Le Saint-Siège souhaite la création d'une Autorité publique mondiale face à la crise
Le Conseil pontifical Justice et Paix a publié ce lundi, 24 octobre, une note intitulée
: “Pour une réforme du système financier et monétaire international dans la perspective d’une
autorité publique à compétence universelle ». L’objectif est clairement de proposer
la création d’une Autorité publique mondiale qui serait au service du bien commun.
Pour le Saint-Siège, il s’agit du seul horizon compatible avec le contexte actuel.
Le Conseil entend offrir une contribution aux responsables de la planète et à tous
les hommes de bonne volonté face à la crise économique et financière qui a révélé
– souligne le texte – des comportements d’égoïsme, d’avidité collective et d’accaparement
des biens à grande échelle. Or c’est l’avenir de l’humanité qui est en jeu : plus
d’un million de personnes vivent avec un peu plus d’un dollar par jour, les inégalités
augmentent, elles génèrent des tensions et d’importants mouvements de population.
Personne ne peut accepter que des pays se développent aux dépends des autres, personne
ne peut se résigner à voir les hommes se comporter comme des loups à l’égard de leurs
semblables : si on ne trouve pas une solution aux injustices qui accablent le monde
– avertit le Dicastère romain – les répercussions négatives qui en découlent sur le
plan social, politique et économique sont destinées à engendrer un climat croissant
d’hostilité et même de violence, et à miner les bases des institutions démocratiques,
y compris les plus solides.
Le document, qui sort alors que les pays européens
semblent englués dans les polémiques et l’absence de décisions, pointe du doigt le
libéralisme économique dépourvu de règles et de contrôle, responsable d’une crise
sans précédent qui a des effets dévastateurs sur la société. Pour sortir de la crise,
le monde ne doit pas s’enfermer dans ses vieux égoïsmes nationaux ou de classe ; il
faut un sursaut de solidarité, il faut des réponses concrètes. Les problèmes et les
défis ont pris des proportions planétaires. Le Saint-Siège réclame la création d’une
Autorité publique morale en mesure de gouverner, grâce à des structures et des mécanismes
efficaces. Cet organisme devra adopter des politiques contraignantes. Dans son encyclique
Pacem in terris, Jean XXIII avait déjà proposé une telle « Autorité », une idée reprise
par Benoît XVI dans Caritas in veritate, publiée en 2009. Finis les clubs de riches,
comme le G7 ou le G20, qui ont ignoré les exigences des pays les plus pauvres. Dans
le passé, la création des États nations a permis de mettre fin aux luttes anarchiques
entre clans et royaumes rivaux. Aujourd’hui l’humanité doit favoriser la transition
d’une situation de luttes archaïques entre entités nationales à un nouveau modèle
de société internationale respectueuse des identités de chaque peuple au sein de la
richesse multiple d’une seule humanité. Le Saint-Siège reconnaît que le processus
sera complexe et délicat, qu’une telle Autorité ne peut être imposée par la force.
Elle devrait être le fruit d’un consensus, selon le principe de la subsidiarité et
non pas l’expression de lobbies ou d’États plus ou moins développés. Marie Duhamel
a assisté à la conférence de presse, ce lundi matin, au Vatican. Elle revient sur
les principaux points de ce texte
Le document
a été présenté aux journalistes dans la salle de presse du Saint-Siège par les responsables
du Conseil pontifical Justice et Paix dont le cardinal Peter Turkson, président du
dicastère. Marie Duhamel l'a interrogé
À la suite
de la publication de cette note, Jerôme Vignon, président des Semaines Sociales de
France, explique ce qu'il retient de ce document Des propos recueillis
par Charles Le Bourgeois
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Document du Conseil pontifical Justice
et Paix
"Pour une réforme du système financier et monétaire international dans
la perspective d’une autorité publique à compétence universelle" Traduction
officielle
Preface «L’actuelle situation du monde exige une action d’ensemble
à partir d’une vision claire de tous les aspects économiques, sociaux, culturels et
spirituels. Experte en humanité, l’Eglise, sans prétendre aucunement s’immiscer dans
la politique des Etats, “ne vise qu’un seul but: continuer, sous l’impulsion de l’Esprit
consolateur, l’œuvre même du Christ venu dans le monde pour rendre témoignage à la
vérité, pour sauver, non pour condamner, pour servir, non pour être servi”». Dans
l’encyclique Populorum progressio de 1967, prophétique et toujours actuelle, Paul
VI traçait avec clarté «les trajectoires» du rapport intime de l’Eglise avec le monde:
des trajectoires qui s’entrecoupent dans la valeur profonde de la dignité de l’homme
et dans la recherche du bien commun, et qui rendent aussi les peuples responsables
et libres d’agir selon leurs aspirations les plus élevées. La crise économique
et financière que traversent les pays interpelle tout le monde – les personnes et
les peuples – à effectuer un discernement approfondi des principes et des valeurs
culturelles et morales qui sont à la base de la vie sociale en commun. Mais pas seulement.
