Paix et réconciliation en Afrique: les voies de la tradition
La visite du Pape au Bénin revêt aussi la portée de souligner aux yeux d’une opinion
internationale pas toujours bien informée les efforts de tout un continent sur la
voie de sa propre réconciliation. Le Bénin, comme il a été dit, est le tout-premier
pays d’Afrique francophone à avoir initié, en 1990, une conférence nationale, processus
original destiné à aider les forces vives de la nation à tourner la page de l’époque
du monopartisme et à s’ouvrir à la démocratie pluripartite.
Dans le contexte
ayant suivi l’écroulement du Mur de Berlin en 1989, cette étape fit appel à l’Eglise.
C’est en effet l’Archevêque de Cotonou d’alors, Mgr Isidore de Souza, qui dirigea
cette conférence et qui en présida la phase suivante de la transition. Ensuite au
Gabon, au Congo et en République démocratique du Congo notamment, la société en fit
de même, avec plus ou moins de succès.
Depuis lors, l’Afrique n’a cessé de
chercher les solutions à des problèmes lancinants comme ceux de la paix et de la justice
au cœur du message du Deuxième Synode sur l’Afrique. Ils ont été déclinés sous des
formes diverses surtout dans un pays comme le Rwanda, déchiré par un génocide effroyable
en plein 1er Synode africain, en 1994. Dans la réflexion qui suit, Albert Mianzoukouta
de Radio Vatican, offre quelques traits saillants des formes traditionnelles africaines
de paix, justice et réconciliation.
PAIX ET RÉCONCILIATION EN AFRIQUE:
LES VOIES DE LA TRADITION
L’inculturation de la Parole de Dieu en Afrique
a consisté à traduire le message évangélique dans les contours de la culture de tous
les jours pour le rendre reconnaissable des identifiants culturels. Car, en effet,
beaucoup de réalité matérielles de l’Evangile ne peuvent pas directement « parler
» à l’Afrique si elles ne sont pas mises en situation. C’est pourquoi, dans beaucoup
de traductions bibliques, l’effort a consisté à mettre au service de la compréhension,
des concepts non des mots. Au lieu de « Notre pain quotidien », les Textes sacrés
inculturés parlent de « Notre manger de tous les jours » : le pain est une notion
importée qui, dans certaines sociétés renvoie à des réalités imposées, parfois par
la force (colonisation). Mais dans le sens inverse aussi, il a fallu faire
un effort pour ceux qui ont cherché à comprendre la culture africaine de l’extérieur,
pour trouver les signifiants les plus proches du vécu vrai à des réalités qui pouvaient
paraître bizarres pour le moins. Un chef traditionnel, auquel on obéit aveuglément,
est-il la preuve d’une inclination portée vers le despotisme ou la dictature ? Les
rites : de sacrifice ou d’initiation sont-ils des manifestations païennes condamnables
obligatoirement par le chrétien baptisé ? De part et d’autre de la recherche culturelle,
un effort a donc consisté à puiser dans les pratiques des peuples ce qui pouvait enrichir
l’Evangile entendu et vécu par un Bantou de l’Afrique sub-saharienne. Et un peu plus
tard, lorsque les peuples sont venus à l’indépendance et l’affirmation de souveraineté
de leurs Etats, puiser dans les cultures a permis en certaines situations de trouver
les mécanismes de coexistence pacifique dans la vie de ces nations bâties à l’occidentale.
1-
La cosmogonie bantoue au service de la communion Ne pas prendre cela en compte
pourrait faire passer à côté les notions comme : • paix (qu’est-ce que
ça veut dire ?) • réconciliation (pourquoi et comment ?) dans des nations
qui sont des inventions coloniales ; des conglomérats forcés et artificiels de peuples
pas si voisins mais si éloignés non plus, si on ne s’intéresse pas d’abord à savoir
distinguer qui est mon frère • justice (quels sont ses préalables dans un
contexte culturel où la communauté seule décide et l’individu suit ?)
Baignée
dans le rationalisme cartésien la pensée, même celle de l’Africain d’aujourd’hui,
a du mal à accepter que la vie est un tout qui n’est pas le simple produit biologique,
c’est don de Dieu qui ne signifie pas respirer, mais jouir de tous les attributs de
l’harmonie et, donc, poser et recevoir les actes qui garantissent cette harmonie avec
Dieu, avec les hommes et avec les morts – les esprits ! C’est la clé de la cosmogonie
du Bantou [ce thème ainsi que les aspects de la culture africaine sont efficacement
décrits par John Mbiti. Cf. Mbiti (John Samuel), African Religions and Philosophy,
Edition Heinemann, 1969, 290p], de sa vision « anthropocentrique », [cf. Mbiti, African
Religions and Philosophy, Edition Heinemann, 1969, 290p] l’homme était l’aboutissement
un cercle vertueux dont le seul ordonnateur est Dieu. La littérature rapporte de
nombreux cas de personnes effectivement mortes parce qu’elles ont été rejetées par
leur famille. D’ailleurs, dans de nombreuses contrées africaines, les délinquants
ne sont que des personnes en déperdition du fait que leurs familles les ont rejetés
– ou qu’ils ont rejeté leurs familles – ou du fait que, sans racines, ils ne peuvent
pas citer un seul nom d’ancêtre mort, donc sont dépourvus de référence sociale vitale. La
paix ne s’entend donc que de l’individu vers et avec la communauté, l’extérieur et
au-dedans de lui ; la réconciliation ne vise qu’à restaurer l’harmonie avec la communauté
des vivants et des morts ; la fraternité est le lien qui unit tous ceux qui partagent
de telles valeurs, si possibles au travers d’une même langue, mais surtout en reconnaissance
d’un même ancêtre.
