Tout est parti du projet de construction d'un centre commercial, prévu à la place
d'un parc public à Istanbul. Depuis vendredi, la protestation contre ce projet s'est
transformée en manifestation massive contre le pouvoir en place, et s'est étendue
au reste de la Turquie.
A Ankara, la capitale, la police a utilisé lundi soir
des gaz lacrymogènes et de canons à eau. Les affrontements entre forces de l'ordre
et manifestants auraient déjà fait plus de mille blessés à Istanbul et au moins 700
à Ankara. Deux jeunes hommes sont morts, l'un à Istanbul et l'autre à Hatay, près
de la frontière syrienne dans le sud du pays.
C'est la première fois que le
pouvoir en place doit faire face à un tel mouvement de contestation. L'AKP, le parti
du Premier Ministre Recep Tayyip Erdogan, est à la tête du pays depuis 2002. Parmi
les manifestants, certains reprochent à Erdogan d’être trop conservateur et de vouloir
« islamiser » la société turque. Mais pour Samim Akgonul, chercheur au CNRS
et professeur à l'Université de Strasbourg, cette contestation n’est pas du tout identitaire.
Il est interrogé par Antonino Galofaro.
Samim
Akgonul souligne que si les similitudes existent entre ce qu'est en train de vivre
la Turquie et les "printemps arabes" (jeunesse, utilisation des réseaux sociaux, occupation
longue), les manifestants turcs ne sont pas face à un dictateur qui a pris le pouvoir
par un coup d'Etat. De son côté, Erdogan réfute le terme de "printemps turc",
qualifiant les manifestants d'"extrémistes" ayant des "liens" avec l'étranger.
Protestations
Turquie : la société civile contre l’autoritarisme
Le premier ministre
Erdogan a lancé un appel au calme lundi matin alors que les manifestations ont continué
dans la nuit de dimanche à lundi. Des centaines de blessés ont été répertoriés et
peut-être même deux morts depuis le début des manifestations vendredi soir. La violence
de la répression policière sur les manifestants a déclenché la réaction des partenaires
étrangers, Etats-Unis et Union Européenne en particulier, et les excuses du premier
ministre. Chercherait-il à redorer son image internationale, ternie par les affrontements
? La Bourse en effet en chute lundi, signe de l’inquiétude des investisseurs après
ce week end agité. La pérennité du parti Justice et Liberté (AKP) et de son chef Recep
Tayyip Erdogan au pouvoir depuis 2003 est principalement due à la croissance économique.
Elle permettait jusqu’ici de compenser l’ autoritarisme croissant, la destruction
des fondations laïques de la société turque moderne, le capitalisme à outrance, la
limitation de l’Etat de droit et de la liberté d’expression.
Capitalisme
islamique
A l’origine de ces révoltes : un ultime plan d’aménagement urbain,
qui prévoit l’expulsion d’habitants de certains quartiers, moins d’espaces verts pour
un nouveau centre commercial, l’édification d’un nouveau pont sur le Bosphore ou encore
la construction de la plus grande mosquée de Turquie . En toile de fond se trouve
aussi l’ islamisation progressive de la société: restrictions sur l’alcool et les
avortements, diffusion du port du voile islamique. En d’autres termes, le rejet de
la civilisation européenne et de l’héritage du laïcisme moderne d’Atatürk vers un
capitalisme islamique peu cohérent avec la société turque. Ce mouvement de protestation
en Turquie n’est pas comparable aux printemps arabes : le premier ministre Erdogan
a été élu démocratiquement, à trois reprises, et est toujours soutenu par une forte
majorité de la population, très conservatrice. Les réussites de l’AKP sont nombreuses
: croissance économique, disparition de la menace de coup d’Etat et perte de pouvoir
de l’armée. La Turquie a même été érigée en modèle régional et international de conciliation
entre islamisme modéré et démocratie
Démocratie autoritaire
Les
Turcs ont vu leur liberté et leur pouvoir politique augmenter ces quinze dernières
années, puis se restreindre plus récemment avec l’autoritarisme croissant du premier
ministre, qui se rêve en nouveau sultan. Recep Tayyip Erdogan ambitionne de présidentialiser
le régime, en commençant par les élections présidentielles de 2014, qu’il compte bien
remporter. Elles seront pour la première fois au suffrage universel direct. Le
contrôle de la presse est fort: la Turquie est le pays avec le plus grand nombre de
journalistes emprisonnés, les médias n’ont pas couvert les manifestations pendant
les deux premiers jours par peur de représailles, Twitter est considéré comme une
« menace pour la société turque » par le premier ministre. Si l’on ajoute la faiblesse
de l’opposition institutionnelle, rien ne semblait pouvoir empêcher la réalisation
des desseins du premier ministre Erdogan.
Si une démocratie se juge à la force
de sa société civile, la contestation actuelle est une bonne nouvelle pour la république
de Turquie. Les Turcs ont montré ces derniers jours qu’ils refusent la dérive autocratique
de leur premier ministre. La société civile est mature, et pas seulement pour une
élite urbaine : la contestation, partie d’Istanbul, s’est vite répandue à la capitale
Ankara et aux villes de province. Les évènements récents prouvent que les Turcs, s’ils
soutiennent toujours Recep Tayyip Erdogan, ont leur mot à dire sur la conduite de
l’Etat. (J.Degosse)