2011-11-15 15:14:36

Une délégation libanaise reçue au Vatican. Entretien avec Tarek Mitri


L’ancien premier ministre libanais Fouad Siniora a été reçu ce lundi 14 novembre au Vatican. Il était accompagné de l’ancien ministre Tarek Mitri, chrétien grec-orthodoxe et de Mohammed Sammak, secrétaire général du Comité national de dialogue islamo-chrétien, universitaire et écrivain. Ils ont été reçus par Mgr Dominique Mamberti, secrétaire du Saint-Siège pour les rapports avec les États. Selon un communiqué publié par le bureau de M. Siniora, la réunion a porté sur la situation au Liban et dans la région. Lors de l’entretien, M. Siniora a insisté sur l’importance du Liban qui incarne une formule de coexistence islamo-chrétienne et son importance en tant que modèle démocratique.
L’ancien chef de gouvernement a évoqué la lutte que mènent les Libanais pour préserver l’indépendance de leur pays, depuis 2005, surtout au lendemain de l’assassinat de Rafic Hariri et ses compagnons, et les événements qui ont suivi jusqu’à ce jour. Il a également fait part de sa « position favorable au printemps arabe qui promet des changements au niveau de la région arabe en vue de l’instauration de régimes démocratiques et de la reconnaissance des droits de l’homme ».
Pour sa part, Mgr Mamberti a insisté sur le message de convivialité incarné par le Liban, assurant l’attachement du Vatican à la formule libanaise singulière, insistant sur l’importance des développements dont témoigne le monde arabe.
Le monde arabe est traversé depuis des mois par un vaste mouvement qui a mené, dans certains pays, à la chute des régimes en place. Ces mouvements ont été accueillis le plus souvent avec sympathie dans le reste du monde. Et puis on a commencé à s’inquiéter, surtout après la victoire du parti islamiste Ennahda en Tunisie et après l’annonce par le président du CNT en Libye de l’adoption de la Charia comme loi essentielle.
Le printemps arabe aurait-il des effets pervers ? Romilda Ferrauto a posé la question à Tarek Mitri qui a été ministre à plusieurs reprises au Liban : de l’environnement, de la culture et de l’information. Il met en garde contre la peur, mauvaise conseillère RealAudioMP3


Transcription (réalisée par Manuella Affejee)

R.F : Monsieur le Ministre, le monde arabe est traversé depuis des mois par un vaste mouvement, qui a mené dans certains pays, à la chute des régimes qui étaient en place… Alors, j’avais envie de vous demander, en guise d’entrée en matière, si vous vous y attendiez, si c’était en quelque sorte, prévisible?

T.M : C’est très difficile de prévoir tout ce qui est arrive au monde arabe. On savait, bien entendu, qu’il y avait un malaise, que la jeunesse souffrait de problèmes économiques, sociaux, de plus en plus graves ; qu’il y avait une demande, dans nos sociétés, de liberté, de plus grande démocratie…. Mais qu’il y ait un mouvement populaire de cette envergure, je crois, c’est un évènement qui a surpris beaucoup de monde.

R.F : Alors ces mouvements ont été accueillis le plus souvent avec sympathie dans le reste du monde ; on a parlé de “Printemps arabe”, on parle toujours d’ailleurs de “Printemps arabe”, et puis on a commencé à s’inquiéter, surtout après la victoire du parti Ennhada en Tunisie par exemple, ou après l’annonce par le président du CNT en Libye, de l’adoption de la Charia, comme loi essentielle. Monsieur Mitri, y –a-t-il de quoi avoir peur ? Le “Printemps arabe” aurait-il des effets pervers ?

T.M : Parfois, juste l’appellation “Printemps arabe” suggère que toutes les promesses, voire tous les rêves sont permis. Or, les changements n’arrivent pas d’un jour à l’autre. Il y a souvent des attentes déçues, il y a une réalité qui dissipe parfois l’enthousiasme des rêveurs et des révolutionnaires. Cela est vrai partout dans le monde, et n’est pas moins vrai dans le cas du monde arabe. On oublie souvent que tous les changements révolutionnaires, dans le cas du “Printemps arabe”, largement non-violents, passent par une période de transition, et cette période de transition peut durer. Le changement n’arrive pas d’une manière tout à fait immédiate, et les personnes qui se sont battues n’avaient pas de programme bien défini ; les forces politiques, à l’exception de quelques unes, s’organisent maintenant, des nouvelles élites politiques sont en train d’émerger…. Tout ça prend beaucoup de temps, alors on est dans l’incertitude. Certains sont dans l’inquiétude, que je comprends, que je respecte, mais moi je préfère avoir un regard, sur les incertitudes, plus sobre, moins marqué par la peur qui est souvent irrationnelle, et qui accélère l’avènement de ce dont on a peur.

R.F : Monsieur le Ministre, vous êtes sur Radio Vatican, on en arrive à la question qui nous préoccupe, une des questions qui nous préoccupent :, est-ce que les “Printemps arabes” peuvent aggraver la situation des chrétiens dans les pays concernés? Et est-ce que les chrétiens, on va poser la question clairement, est-ce que les chrétiens ont encore un avenir dans cette région du monde?

