Appel de l'abbé Pierre : « l’insurrection de la bonté » a 60 ans
(RV) Entretien - En France, le mal du logement continue de s’aggraver. Plus
de 140 000 personnes sont sans-abri et plus de 10 millions sont touchées par la crise
du logement. Ces quelques chiffres figurent dans le dernier rapport annuel de la Fondation
Abbé Pierre, publié vendredi. La Fondation note malgré tout quelques « avancées
» et souligne les nombreuses mesures prises pour le logement l’année dernière.
Mais il manque toujours une réponse aux besoins immédiats.
Un bien triste
constat, au moment où l’on célébre les 60 ans de l’appel de l’abbé Pierre, le cri
d’un soulèvement de solidarité populaire surnommé « l’insurrection de la bonté
». Le 1er février 1954, sur Radio Luxembourg, l’abbé Pierre appelait les Français
à venir en aide aux sans-abri alors qu’un bébé de quelques mois, et une femme venaient
de mourir dans la rue. Le succès fut immédiat, comme l’explique René Poujol, journaliste
au groupe Bayard. L’ancien directeur de la rédaction du magazine Pèlerin a suivi
l’activité de l’abbé Pierre, pendant une trentaine d’années. Il est interrogé par
Audrey Radondy : (Avec AFP)
Qu'est-ce
que cet appel a représenté pour lui ? Cet espèce de tsunami, qu’en France,
on a baptisé « l’insurrection de la bonté »,qui va déferler sur lui le surprend
et le submerge, puisqu’il faut imaginer que dans les semaines et les mois qui ont
suivi cet appel du 1er février, il va recevoir des centaines de millions de dons dont
il faut bien décider de ce qu’on va en faire : construire des cités d’urgence, etc.
Il est sollicité par les ministres qui voient bien que s’ils ne font rien par rapport
au logement, pour le coup, ce sont les Français qui risquent de se révolter. Il y
a des milliers de braves gens qui lui disent : « Mais écoutez père, on peut vous
aider. Dites-nous ce que vous souhaitez qu’on fasse ». Il faut organiser tous
ces gens-là. Il reçoit des tonnes et des tonnes de couvertures, de vêtements qu’il
faut stocker quelque part. Et puis, il y a un millier, ou peut-être plus, de gens
qui sont dans la misère et qui essayent de l’approcher pour effectivement essayer
d’améliorer leur sort. Et ça, il ne l’avait pas prévu, il ne l’avait pas voulu et
ça le submerge à un point tel, on le sait, ça fait partie de sa vie, deux ou trois
ans après, en 1957-1958, il fera ce qu’on qualifierait d'aujourd’hui de burn-out,
c’est-à-dire qu’il craque au point de devoir être hospitalisé dans un hôpital psychiatrique
en Suisse. Mais là, c’est une tout autre histoire.
Et donc, vous avez ensuite
suivi son activité. Comment peut-on parler de cette évolution jusqu’à maintenant ? Ces
évènements de 1954 vont lui donner une telle notoriété que l’embryon d’Emmaüs qu’il
avait mis sur pied, tout à coup, est sous les feux des projecteurs. Un tas de gens
se retrouvent dans ce projet qui était le sien et donc, lui demandent de créer des
communautés en France. Et comme cette expérience extraordinaire a passé les frontières,
il reçoit des appels de partout à travers le monde : en Amérique Latine, dans le nord
de l’Europe, en Asie, etc. pour constituer également des communautés Emmaüs sur l’intuition
qui est la sienne, c’est-à-dire mobiliser des gens qui paraissent être exclus de la
société pour qu’ils se prennent en main, vivant en communauté, pour vivre de leur
travail et dégager suffisamment d’argent pour aider les plus malheureux qu’eux-mêmes.
