Privatisation du croire : quel avenir pour les institutions religieuses ?
(RV) Entretien - La session annuelle du Ceras, le Centre de recherche et d’actions
sociales, composé de Jésuites et de laïcs, s’est ouverte lundi. Cette année elle a
pour thème : « Les religions dans l’espace public ». Pour faire cet état des lieux,
des ateliers et des débats sont prévus sur quatre jours. Objectif : s’interroger notamment
sur l’apport des grandes religions dans l’espace public. Pour au final, dresser un
tableau de l'évolution de l'espace public et de la place des religions en France et
en Europe.
Quelle est, aujourd’hui, la place des religions dans l’espace public
? Quels sont les défis auxquels doivent faire face les institutions religieuses ?
Audrey Radondy a posé ces questions à Christian Mellon. Il est chargé du pôle
formation à la Ceras.
Quel
est l'état des lieux concernant la place des religions dans l'espace public ? La
privatisation du croire, la privatisation du phénomène religieux qui est un phénomène
de longue haleine ne signifie pas pour autant une diminution de l’importance du religieux
comme tel dans la société. Les gens appartiennent beaucoup moins qu’avant à des institutions
précises mais la question religieuse continue à rester. Elle est même en hausse, semble-t-il
ces dernières années comme centre d’intérêt, comme expérience spirituelle beaucoup
plus que comme référence à des lois ou à des directives. Mais les Églises, notamment
les Églises chrétiennes, sont perçues comme pouvant répondre aux besoins religieux
des personnes, c’est du moins ce qui apparaît dans les sondages. La question qui se
pose, c’est effectivement : « les institutions religieuses, donc les organismes, les
Églises instituées, effectivement, comment vont-elles trouver une place dans cet espace
public au moment où leur crédibilité est très faible en ce qui concerne des commandements,
des lois, d’une interférence avec ce que les gens perçoivent comme légitime ? Et en
même temps, elles sont légitimées pour donner du sens aux grandes questions d’existence
: la vie, la mort, l’amour et donc, c’est tout un enjeux pour elles et notamment pour
les Églises chrétiennes dans les sociétés occidentales de tenir compte de ces nouvelles
attentes et d’adapter leurs manières d’intervenir dans le débat à ce contexte de sécularisation
de plus en plus poussé.
Et justement, est-ce que vous pensez qu’elles arrivent
quand même à se faire entendre, notamment dans la société française ? Des personnalités,
des témoignages…il y a toujours une grande estime pour les personnes qui témoignent
du sens qu’elles ont trouvé dans la foi, dans l’engagement. Là où ça coince un peu,
c’est quand les Églises, par la voie de l’autorité, prétendent dire ce qui est bon
ou ce qui est mauvais. Et là, ça passe mal. Ça correspond quand même à une attente
d’une partie, notamment des chrétiens eux-mêmes, on l’a vu l’an dernier autour des
débats sur la loi Taubira, par exemple, en France. Donc ,ça correspond, il ne faut
bien sûr pas s’en cacher, à une partie : ceux qui se reconnaissent dans l’identité
catholique affirmée et pour eux, il est légitime voire nécessaire que l’Église dise
haut et fort ce qu’elle pense dans les débats publics. Mais ce n’est pas le cas de
la très grande majorité des citoyens, même ceux qui ont de l’intérêt pour le religieux
comme donneur de sens ou garant du lien social, du vivre ensemble.
Et par
rapport à la place des religions, est-ce qu’on peut dire qu’on voit donc qu’il y a
une sécularisation, c’est-à-dire que le religieux devient quelque chose de plus privé
et qu’en même temps, il y a une médiatisation des religions avec un message qui est
un peu différent ,où on ne met pas les mêmes choses en avant ? Le problème
des médias, c’est un problème spécifique, effectivement, parce qu’il semble que, d’une
part, les journalistes, les médias traditionnels sont assez souvent marqués par une
approche très réticente envers le religieux, parfois même hostile, ou en tous cas
qui préfèrent remettre en avant ce qu’il y a de surprenant ou de choquant. Et puis,
en sens inverse, l’apparition des médias sociaux qui fait que l’éparpillement, l’émiettement
des convictions, des croyances peut se donner libre cours sur le net sans aucun contrôle
avec les choses les plus aberrantes d’une part, ou au contraire, les plus intéressantes
de l’autre. Il n’y a plus cette régulation qui pouvait y avoir quand il y avait simplement
les journaux, la télé, avec des lignes éditoriales, etc…Donc là, on est devant un
problème nouveau qui est que beaucoup de choses passent maintenant, surtout chez les
jeunes, par ce qu’on appelle les médias sociaux et que c’est quelque chose que personne
ne contrôle : ni le politique, ni les institutions religieuses d’ailleurs.
On
a donc parlé de l’évolution de la place des religions, notamment en France. Cette
sécularisation, est-ce que c’est une tendance qu’on peut voir aussi au niveau de l’échelle
européenne ? Alors, non seulement européenne, mais on pourrait dire l’ensemble
du monde occidental, les États-Unis compris. C’est certain que la France est celle
qui représente les traits les plus forts et les plus caractéristiques mais on retrouve
la même évolution absolument partout, avec des décalages dans les temps. L’Irlande
et l’Italie étant sur ce plan, par exemple, pas du tout dans les mêmes chiffres selon
les sondages que l’Allemagne ou l’Espagne. Mais même les États-Unis, contrairement
à ce qu’on croit parfois, est une société profondément sécularisée, c’est-à-dire une
société où même si on continue à croire, on croit parce que « ça me fait du bien,
parce que j’y trouve mon bien ». Voilà, ça passe toujours par la médiation de l’individu
qui choisit de croire ou d’adhérer à telle ou telle vérité religieuse plutôt que de
prendre un paquet d’ensemble qui serait à prendre ou à laisser. Ça, c’est de moins
en moins fréquent.
Quels sont les défis qui attendent les institutions
religieuses ? C’est justement de réaliser que le monde a beaucoup changé,
que les mentalités ont changé par rapport à cela et de savoir se situer dans une perspective
de dialogue et non pas d’imposition, d’une règle mais d’entrer dans le débat public
avec une identité. Les sondages montrent que les gens ne sont pas du tout contre,
qu’on affirme son identité : d’où on parle, qui on est, qu’on est une Église , qu’on
est pas une secte mais à condition de tenir un discours qui soit un discours qui respectent
le fait que d’autres sont situés autrement, disent autre chose. Donc, cette affirmation
du dialogue, on la trouve d’ailleurs au cœur du Concile Vatican II, d’une Constitution
sur la liberté religieuse. La proposition de la foi s’adresse à chacun dans sa liberté
et n’a pas à être imposée par quelque organisme public, quelque ce soit, comme ça
l’a pu l’être sous l’ancien régime.
En quoi l’apport de chacune des religions
dans l’espace public est indispensable ? Justement parce qu’elle font du lien.
Le problème de l’État moderne, c’est qu’il est sécularisé lui-aussi, il n’a plus rien
de l’ordre du lien social qui fait vivre ensemble les valeurs communes, etc…. Et là,
il y a un manque auquel même des acteurs, des auteurs, des philosophes contemporains
athées ou agnostiques, comme Habermas ou Marcel Gauchet en France, reconnaissent l’utilité,
l’importance d’une parole des religieux sur le sens de faire communauté, sur le sens
de respecter telle ou telle valeur fondamentale, sur le sens de l’aventure humaine,
sur toute chose où l’État contemporain n’a rien à dire et ne cherche d’ailleurs plus
à dire grand-chose. Et là, les religions peuvent apporter une contribution tout à
fait essentielle.