T.M : Vous savez, ça fait au moins une vingtaine d’années qu’on entend des voix des amis des chrétiens du monde arabe, des amis occidentaux qui annoncent l’éradication définitive de la présence chrétienne dans cette partie du monde… Et je crois que cela nous a fait du tort, parce qu’il y a beaucoup de chrétiens qui commencent à croire que l’avenir n’est pas à eux, et qui se préparent, soit à partir, soit à se replier sur eux-mêmes, au point où, sans le vouloir, ou peut-être même sans le savoir, ils réalisent ce dont ils ont peur, ils répondent à la marginalisation par l’automarginalisation. Moi je suis de ceux qui pensent que toutes les possibilités sont ouvertes, et tout dépendra, bien entendu, des chrétiens eux-mêmes, mais aussi des musulmans. Donc notre avenir, il n’y a pas de fatalité, je pense que l’engagement des chrétiens à construire ou reconstruire une nouvelle société, un nouvel ordre politique, jouera un rôle déterminant dans la construction de leur propre avenir. Depuis le début du XXe siècle, les chrétiens du monde arabe n’ont jamais pensé leur avenir indépendamment de celui de leurs compatriotes, et notre avenir est tributaire de celui de nos collectivités nationales. Maintenant, mutatis mutandis, les musulmans ne peuvent aussi, -en tous cas, dans les pays où il y a des minorités chrétiennes importantes-, ne peuvent pas construire leur avenir, indépendamment de celui des chrétiens. Donc, la présence chrétienne, l’avenir des chrétiens, est peut-être un problème pour les chrétiens eux-mêmes, mais c’est aussi un défi pour les musulmans : comment faire, afin que chrétiens et musulmans puissent ensemble construire un avenir ? C’est un défi auquel nous sommes tous confrontés. Je ne suis pas alarmiste, je ne suis pas de ceux qui pensent qu’un islamisme intolérant va gouverner le monde arabe… Il est évident que des organisations islamiques, ou islamistes sont organisées, préparées, mieux préparées que d’autres organisations politiques, cela est certainement le cas en Tunisie, et peut-être aussi en Egypte. Elles sont mieux préparées à gagner les élections, si vous voulez, mais à elles seules, ces forces ne sont pas capables de gouverner, c’est des forces qui devraient chercher le compromis avec d’autres, et je crois que tout dépendra, pour ce qui concerne les chrétiens, de leur capacité à se positionner comme acteurs politiques avec les autres dans ce processus de reconstruction démocratique.

R.F : Vous avez évoqué le rôle joué par les chrétiens, au début du siècle dernier dans les mouvements d’indépendance, dans la pensée nationale arabe… Reste que, quand on voit la multiplication de partis, disons, qui se réclament de l’Islam, ou quand on voit qu’on parle de Charia tout naturellement, comme si c’était inévitable, on a l’impression que l’émancipation, enfin le mot n’est peut-être pas juste, mais enfin, l’avenir des nations arabes passe aussi par l’Islam, s’identifie avec l’Islam… Est-ce que c’est une impression qui est erronée ?

T.M : Il ne faudrait pas s’accrocher d’une manière ahistorique, à des idées qui ont été les nôtres au début du siècle dernier, dans un contexte précis. Je sais bien que maintenant, il ne suffit pas de se réclamer de cette sensibilité de la Nahba du début du siècle dernier, il faudrait aussi prendre conscience des menaces réelles qui pourraient peser sur les minorités religieuses, au cas où une frange de l’islamisme, la frange la plus radicale de l’islamisme, se sent en mesure d’imposer des mesures restrictives, oppressives, qui toucheraient aux chrétiens. Donc il faut tenir compte de cette nouvelle réalité, mais en en tenant compte, il ne faut pas perdre le sens du discernement, parce qu’il y a dans cette montée de l’islamisme, quelques chose d’identitaire, ce n’est pas un projet politique construit, les islamistes changent, ils sont en train de changer, ils vont changer inévitablement, je ne pense pas qu’avec des slogans relatifs à l’application immédiate et totale de la Charia, les Frères musulmans en Egypte, ou Ennhada en Tunisie, vont résoudre tous les problèmes économiques, sociaux et politiques de leur pays. Donc, même si à court terme, il y a une sorte de force, de cet appel à l’application de la Charia, moi je pense que dans les années qui viendront, les islamistes eux-mêmes seront acculés à revoir leur projet politique, à la lumière des problèmes qu’ils seront appelés à résoudre. Et puis, n’oublions pas qu’au sein de la dite mouvance islamique, il y a une démarche sur toutes ces questions, plus particulièrement en Egypte, où il y a débat sur l’Etat : s’agirait-il d’un Etat, bien entendu on n’utilise jamais le mot « laïc », mais on utilise la notion de l’Etat civil ou de l’Etat constitutionnel. Il y a un document d’Al-Azhar, qui est quand même l’institution la plus légitime et la plus crédible dans l’Islam sunnite, -en tous cas, en Egypte, c’est une institution qui jouit d’une très grande crédibilité-,ils ont publié un texte où il est question seulement d’un Etat qui s’inspire des principes généraux de la Charia, mais qui donne aux assemblées élues par le peuple le droit de légiférer…Donc la notion de souveraineté du peuple, par opposition à cette vision archaïque où seul les textes religieux sont fondateurs de la loi positive, c’est une nouveauté dans le monde musulman et je crois que les chrétiens doivent en tenir compte. Je fais un appel au discernement, il ne faut pas faire des amalgames… vous savez, c’est très facile de dire que la Charia opprime les minorités, alors tous les partis qui se réclament de l’Islam ou font mention de la Charia seraient menaçants pour l’avenir des chrétiens…. Il faut nuancer tout cela, mais surtout participer à des débats réels ! Ce ne sont pas des débats d’intellectuels seulement…Je prends l’exemple l’Egypte, -la Tunisie n’a pas de minorité chrétienne concernée-je prends le cas de l’Egypte, en Egypte, il y a un débat vigoureux sur ces questions, et les chrétiens y participent. Il faudrait que, plus les chrétiens y participent, plus on a des chances de trouver, bien entendu des compromis, et puis laisser l’avenir nous permettre de changer, de revoir, de reconstruire.