Donc, en fait, il est presque poussé malgré lui à aller de l’avant. Il le dira lui-même
d’ailleurs. Pendant des mois et des mois, il est hospitalisé, il ne peut absolument
plus diriger Emmaüs qu’il a créé. Et à sa grande surprise, lorsqu’il sort de cette
longue hibernation, c’est de découvrir, alors que tout aurait pu s’effondrer, qu'en
fait, tout s’est développé, même si les choses ne sont pas coordonnées et structurées.
Donc, ça prouve bien qu’il avait mis le doigt sur une réalité et que la dynamique
qu’il proposait à un certain nombre de gens était la bonne, puisqu’à travers le monde,
des gens qui vivaient des situations complètement différentes selon les continents,
se retrouvaient dans le projet de l’abbé Pierre et avaient envie de marcher dans la
direction qu’il avait indiquée.
Christophe Robert, qui est délégué général
adjoint de la fondation Abbé Pierre a un jour déclaré : « Je ne cache pas
que les batailles sont plus difficiles sans l’abbé Pierre ». À votre avis,
pourquoi ? On ne trouve pas tous les jours un homme qui a un charisme pareil,
un charisme aussi singulier. Et donc, si vous voulez, une association peut faire un
travail extraordinaire, c’est tout à fait vrai mais si ce travail est porté uniquement
par des braves gens qui sont compétents, qui sont militants, ça tourne, ça peut se
développer mais ça ne peut se développer que dans des proportions relativement modestes.
En fait, lorsque les nouvelles pauvretés ont surgi, au début des années 1980, tout
le monde s’est dit « mais, il y a quelqu’un qui est un expert en la matière, c’est
l’abbé Pierre ». Et l’abbé Pierre a refait surface à ce moment-là. Donc, je crois
que ce qui aide effectivement la fondation du logement Abbé Pierre, mais ce qui peut
aider aussi Emmaüs International et Emmaüs France, ça a été pendant longtemps d’avoir
quelqu’un qui prenait la parole, mais avec quelle autorité, avec quelle force, il
ébranlait les gens ! Lorsque cette voie s’éteint parce que le fondateur meurt, il
peut avoir des descendants qui ont du talent mais qui n’ont pas forcément son génie.
Et on sait dans nos sociétés modernes à quel point beaucoup de choses passent par
la capacité à incarner, dans un homme, la capacité de communication.
Et
en quoi, soixante ans après son appel, on peut dire qu’il est toujours d’actualité
? Les problèmes du logement, on le sait bien, hélas, ne sont pas réglés et
les problèmes liés à la misère ne sont pas réglés du tout. Il ne faut pas en conclure
pour autant à l’échec de l’action de l’abbé Pierre. Quand on revisite, on se rend
compte que les lois d’après les évènements de 1954 sur le logement social, on le lui
doit. Par exemple, le fait que des familles ne puissent plus être expulsées de leur
logement pendant l’hiver, c’est l’action directe de l’abbé Pierre. Dans la législation
française qu’on appelait la loi Besson, puis la loi SRU, puis le droit au logement
opposable, c’est l’abbé Pierre. Sans compter d’autres associations qu’il a aidé à
créer, sans compter les gens comme le père Joseph Wresinski qui ont pris leur autonomie
à travers ATD- Quart Monde mais à partir des cités d’urgence de l’abbé Pierre et sans
compter ce qu’est aujourd’hui Emmaüs, à travers sa structure internationale, des communautés
partout à travers le monde mais encore une fois, c’est un combat qui sera sans fin.
On voit bien que des logements, il faut continuer à en construire et que la lutte
contre la misère ; ce sera vraisemblablement une lutte de toujours. Alors c’est vrai
qu’aujourd’hui, nous n’avons pas en France, que ce soit dans le monde confessionnel,
religieux ou laïque, de personnes capables de porter ce combat avec une telle force,
un tel ton prophétique, on peut le regretter. Mais, il y a aussi des gens qui se mobilisent
sur les questions du logement.
Photo : l'abbé Pierre s'est battu
pour les plus faibles jusqu'à sa mort en 2007. Il avait 94 ans.