Maaloula, un village chrétien aux mains des rebelles syriens
(RV) Entretien - Plusieurs religieuses vivant dans le monastère grec-orthodoxe
de Sainte Thècle dans la ville de Maaloula, en Syrie, ont été contraintes de quitter
leur monastère par des rebelles syriens djihadistes. Maaloula est située à 55 km au
nord de Damas et la grande majorité de sa population a fui vers la capitale syrienne
ou le Liban après une offensive lancée début septembre.
Selon les informations
recueillies, des hommes armés ont fait irruption lundi soir dans le monastère, obligeant
les religieuses à quitter les lieux, et à les suivre, les emmenant à Yabroud, à 30
kilomètres au nord de Maaloula, dans la région de Qalamoun.
Pour Frédéric
Pichon, historien spécialiste de la Syrie et auteur d’une thèse sur le village de
Maaloula, cette action des djihadistes est une conséquence de l'offensive lancée
par l'armée de Bachar Al-Assad pour reconquérir la totalité de cette région stratégique.
Vous
avez écrit une thèse sur le village de Maaloula. Y-a-t-il une position stratégique
dans les affrontements entre rebelles syriens et armée de Bachar Al-Assad ? Le
village a subi un assaut qui l’a complètement vidé de ses habitants dès le 9 septembre
dernier. Depuis ce temps-là, l’armée avait réussi à chasser des djihadistes d’Al-Nosra,
du moins dans la partie basse du village (car il faut tenir compte de la topographie
de Maaloula). Il se trouve que l’armée tenait, avait réussi à reprendre le village,
et la totalité des habitants avaient fui à Damas.
A mon avis, l’agression est
donc davantage un contrecoup de l’opération militaire qui est justement menée dans
la zone du Qalamoun par l’armée syrienne depuis trois semaines maintenant. Ça met
en danger les chrétiens, d’ores et déjà au-delà des personnes qui ont déjà été tuées
lors de l’épisode de septembre dernier. Et d’un point d’un point de vue historique
également, ce que je vois, c’est un véritable massacre archéologique qui a eu lieu
en particulier dans la nuit du dimanche à lundi puisque les rebelles ont en fait utilisé
une technique un peu inhabituelle, c’est-à-dire qu’ils ont fait rouler des pneus bourrés
d’explosifs depuis les montagnes en direction du village qui est situé en bas.
J’ai
pu voir des photographies, des habitants sur place m’ont indiqué qu’un certain nombre
de maisons ont été dynamitées. Je ne parle même pas de l’état des édifices religieux,
notamment du couvent Saint-Serge, occupé et pillé depuis plus d’un an et demi, une
église qui date quand même du quatrième siècle après Jésus-Christ.
Plus
globalement, dans le conflit syrien, est-ce qu’on vit un point de basculement concernant
les chrétiens ? Est-ce qu’ils sont, par exemple, de plus en plus visés par la rébellion
? Depuis le début du conflit, les chrétiens n’ont été pris à partie qu’en tant
qu’ils sont, en quelque sorte, le maillon faible, c’est-à-dire que ce sont des gens
qui ne sont pas armés et qui, dans les situations de guerre civile et de chaos font
évidemment les frais des désordres. Plus clairement, c’est une opposition entre sunnites
fondamentalistes et chiites, ou en tout cas les communautés hétérodoxes de l’Islam.
Donc plutôt un combat entre musulmans.
Alors, est-ce que l’épisode actuel
semble marquer un tournant ? Je ne veux pas encore y croire. Je pense que c’est surtout
l’aspect symbolique, c’est-à-dire ce que représentait traditionnellement la protection
des chrétiens et des minorités en général par le régime, qui a été attaqué à nouveau
à Maaloula. Je crois aussi que c’est encore une fois dans la foulée de ce qui est
en train de se passer au Qalamoun : un certain nombre d’autres villages chrétiens
ont été repris par l’armée syrienne (Deir Al'Attiyeh et Qara).
Par conséquent,
je crois que l’étau se resserre sur une ville, Yabroud, à proximité de Maaloula et
que cette sortie d’Al-Nosra est davantage une espèce de baroud d’honneur. La preuve
: il n’y a aucun enjeu dans le village, si ce n’est symbolique. Visiblement, le modus
operandi est assez nihiliste puisqu’il consiste à détruire à coups d’explosifs un
patrimoine archéologique. Cela me semble davantage une espèce de fuite en avant qu’une
stratégie globale.
Les douze religieuses orthodoxes seraient actuellement
retenues à Yabroud. Quel intérêt pour les djihadistes de déplacer ces sœurs dans ce
village ? Yabroud est effectivement une ville qui est tombée assez vite aux
mains de la rébellion, dans les premiers mois de l’année 2011. Il ne faut pas non
plus oublier que c’est une administration autonome qui s’était installée à Yabroud
et elle levait d’ailleurs tribut sur les populations chrétiennes de Yabroud qui, d’après
mes sources, payaient plus de 35.000 dollars par mois pour jouir de la protection
des rebelles. Ça s’appelle de la protection, ou aussi du racket. Or, cette ville est
l’un des derniers maillons que l’armée syrienne n’a pas encore repris. Je crois qu’il
s’agit tout simplement de faire du chantage en utilisant éventuellement ces religieuses
comme boucliers humains et d’éviter un assaut qui parait éminent sur Yabroud.
La
région de Qalamoun est connue pour être stratégique. Pourquoi ? Avant le conflit,
la région abritait déjà un certain nombre de bases et de dépôts de munitions de l’armée
syrienne. Le Qalamoun est l’un des contreforts de l’Anti-Liban, la chaîne montagneuse
qui sépare la Syrie du Liban. Il était doté de casernes et d’installations militaires
du régime mais cette région montagneuse permet de passer au Liban par des chemins
muletiers ou de montagne. Par conséquent, la contrebande, les armes, les combattants
passaient cette frontière assez poreuse et le Qalamoun. Pour le régime, il s’agit
de stopper cet afflux, cette porosité, ces trafics, cette contrebande déjà existante
en temps de paix dans le Qalamoun. C’est pour cette raison, je pense, qu’ils ont récemment
lancé cette offensive.
Concernant les sœurs orthodoxes, il y a actuellement
deux hypothèses : soit un enlèvement, soit une prise de contrôle du couvent par les
rebelles pour avoir la main libre à Maaloula. Selon vous, est-ce que cette seconde
hypothèse est crédible ? Oui, les djihadistes savent très bien que l’armée
syrienne sera également jugée sur la manière d’opérer la reconquête du village, classé
au patrimoine de l’UNESCO et qui abrite notamment le couvent Sainte-Thècle dont sont
originaires les religieuses et des vestiges archéologiques très importants. L’endroit
est très compliqué à prendre, facilement défendable. En se barricadant à l’intérieur,
ils espèrent deux choses : soit que l’armée y aille et ne fasse pas dans la dentelle
(ce dont elle est malheureusement très capable), soit que du coup l’armée soit obligée
de ne pas intervenir et ne puissent rien faire concernant ce site.
Propos
recueillis par Jean-Baptiste Cocagne
Photo : l'entrée de Maaloula, endommagée
par les échanges quotidiens de tirs