R.F : Si vous me permettez, j’avais envie de vous poser une dernière question Monsieur le ministre : est-ce que vous pensez que l’Occident a le droit, et le devoir d’intervenir dans les affaires du monde arabe ? On s’est posé la question au sujet de la Libye, on se pose la question au sujet de la Syrie, on se pose la question aussi quand on prend trop la défense des chrétiens, on finit par les marginaliser, par les isoler encore plus…Alors, est-ce qu’il faudrait que l’Occident soit un peu plus discret et laisse faire ?

T.M : Pour ce qui concerne les chrétiens je ne pense pas que dans le monde moderne, enfin, dans les trente dernières années, l’occident n’a ni voulu, ni pu intervenir pour soutenir les chrétiens, ou défendre les droits des chrétiens, quand ils sont menacés ; et quand certaines personnalités politiques le font, cela est souvent contre-productif, donc l’histoire du soutien occidental aux chrétiens d’Orient est plus un mythe qu’une réalité. Maintenant, le problème de l’intervention est un double problème, à la fois moral et légal. Le Droit international n’est pas très clair, pas encore clair je dirais, sur la légalité d’une intervention. Il y a assez d’arguments en faveur d’une ingérence humanitaire, l’obligation de protéger les populations civiles par exemple, donc là c’est un argument qui va en faveur de l’intervention… Mais il y a aussi des arguments, qui relèvent de la Charte des Nations unies, dont un des piliers est la souveraineté des Etats, qui rend l’intervention étrangère pratiquement illégale. Donc c’est une question qui n’est pas tranchée sur le plan légal ; mais sur le plan moral…D’ailleurs, une chose intéressante, tout ce débat autour du droit d’intervention, est, en fait, un reflet laïc d’un débat que nous autres chrétiens avons connu depuis Saint Augustin, le débat autour de la « guerre juste », et je crois que la plupart des arguments qui sont en faveur des interventions motivées par la protection des minorités ou des Droits de l’Homme, ou l’opposition au génocide…tout cet argumentaire puise dans la théorie chrétienne de la « guerre juste ». Donc, je crois qu’il y a une obligation morale de protéger la population civile. Maintenant, moi je suis de ceux qui font la distinction entre l’obligation de protéger la population civile qui est menacée par des régimes dictatoriaux et sanguinaires, et celle d’intervenir pour changer un régime. Le cas de la Libye est un cas d’école, parce qu’au début, c’était une intervention dans le but de protéger la population civile qui était effectivement menacée par la folie de Kadhafi et de son armée, mais plus l’intervention se déroulait, plus elle a pratiquement contribué au renversement de ce régime, donc elle a été un peu au-delà de ses objectifs. On est dans une « zone grise », si vous voulez, ce n’est jamais très simple des situations pareilles….

R.F : En Syrie, on parle de 3 500 morts, on se demande s’il faudrait aussi intervenir…

T.M : Vous savez, l’opposition syrienne, et les jeunes qui sont dans les rues, qu’on tire dessus, et la population civile dans les villes qui sont pilonnées, comme Homs depuis quelques jours, ne font pas appel à une intervention étrangère, c’est le régime qui veut discréditer l’opposition en l’accusant de faire appel aux puissances étrangères. En réalité, tout ce qu’ils demandent, c’est des mécanismes d’observation qui permettent d’assurer une plus grande protection de la population civile. Jusqu’à présent, je n’ai jamais vu dans les textes de l’opposition une référence à l’intervention. Ils demandent des mécanismes d’observation qui aident à la protection de la population civile ; mais plus les choses continuent, plus la violence de l’Etat contre le peuple syrien s’accentue, plus ce besoin de protéger la population civile se fera entendre. Bien entendu, le Conseil de sécurité est divisé là-dessus, donc il est difficile de s’attendre dans le proche avenir à ce que cet appel soit entendu.








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