2014-01-31 19:59:57

Appel de l'abbé Pierre : « l’insurrection de la bonté » a 60 ans


(RV) Entretien - En France, le mal du logement continue de s’aggraver. Plus de 140 000 personnes sont sans-abri et plus de 10 millions sont touchées par la crise du logement. Ces quelques chiffres figurent dans le dernier rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre, publié vendredi. La Fondation note malgré tout quelques « avancées » et souligne les nombreuses mesures prises pour le logement l’année dernière. Mais il manque toujours une réponse aux besoins immédiats.

Un bien triste constat, au moment où l’on célébre les 60 ans de l’appel de l’abbé Pierre, le cri d’un soulèvement de solidarité populaire surnommé « l’insurrection de la bonté ». Le 1er février 1954, sur Radio Luxembourg, l’abbé Pierre appelait les Français à venir en aide aux sans-abri alors qu’un bébé de quelques mois, et une femme venaient de mourir dans la rue. Le succès fut immédiat, comme l’explique René Poujol, journaliste au groupe Bayard. L’ancien directeur de la rédaction du magazine Pèlerin a suivi l’activité de l’abbé Pierre, pendant une trentaine d’années. Il est interrogé par Audrey Radondy : RealAudioMP3
(Avec AFP)

Qu'est-ce que cet appel a représenté pour lui ?
Cet espèce de tsunami, qu’en France, on a baptisé « l’insurrection de la bonté »,qui va déferler sur lui le surprend et le submerge, puisqu’il faut imaginer que dans les semaines et les mois qui ont suivi cet appel du 1er février, il va recevoir des centaines de millions de dons dont il faut bien décider de ce qu’on va en faire : construire des cités d’urgence, etc. Il est sollicité par les ministres qui voient bien que s’ils ne font rien par rapport au logement, pour le coup, ce sont les Français qui risquent de se révolter. Il y a des milliers de braves gens qui lui disent : « Mais écoutez père, on peut vous aider. Dites-nous ce que vous souhaitez qu’on fasse ». Il faut organiser tous ces gens-là. Il reçoit des tonnes et des tonnes de couvertures, de vêtements qu’il faut stocker quelque part. Et puis, il y a un millier, ou peut-être plus, de gens qui sont dans la misère et qui essayent de l’approcher pour effectivement essayer d’améliorer leur sort. Et ça, il ne l’avait pas prévu, il ne l’avait pas voulu et ça le submerge à un point tel, on le sait, ça fait partie de sa vie, deux ou trois ans après, en 1957-1958, il fera ce qu’on qualifierait d'aujourd’hui de burn-out, c’est-à-dire qu’il craque au point de devoir être hospitalisé dans un hôpital psychiatrique en Suisse. Mais là, c’est une tout autre histoire.

Et donc, vous avez ensuite suivi son activité. Comment peut-on parler de cette évolution jusqu’à maintenant ?
Ces évènements de 1954 vont lui donner une telle notoriété que l’embryon d’Emmaüs qu’il avait mis sur pied, tout à coup, est sous les feux des projecteurs. Un tas de gens se retrouvent dans ce projet qui était le sien et donc, lui demandent de créer des communautés en France. Et comme cette expérience extraordinaire a passé les frontières, il reçoit des appels de partout à travers le monde : en Amérique Latine, dans le nord de l’Europe, en Asie, etc. pour constituer également des communautés Emmaüs sur l’intuition qui est la sienne, c’est-à-dire mobiliser des gens qui paraissent être exclus de la société pour qu’ils se prennent en main, vivant en communauté, pour vivre de leur travail et dégager suffisamment d’argent pour aider les plus malheureux qu’eux-mêmes. Donc, en fait, il est presque poussé malgré lui à aller de l’avant. Il le dira lui-même d’ailleurs. Pendant des mois et des mois, il est hospitalisé, il ne peut absolument plus diriger Emmaüs qu’il a créé. Et à sa grande surprise, lorsqu’il sort de cette longue hibernation, c’est de découvrir, alors que tout aurait pu s’effondrer, qu'en fait, tout s’est développé, même si les choses ne sont pas coordonnées et structurées. Donc, ça prouve bien qu’il avait mis le doigt sur une réalité et que la dynamique qu’il proposait à un certain nombre de gens était la bonne, puisqu’à travers le monde, des gens qui vivaient des situations complètement différentes selon les continents, se retrouvaient dans le projet de l’abbé Pierre et avaient envie de marcher dans la direction qu’il avait indiquée.

Christophe Robert, qui est délégué général adjoint de la fondation Abbé Pierre a un jour déclaré : « Je ne cache pas que les batailles sont plus difficiles sans l’abbé Pierre ». À votre avis, pourquoi ?
On ne trouve pas tous les jours un homme qui a un charisme pareil, un charisme aussi singulier. Et donc, si vous voulez, une association peut faire un travail extraordinaire, c’est tout à fait vrai mais si ce travail est porté uniquement par des braves gens qui sont compétents, qui sont militants, ça tourne, ça peut se développer mais ça ne peut se développer que dans des proportions relativement modestes. En fait, lorsque les nouvelles pauvretés ont surgi, au début des années 1980, tout le monde s’est dit « mais, il y a quelqu’un qui est un expert en la matière, c’est l’abbé Pierre ». Et l’abbé Pierre a refait surface à ce moment-là. Donc, je crois que ce qui aide effectivement la fondation du logement Abbé Pierre, mais ce qui peut aider aussi Emmaüs International et Emmaüs France, ça a été pendant longtemps d’avoir quelqu’un qui prenait la parole, mais avec quelle autorité, avec quelle force, il ébranlait les gens ! Lorsque cette voie s’éteint parce que le fondateur meurt, il peut avoir des descendants qui ont du talent mais qui n’ont pas forcément son génie. Et on sait dans nos sociétés modernes à quel point beaucoup de choses passent par la capacité à incarner, dans un homme, la capacité de communication.

Et en quoi, soixante ans après son appel, on peut dire qu’il est toujours d’actualité ?
Les problèmes du logement, on le sait bien, hélas, ne sont pas réglés et les problèmes liés à la misère ne sont pas réglés du tout. Il ne faut pas en conclure pour autant à l’échec de l’action de l’abbé Pierre. Quand on revisite, on se rend compte que les lois d’après les évènements de 1954 sur le logement social, on le lui doit. Par exemple, le fait que des familles ne puissent plus être expulsées de leur logement pendant l’hiver, c’est l’action directe de l’abbé Pierre. Dans la législation française qu’on appelait la loi Besson, puis la loi SRU, puis le droit au logement opposable, c’est l’abbé Pierre. Sans compter d’autres associations qu’il a aidé à créer, sans compter les gens comme le père Joseph Wresinski qui ont pris leur autonomie à travers ATD- Quart Monde mais à partir des cités d’urgence de l’abbé Pierre et sans compter ce qu’est aujourd’hui Emmaüs, à travers sa structure internationale, des communautés partout à travers le monde mais encore une fois, c’est un combat qui sera sans fin. On voit bien que des logements, il faut continuer à en construire et que la lutte contre la misère ; ce sera vraisemblablement une lutte de toujours. Alors c’est vrai qu’aujourd’hui, nous n’avons pas en France, que ce soit dans le monde confessionnel, religieux ou laïque, de personnes capables de porter ce combat avec une telle force, un tel ton prophétique, on peut le regretter. Mais, il y a aussi des gens qui se mobilisent sur les questions du logement.



Photo : l'abbé Pierre s'est battu pour les plus faibles jusqu'à sa mort en 2007. Il avait 94 ans.








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