(RV) Entretien - Les combats font toujours rage en Syrie entre le régime et
les rebelles. Mais depuis plusieurs semaines, la lutte grandit au sein même des opposants
à Bachar Al Assad. Les rebelles syriens se sont unis pour chasser les jihadistes les
plus radicaux afin de reprendre le contrôle de zones tenues par ces combattants, en
particulier dans la ville de Raqqa, le fief de l’EIIL, l’Etat islamique d’Irak et
au Levant, originaire du voisin irakien. Face à lui, entre autres, le Front Jabat
Al Nosra, proche d’Al-Qaïda.
Comment y voir plus clair dans cette nébuleuse
islamiste ? Quels sont les agendas de ces différents groupes ? Autant de questions
que nous avons posées à Romain Caillet, spécialiste des questions islamistes à
l’IFPO, l’Institut français du Proche-Orient à Beyrout. Il est interrogé par Olivier
Bonnel :
Les chefs
militaires sont pour la plupart irakiens. Les religieux sont plutôt tunisiens ou saoudiens.
Mais pour la part des combattants, peut-être qu’il y a une majorité d’étrangers mais
en tous les cas, contrairement à ce que l’on dit, ce n’est pas une énorme majorité
: des combattants étrangers tchéchènes, des combattants syriens, des combattants étrangers
arabes, libyens, tunisiens, saoudiens et aussi un certain nombre d’occidentaux.
Comment
vous expliquez aujourd’hui ce retournement de certains groupes de la rébellion contre
le EIIL aujourd’hui qui donne lieu à des combats très violents , à Raka notamment
?
Il y a plusieurs groupes qui se sont coalisés. Certains sont en conflit
depuis très longtemps avec l’État islamique en Irak et au Levant . D’autres, comme
Jabhat-Al Nosra sont dans certains endroits comme à Raka, en conflit ouvert et armé
dorénavant avec l’EIIL. Tandis que le commandement général de Jabhat Al Nosra a réfuté
ces combats bien que, effectivement, sur le terrain, ils ont eu lieu et que d’autres
éléments de Jabhat Al Nosra se sont interposés et ont protégés les combattants de
l’Etat islamique en Irak et au Levant et leur ont donné une couverture pour leur permettre
de s’échapper dans certaines régions.
Vous avez évoqué le Jabhat-Al-Nosra,
dont on parlait beaucoup il y a quelques mois. Aujourd’hui, les médias se focalisent
justement plus sur l’État islamique en Irak et au Levant. Est-ce qu’il y a notamment
une différence d’idéologies, en terme vraiment islamiste, entre ces deux groupes ?
Jabhat
Al-Nosra, au départ est une couverture de l’État islamique en Irak et au Levant et
prêtent formellement allégeance à Al-Qaïda. Ce qui fait qu’aujourd’hui, Jabhat Al
Nosra est officiellement et se revendique comme tel, la branche syrienne d’Al-Qaïda.
Sur leurs drapeaux aujourd’hui, Jabhat al Nosra écrivent « Organisation d’Al-Qaïda
au pays du Levant ». Sur les grandes lignes, c’est la même idéologie entre l’Etat
islamique en Irak et au Levant et Al-Qaïda mais il y a quand même des différences
idéologiques et surtout des différences d’agenda et des choix stratégiques différents.
Donc, on retrouve à peu près le même clivage qu’il y a entre l’État islamique en Irak
et au Levant et Al-Qaïda en Syrie entre Jabhat Al Nosra et l’ État islamique en Irak
et au Levant. Al-Qaïda est surtout dans le combat contre le régime et puis ne vise
pas forcément le fait de vouloir imposer un État islamiste à la société. Il voudra
éventuellement reprendre le combat ailleurs. Peut-être qu’ils s’implanteront plus
profondément au Liban après la chute du régime. Peut-être qu’ils attaqueront Israël.
Al-Qaïda, sur son agenda, depuis sa création, vise en premier lieu un combat avec
l’Occident et les États-Unis en particulier. Tandis que l’État islamique en Irak et
au Levant, il vise en premier lieu à combattre ce qu’il appelle « l’impérialisme iranien
». L’idée de l’Etat islamique en Irak et au Levant, c’est de précéder la chute du
régime en ayant ses propres structures étatiques. Donc forcément, ils sont amenés
à faire preuve d’autoritarisme et c’est mal vu par la société syrienne. Ils sont vus
comme un corps étranger par un certain nombre de Syriens qui ne comprennent pas pourquoi
ils veulent imposer leur État sur la société.
Finalement, est-ce que cette
guerre entre les djihadistes et les insurgés, entre les islamistes sur le terrain
ne fait pas le jeu du pouvoir, et tout simplement n’est pas la légitimation du pouvoir
syrien qui se frotte un peu les mains ?
En fait non, parce que le but de
l’ASL, ce serait d’éliminer les djihadistes les plus radicaux pour que le régime ne
puisse pas « vendre sa solution sécuritaire » aux grandes puissances. En dehors de
Jabhat Al Nosra, qui est la branche syrienne d’Al-Qaïda mais qui a des effectifs moindres
que l’État islamique en Irak et au Levant. Vous avez bien sur l’ASL qui est totalement
accepté par les grandes puissances occidentales mais aussi maintenant le front islamique
qui je le rappelle, est la principale coalition de l’opposition armée qui compte entre
50 000 et 70 000 hommes. Le but de l’ASL et peut-être du front islamique, c’est d’éliminer
l’État islamiste en Irak et au Levant pour que les Américains puissent, à Genève II,
faire un deal entre le régime et l’opposition. Le nord et l’est, partagé entre l’ASL
et les islamistes modérés ou les salafistes non djihadistes et le reste du pays serait
en négociation entre les rebelles et le régime. Tandis que le régime de l’autre côté,
vise à vendre une solution sécuritaire en insistant sur l’influence des djihadistes.