« Douleur des peuples et voies de paix » : c’est un des thèmes qui a été explorés
lors de la rencontre internationale pour la paix de la communauté Sant’Egidio à Rome,
fin septembre début octobre. Lors de cette table ronde, la question de la souffrance
des victimes de conflits, de celle de personnes souffrantes de maladie, d’exclusion,
d’isolement a été abordée par un panel ayant témoigné personnellement pour la plupart
des souffrances subies.
Le cardinal Vinko Puljic, archevêque de Sarajevo,
est revenu sur son expérience durant la guerre au début des années 1990 en Bosnie-Herzégovine.
L’archevêque arménien-orthodoxe, Armash Nalbandian, a lui évoqué le conflit qui déchire
son pays, la Syrie. Rita Prigmore, de la communauté sinti d’Allemagne, a raconté sa
propre histoire, le génocide dont a été victime sa communauté et la manière dont elle
a survécu et pardonné à ses bourreaux alors qu’elle n’était qu’un bébé. Le rabbin
David Rosen, du congrès juif américain, a parlé de la Shoah et de la souffrance du
peuple juif.
Le père Antoine Guggenheim, directeur du Pôle de recherche du
collège des Bernardins à Paris, est revenu dans son intervention sur ce thème de la
souffrance au travers de trois intellectuels : Irving Greenberg, juif américain qui
aborde la Shoah comme défi pour le judaïsme ; Jean-Claude Larchet, penseur français
orthodoxe qui appelle à un renouvellement du christianisme et Julia Kristeva, psychanalyste
française qui aborde le problème de la souffrance via le cas des personnes handicapées.
Il revient sur ce thème de la douleur au micro de Xavier Sartre
«
La douleur détruit, la douleur abime, la douleur rend la vie elle-même insupportable.
Donc la paix ne peut en être que si la personne qui souffre et les personnes qui sont
avec elle puisent ailleurs ou puisent dans des profondeurs une énergie qui n’est pas
entièrement détruite par la douleur. La douleur consomme de l’énergie. On le voit
bien à l’hôpital quand on visite des malades, on le voit bien au cimetière quand on
raccompagne des gens qui ont vécu un décès, on le voit bien dans la guerre quand la
violence s’abat. La douleur détruit mais l’être humain possède des ressources inouïes
qu’aucun animal ne pourrait avoir, qui viennent de ses idéaux, qui viennent de ses
raisons de vivre, qui viennent de sa foi et qui viennent de Dieu lui-même. » Et
est-ce que le pardon est la seule voie pour arriver à cette paix ? « Le
pardon est impossible aux hommes. Dieu seul peut pardonner comme le fait comprendre
toute l’Écriture Sainte mais il est l’idéal par où on se sort de la violence que l’on
subit. Et il y a la souffrance que l’on subit et la violence que l’on impose aux autres.
Personne n’est complètement innocent. Le pardon est l’idéal qu’il faut désirer parce
que sinon je reste dans la vengeance et la vengeance, c’est le mal qui m’a détruit.
Le mal que l’on m’a fait me rend moi-même mauvais et donc la victoire du mal est totale.
Au début on n’a pas envie de pardonner bien sûr . Et peut-être que certains n’y arriveront
jamais. Le but n’est pas de faire peser sur le victimes un devoir de plus qui serait
le devoir de pardon, ça n’a pas de sens. Mais sortir par exemple de la vengeance est
déjà demander la justice. Il faut appeler un chat un chat. Il faut nommer le mal.
Il faut dire que ceci est un génocide, que ceci a été une violence. Donc la vérité,
la justice sont déjà au fond des actes d’amour. C’est renoncer à devenir soi-même
violent, à rendre un coup ou dix coups pour un coup alors que dès qu’on nous fait
mal on a envie d’être violent. Le pardon c’est l’ultime chemin mais il est déjà dans
le cœur depuis le début quand on ne s’est pas laissé détruire. C’est dire : l’autre
vaut mieux que le mal qu’il m’a fait. L’autre aussi est un être humain ou l’autre
aussi est un enfant de Dieu, lui aussi est blessé. S’il est blessant, c’est qu’il
est blessé. S’il reconnaît son tort, qui suis-je pour l’enfermer dans son passé ?
