Nigéria : les civils de plus en plus touchés par la violence de Boko Aram
(RV) Entretien- Ces derniers jours au Nigeria, la secte Boko Haram multiplie
les attaques dans le nord-est du pays à majorité musulmane. Dimanche dernier en une
journée seulement, huit villages des Etats de Borno et Adamawa ont été attaqués. Les
islamistes armés ont tué plus de 150 personnes. Des centaines de maisons ont été détruites
ainsi que le siège de nombreuses administrations.
Hier encore, la ville de
Bama, 300 000 habitants, a été prise d’assaut par des assaillants de la secte. Entrés
à bord de camions, avec des armements lourds, ils ont mis le feu partout et lancé
des explosifs dans divers édifices. Au moins 60 morts sont à déplorer ; musulmans
ou chrétiens, pas de cible précise.
Pour Marc-Antoine Pérouse de Montclos,
professeur à l’Institut français de géopolitique à Paris VIII, si la secte islamiste
vise des civils, c’est parce que ces derniers ont été recrutés, pour certains d’entre
eux, par l’armée :
Ce qui a
changé, c’est que depuis mai dernier, il y a un état d’urgence dans cette région,
il y a des opérations militaires très dures qui sont menées avec des bombardements,
y compris par l’armée de l’air, ce qui est quand même la première fois depuis la fin
de la guerre du Biafra en 1970 au Nigéria. Et surtout, un changement majeur, c’est
que le gouvernement s’est aperçu qu’à force de tuer des civils, il attisait l’hostilité
de la population contre les forces de sécurité, plutôt en faveur de Boko Haram . Et
du coup, le gouvernement a mis en place ce qu’on appelle des « civilian JTF» qui sont
en fait des milices, des auxiliaires, des locaux qui sont embrigadés pour le compte
des services de sécurité. Et ça, ça a changé la donne parce que du coup, les forces
de sécurité sont beaucoup mieux informés sur la réalité des implantations de Boko
Haram dans le Borno. Du coup, Boko Haram a réagi en commençant à s’en prendre à la
population civile, qu’elle soit d’ailleurs musulmane ou chrétienne. On voit qu’il
y a à la fois une criminalisation et un dérapage complet de Boko Haram qui se met
à tuer des enfants, des femmes, ce qu’ils évitaient de faire avant. Mais du
coup, Boko Haram part à la dérive. Ça veut dire qu’ils ne se préoccupent plus de leur
base sociale ? Ils se mettent à faire n’importe quoi parce
que maintenant, parmi les villageois, autrefois, soit les soutenaient, soit en tout
cas, n’allaient surtout pas coopérer avec les forces de sécurité qui étaient beaucoup
plus violentes que Boko Haram. À partir du moment où les forces de sécurité ont mis
en place des milices locales, qui soutiennent la police et l’armée, alors à ce moment-là,
Boko haram se méfie des villageois qui étaient autrefois ses soutiens. Donc, ce qui
a changé, c’est qu’aujourd’hui, Boko Haram n’apparaît plus comme une force de résistance
contre l’armée, précisément à cause de ces milices et du fait que, comme ces milices
sont mêlés dans la population, Boko Haram se retourne contre les villageois. Donc,
Boko Haram est en train de perdre sa base sociale. Le nouveau chef d’État-major
promet d’éradiquer Boko Haram d’ici le mois d’avril. Mais est-ce que les militaires
en ont les moyens ? Est-ce qu’ils jouent à armes égales avec Boko Haram ? L’armée
a une armée de l’air alors que ce n’est pas le cas de Boko Hara. Simplement, l’armée
est très corrompue comme l’ensemble de l’État nigérien. Et donc, effectivement, les
soldats ne sont pas très motivés pour aller combattre Boko Haram, c’est ça le vrai
problème. Quand on demande plus de soldats ou plus d’argent, il faut voir qu’on est
déjà dans une certaine situation, justement avec la proclamation de l’état d’urgence
dans cette région. On est déjà à un cinquième du budget de l’État consacré aux forces
de sécurité. C’est une proportion hallucinante. Même du temps des dictatures militaires,
on n’avait pas eu autant d’argent. Donc, il y a derrière tout un business avec beaucoup
de détournements de fond qui sont censés être consacrés à la sécurité et qui font
que l’armée n’est pas performante parce que de toute façon, d’une manière générale,
les institutions de l’État nigérien ne le font pas, du fait de la corruption. Donc,
l’armée comme la police, sont ravagés par cette corruption, par le détournement des
sols par des officiers. Il y a des soldats qui apparaissent sur les listes qui sont
en fait des soldats fantômes qui n’existent pas. Voilà, imaginer que la solution,
c’est demander plus de soldats et plus d’argent, c’est un peu une logique du tonneau
des danaïdes. On dit toujours qu’avant les élections, il y a des recrudescences
de violences. Alors là, il y a des élections qui arrivent l’année prochaine. Est-ce
que ce sera le cas avec Boko Haram ? Oui, donc on a des élections générales
qui vont se dérouler normalement en avril 2015. C’est toujours un enjeu de compétition,
y compris pour les primaires des partis en liste qui ont généralement lieu six mois
avant. Il y a des compétitions entre les candidats qui du coup, n’hésitent pas à faire
appel aux groupes armés en lice. C’est plutôt inquiétant parce que ça va redonner
de la vigueur à Boko Haram qui risque, à ce moment-là, d’être à nouveau instrumentalisé
par les classiques locaux pour faire le coup de feu contre l’opposition. Donc ça,
c’est à craindre pour ce qui est à venir lors des élections de 2015 en sachant qu’aujourd’hui,
ce dont se plaignent aussi les musulmans du nord, c’est qu’avec l’état d’urgence,
de toute façon, dans cette région, il pourrait ne pas y avoir d’élections. Ça reste
aussi un point en suspens qu’il convient d’élucider.
Photo : Le
village de Konduga, dans le nord-est du Nigeria, attaqué le 12 février dernier par
les islamistes de Boko Aram.