2- Les tribunaux traditionnels « Gaçaça » du Rwanda Une
illustration de ces notions nous est fournie par le Rwanda. En 1994, ce pays plongeait
dans l’effroyable : entre 800.000 et 1 million de personnes périssait dans un génocide
aux contours ethnico-politiques. Le 8 novembre 1994, la résolution 955 du Conseil
de sécurité de l’ONU créait un Tribunal spécial international, avec siège à Arusha
(Tanzanie) pour juger les coupables du génocide. De leur côté, les juges rwandais
parvenaient à jeter en prison quelque 120.000 « génocidaires » de tous genres qu’ils
commencèrent à juger à partir de décembre 1996. De 1995 à avril 1999, le Tribunal
d’Arusha avait pu juger 15 suspects, 31 autres attendaient de l’être. Dans le même
temps, la justice rwandaise affirmait avoir pu trancher le cas de 6.000 suspects.
A ce rythme-là, il aurait fallu 200 ans pour juger tous les coupables de génocide.
D’où le recours aux tribunaux traditionnels gaçaça, littéralement « sur l’herbe ».Il
s’agit de juridictions qui reposent la notion de justice sur le principe de la reconnaissance
de la faute commise et du pardon accepté et donné par l’ensemble de la communauté.
Les gaçaça siègent sur l’herbe du village, pas dans des palais de justice ; le coupable
est au centre où il reconnaît ou nie les faits et demande pardon puis reçoit ce pardon
de l’ensemble de la communauté. Grâce à ces tribunaux, la justice rwandaise a pu
vider les prisons de la grande majorité des incarcérés à partir de juin 2006. [Une
intéressante lecture complémentaire sur les mécanismes traditionnels de guérison sociale
au Rwanda après le génocide de 1994 pourrait être l’analyse de Mme Clay. Cf. Rebecca
A. Clay, Healing the scars from Rwandan’s war, APA Monitor on line, April 1999]
3-
Eglise-Famille Dans le soubassement culturel décrit ci-dessus, on mesure assez
l’intuition prophétique du Pape Jean-Paul II, d’abord de convoquer un Synode continental
pour l’Afrique en 1994, ensuite d’asseoir les conclusions pastorales de celui-ci sur
la notion d’Eglise-Famille. Vue comme membres du Corps mystique du Christ, l’Eglise
catholique africaine est donc invitée à réévaluer le degré de son engagement évangélique
et la manipulation de termes qui, autrement, n’auraient qu’un sens désincarné. « Fraternité
», « solidarité » mais aussi « pardon », « réconciliation » et même « justice » deviennent
ainsi des réalités qui s’appréhendent mieux lorsqu’elles sont considérées à l’intérieur
du moule de la famille, qui est une réalité très concrète aux yeux de l’Africain. Même
les notions de « hiérarchie », de « prêtre » trouvent leur adhésion automatique lorsqu’elles
renvoient au fonctionnement d’un village typique, mais surtout d’une famille africaine
modèle. Vu ainsi, il devient plus facile d’expliquer, appréhender, appliquer une
ecclésiologie qui chemine avec la réalité et le vécu de l’homo-africanicus. Dans le
village africain - et donc dans la famille africaine –, les habitants ne sont pas
des individus quelconques : ils sont les descendants d’une même lignée clanique, dont
les ancêtres reposent dans un même cimetière et assurent ainsi la « protection » du
village tout entier. Les cas de disputes, de maladie, de distorsions sociales se jugent
en référence aux valeurs partagées. Un menteur peut être invité à « jurer au nom de
l’ancêtre », en cas de doute sur sa sincérité. Le chef du village, aidé du dépositaire
mystique du pouvoir de médiation occulte avec les ancêtres – que les Occidentaux à
leur arrivée en Afrique ont appelé « sorcier » ou « féticheur » - seconde le chef
du village dans l’addition des deux pouvoirs qui garantissent l’harmonie culturelle
: le respect des us et coutumes et le dialogue avec le monde des disparus, devenus
médiateurs de vie. Dans Eglise-Famille, Dieu devient effectivement le Père qui
donne la vie et la protège ; ses fils agissent dans l’obéissance des lois qui ne l’offensent
pas ; tous ceux qui se reconnaissent dans cette réalité sont frères et sœurs et se
doivent les uns aux autres tous les devoirs d’assistance et de respect que les membres
d’une même famille ont l’obligation de se porter.[Pour une poursuite de la réflexion
sur cette notion d’Eglise-famille, on lira opportunément le livre: Ramazani Bishwende
A., « Eglise-famille-de-Dieu », Esquisse d’ecclésiologie africaine, L’Harmattan,
Paris 2001, 214 p.]