» Le pardon, vous l’avez évoqué au travers de Dieu. Les violences malheureusement
touchent aussi bien les croyants que les non-croyants, aussi bien du côté des victimes
que du côté on va dire des agresseurs, comment peut-on trouver la valeur qui pourrait
transcender un peu tous ces clivages pour amener à la paix ? « Il y avait
depuis la Seconde guerre mondiale et en particulier depuis la Shoah un chemin qui
se dessinait, qui, sans relativiser du tout la différence entre les croyants et les
incroyants montrent que les uns et les autres sont pareillement convoqués, invités
à changer à cause de la souffrance. Les croyants doivent analyser ce qui dans leur
compréhension religieuse de la souffrance ne va pas, n’est plus crédible ou ne l’a
jamais été. Les incroyants ne peuvent pas dire « le souffrance est bien la preuve
que Dieu n’existe pas et donc nous avions raison » ça serait du niveau d’une cour
de récréation, ça n’a pas de sens. Les uns et les autres doivent comprendre que le
problème du mal et de la souffrance n’est pas un problème théorique mais un problème
pratique. Ce qui rend la souffrance horrible c’est qu’elle est une réalité pratique.
Si elle était qu’une idée, ça serait plus facile de s’en sortir. Et donc la réponse
à un problème, un mystère, un scandale pratique ne peut être qu’un acte. Et donc c’est
l’amour qui est la réponse à la souffrance qui peut évidemment être reconnu par des
incroyants comme étant la charité chrétienne et imité par eux dans un combat politique
par exemple, un combat pour la justice, un combat pour l’égalité des droits, un combat
pour changer les lois en faveur des personnes handicapées. Comme le cas de Julia Kristeva
, cette femme incroyante invitée par Benoît XVI aux rencontres d’Assise. Alors il
y a encore une autre valeur qui unit croyants et incroyants dans le combat contre
la souffrance et pour le pardon, c’est la transcendance de la vie humaine, la reconnaissance
qu’on n’est pas des animaux comme les autres. Ce n’est pas tous les incroyants qui
disent ça. Mais donc nous avons une alliance particulière avec ceux des incroyants
qui sont prêts à reconnaitre que la culture humaine c’est pas la même chose que la
zoologie des batraciens ou des girafes, qu’il y a en l’homme une transcendance. Qu’elle
soit métaphysique ou pas n’est pas important à ce niveau-là et nous avons ensemble
à respecter toute vie humaine et la vie humaine quelconque. Pas simplement les grands
héros , pas simplement les grands médecins, pas simplement les grands militaires ou
chefs d’État. C’est la vie humaine quelconque qu’il faut défendre comme un trésor.
» Vous avez évoqué le cas des personnes handicapées. Selon vous la violence
qu’ils ressentent dans leurs corps ou dans leurs âmes, la violence que leur fait
la société qui ne les regardent pas ou qui les excluent… Est-ce que là aussi il y
a une voie à entendre pour aller vers plus de paix au sens de plus de sérénité dans
notre société ? « Mon père spirituel depuis presque vingt ans est un prête
aveugle et pourtant il voit mieux que moi sur beaucoup de choses. La personne qui
vit un handicap, elle n’est pas une personne qui doit faire tout l’effort pour s’adapter
à une société qui serait seulement pour les bien-portants et puis pour les autres,
on met quelques ascenseurs en plus ou on abaisse la porte des autobus ou quelque chose.
Non, ce qui fait la dignité d’une société c’est de permettre à tous les citoyens,
et tout être humain fils d’un être humain est un citoyen, de pouvoir avec les capacités
qui sont les siennes et avec les aides que la société peut donner, être prise en charge.
Mais il y a, et c’est une incroyante qui me l’a fait remarquer, dans la mission qu’elle
avait fait pour Jacques Chirac en France, Julia Kristeva disait « la prise en charge
c’est déjà beaucoup mais ça enferme toujours les personnes handicapées dans une catégorie
spéciale, ceux qu’on aident et ça enferme aussi ceux qui les aident dans une catégorie
spéciale qui deviennent motivés par un combat particulier qui est le leur pour le
respect des droits des personnes handicapées ».En fait, nous avons découvert, et je
pense que c’est aussi une découverte d’après la Shoah, que autour de la question des
personnes handicapées,et notre Dieu est aussi un Dieu qui a connu le handicap sur
la croix, nous découvrons aujourd’hui que ces personnes nous révèlent ce qu’est l’essence
de la société humaine, ce qui est le plus important dans la démocratie, qui est l’attention
aux vulnérabilités de l’autre, l’attention à ce que l’autre peut faire de ces vulnérabilités
et c’est pour ça que les victimes ont un statut particulier à condition qu’on les
conduisent à désirer la justice et non pas la vengeance et à désirer le pardon et
non pas simplement la justice. Il y a une découverte extraordinaire qui peut se
faire et les personnes handicapées sont un trésor pour cela. Il faut pas exiger d’elles
qu’elles deviennent toutes champions de course à pied ou champions d’échecs. Chacune
est à respecter dans sa personnalité et son histoire et les familles sont à aider
bien sûr. »