe. D’abord, cela serait
certainement une victoire parce qu’il faut quand même souligner que les forces en
face de l’AKP sont éparpillées, dispersées et c’est pour cela qu’elles sont en train
de se réunir autour d’une sorte de nationalisme des années 1930. Donc, on ne peut
certainement pas créer une alternative politique à l’AKP. En réalité, les libéraux
kurdes, ceux qui aspirent depuis le mouvement Gezi à plus de liberté, à plus de démocratie,
à plus de droits sont coincés entre deux choix qu’ils ne souhaitent pas ni l’un ni
l’autre.
Photo : Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan (à gauche)
le 18 mars, lors des commémorations du 99e anniversaire de la bataille de Gallipoli