Entretien - Mercredi 11 septembre, les Chiliens vont commémorer le quarantième
anniversaire du coup d’Etat du général Augusto Pinochet. Le chef d’état-major des
armées renversait par la force et dans le sang le président Salvador Allende, qui
mourra au moment de l’assaut des militaires sur le palais de la Moneda, à Santiago.
Ce coup d’Etat ouvrait la porte à une féroce répression qui fit environ trois mille
disparus et à une dictature qui a duré jusqu’en 1990. C'est à cette date que le général
Pinochet remettait le pouvoir aux civils.
Le Chili a beaucoup changé depuis
quarante ans et le pays aujourd’hui vit en grande partie de l’héritage de la dictature
et des institutions léguées aux civils. Olivier Compagnon, professeur d'histoire
contemporaine à l’IHEAL (Institut des Hautes Etudes de l'Amérique Latine), revient
avec Xavier Sartre sur ce Chili modelé par le général Pinochet
Depuis
1990, le Chili est revenu à la démocratie mais le souvenir du coup d’Etat et de la
dictature est encore vivace et les victimes de la répression ou leurs proches réclament
toujours justice alors qu’une loi d’amnistie jamais remise en cause depuis plus de
vingt ans met à l’abris de toute poursuite judiciaire les auteurs de crimes commis
sous la dictature entre 1973 et 1990. Régulièrement, des manifestations ont lieu pour
que les responsables soient traduits devant les tribunaux. Le quarantième anniversaire
leur donne l’occasion de se faire entendre une nouvelle fois.
Ce qui n’est
pas nouveau puisque déjà « en 2003, à l’occasion du trentième anniversaire, on avait
constaté une mobilisation très importante autour des questions de justice non résolues
et de mémoire » constate Olivier Compagnon. Même phénomène cette année avec le quarantième
anniversaire. « C’est l’occasion de revenir une nouvelle fois sur les plaies mal refermées,
liées à ce coup d’Etat ».
Mais le fait de parler autant de ce putsch est lié
aussi à des raisons « plus structurelles » explique le chercheur. « Il est normal
que les familles des victimes, les victimes elles-mêmes, continuent de réclamer justice
indépendamment des commémorations » alors que les responsables jouissent de l’impunité.
Ces éléments font qu’il est impossible de comprendre le Chili contemporain sans avoir
en mémoire le coup d’Etat de septembre 1973.
Justice, mémoire et économie
Selon
Olivier Compagnon, trois questions essentielles sont posées par la dictature. La première
est celle liée à la justice et au fait que les bourreaux et autres responsables sous
la dictature « coulent des jours heureux dans leur retraite dorée. Mais cette question
tend à s’amenuiser du fait de la disparition progressive des acteurs de 1973. Cependant,
le Chili est le seul pays de la région qui n’a, à aucun moment, organisé des vagues
de procès. » Il suffit de voir l’Argentine et les nombreux procès qui ont eu lieu
depuis 1983, date du retour de la démocratie. Le général Videla, un des dirigeants
de la junte au pouvoir entre 1976 et 1983, ou du capitaine Astiz, tortionnaires à
l’ESMA, un des principaux centres de répression de la dictature argentine.
La
deuxième question, très liée à la première, est celle de la mémoire. « L’inauguration
du musée de la Mémoire à Santiago, il y a dix-huit mois, semblait avoir résolu cette
question mais les débats ne se sont pas vraiment apaisés. D’une part, les héritiers
du pinochétisme ont revendiqué une mémoire à eux du coup d’Etat et des années de plomb.
D’autre part, le musée de la Mémoire a créé pas mal de polémiques au sein de la gauche
chilienne. Cette mémoire ne rendrait pas compte de toute la diversité des victimes
et des crimes qui ont été commis », analyse Olivier Compagnon.
Le troisième
élément est le modèle économique. « Aucun gouvernement de la transition, ni aucun
gouvernement démocrate-chrétien des années 1990 ou socialiste des années 2000 n’a
rompu avec le modèle ultra-libéral instauré par Pinochet » avec l’aide des Chicago
Boys, constate le chercheur. Ce modèle économique et social a « une double conséquence
paradoxale » : d’une part l’économie du Chili est en bonne santé et fait du pays «
un jaguar de l’Amérique latine » prisé des investisseurs étrangers ; d’autre part,
des écarts de richesses parmi les plus importants au monde avec des « conséquences
sociales monstrueuses comme la destruction des services publics comme l’enseignement
».
L’un des traits marquants du Chili contemporain est le relatif consensus
au sein de la population et de la classe politique sur ce modèle économique et social.
Mais c’est loin d’être le seul sujet d’accord. La constitution, même amendée dans
les année 2000, demeure celle écrite par le général Pinochet. Si les Chiliens n’ont
pas remis tout en cause c’est aussi parce que la dictature a bénéficié du soutien
d’une part de la population. « Tous les régimes sud-américains, comme le Chili, l’Argentine,
l’Uruguay ou le Brésil, ont bénéficié d’une forme de consensus. Il y avait évidemment
des opposants et des victimes, mais les régimes ont tous eu une base sociale au sein
de l’opinion et c’est cela que l’on peut encore lire aujourd’hui », conclut Olivier
Compagnon.
Photo : des militants des droits de l'Homme portant les
photos de personnes disparues lors de la dictature chilienne lors d'une manifestation
dimanche 8 septembre à Santiago.