La crise engage les agents privés et les autorités publiques compétentes au niveau
national, régional et international, à une réflexion sérieuse sur les causes et les
solutions de nature politique, économique et technique. Benoît XVI enseigne que,
dans cette perspective, la crise «nous oblige à reconsidérer notre itinéraire, à nous
donner de nouvelles règles et à trouver de nouvelles formes d’engagement, à miser
sur les expériences positives et à rejeter celles qui sont négatives. La crise devient
ainsi une occasion de discernement et elle met en capacité d’élaborer de nouveaux
projets. C’est dans cette optique que, confiants plutôt que résignés, il convient
d’affronter les difficultés du moment présent». Dans le Statement adopté à Pittsburgh
en 2009, les leaders du G20 eux-mêmes ont affirmé que «The economic crisis demonstrates
the importance of ushering in a new era of sustainable global economic activity grounded
in responsibility» (La crise économique prouve bien l’importance d’inaugurer une nouvelle
ère pour une activité économique mondiale durable, basée sur la responsabilité). Répondant
à l’appel du Saint-Père et faisant nôtres en même temps les préoccupations des peuples
– surtout de ceux qui paient le plus haut prix de la situation actuelle –, le Conseil
Pontifical «Justice et Paix», dans le respect des compétences des autorités civiles
et politiques, entend proposer et partager ses réflexions «pour une réforme du système
financier et monétaire international dans la perspective d’une autorité publique à
compétence universelle». Ce document veut être une contribution offerte aux responsables
de la terre et à tous les hommes de bonne volonté; un geste de responsabilité non
seulement envers les générations actuelles, mais surtout envers celles futures; afin
que ne se perdent jamais l’espérance d’un avenir meilleur et la confiance dans la
dignité et la capacité de bien de la personne humaine.
Chaque personne et
chaque communauté de personnes participe à la promotion du bien commun et en est responsable.
Fidèles à leur vocation de nature éthique et religieuse, les communautés de croyants
doivent être les premières à s’interroger sur l’idonéité des moyens dont dispose la
famille humaine afin de réaliser le bien commun mondial. Pour sa part, l’Eglise est
appelée à encourager chez tous les hommes et dans chacun d’eux indistinctement la
volonté de participer «à ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long
des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, (en accord avec le)
dessein de Dieu». Développement économique et inégalités
Nombreuses
sont les causes de la grave crise économique et financière que traverse le monde aujourd’hui,
et les opinions sur la pluralité et le poids de ces causes sont très variées: certains
soulignent comme étant au premier rang les erreurs inhérentes aux politiques économiques
et financières; d’autres insistent sur les faiblesses structurelles des institutions
politiques, économiques et financières; d’autres encore les attribuent à des fléchissements
de nature éthique survenus à tous les niveaux, dans le cadre d’une économie mondiale
toujours plus dominée par l’utilitarisme et le matérialisme. Dans les différentes
phases de développement de la crise, on retrouve toujours une combinaison d’erreurs
techniques et de responsabilités morales. Dans le cas des échanges de biens matériels,
ce sont la nature et la capacité productive, ainsi que le travail sous ses nombreuses
formes, qui fixent une limite aux quantités, en déterminant ainsi un ensemble de coûts
et de prix qui, à certaines conditions, permet une affectation efficiente des ressources
disponibles. Mais, en matière de monnaie et de finances, les dynamiques sont bien
différentes. Au cours des dernières décennies, ce sont les banques qui ont fixé le
crédit, celui-ci engendrant ensuite la monnaie qui, à son tour, a demandé une
ultérieure expansion du crédit. De sorte que le système économique a été poussé vers
une spirale inflationniste qui, inévitablement, s’est trouvée limitée par le risque
pouvant être supporté par les instituts de crédit qui se trouvaient soumis au danger
ultérieur de faillite, avec des conséquences négatives pour l’ensemble du système
économique et financier. Après la deuxième guerre mondiale, les économies nationales
ont progressé, bien qu’avec d’énormes sacrifices de la part de millions et même de
milliards de personnes qui, par leur comportement, en tant que producteurs et entrepreneurs
d’une part, et de consommateurs et épargnants d’autre part, avaient eu confiance en
un développement progressif et régulier de la monnaie et de la finance dans la ligne
des potentialités de croissance réelle de l’économie. A partir des années 90 du
siècle dernier, on constate que la monnaie et les titres de crédit au niveau mondial
ont augmenté plus rapidement que la production des revenus, et ce également pour les
prix courants. Ce qui a provoqué la formation de poches excessives de liquidité et
de bulles spéculatives, transformées ensuite en une série de crises de solvabilité
et de confiance qui se sont diffusées et suivies dans les années suivantes. Une
première crise a sévi dans les années 70, jusqu’au début de la décennie suivante,
en rapport avec les prix du pétrole. Puis, ce sont les pays en voie de développement
qui ont connu toute une série de crises. Il suffit de penser à la première crise que
le Mexique a vécue dans les années 80, à celles du Brésil, de la Russie et de la Corée,
puis à nouveau du Mexique dans les années 90, de la Thaïlande et de l’Argentine.
La bulle spéculative sur les immeubles et la crise financière récente ont la même
origine dans le montant excessif de monnaie et d’instruments financiers au niveau
mondial. Tandis que les crises dans les pays en voie de développement – qui ont
risqué d’impliquer l’ensemble du système monétaire et financier – ont été contenues
grâce à des formes d’interventions de la part des pays plus développés, celle qui
a éclaté en 2008 a été caractérisée par un facteur décisif et explosif par rapport
aux précédentes. Elle est née dans le contexte des Etats-Unis, l’une des zones les
plus importantes pour l’économie et la finance mondiale et a impliqué la monnaie servant
aujourd’hui encore de référence à la plus grande partie des échanges internationaux.
Une orientation de style libéral – réticente à l’égard des interventions publiques
dans les marchés – a fait opter pour la faillite d’un institut international important,
en pensant ainsi pouvoir limiter la crise et ses effets. Ce qui, hélas, a entraîné
la propagation du manque de confiance, qui a induit des changements soudains d’attitudes
réclamant des interventions publiques sous différentes formes et de vaste portée (plus
de 20 % du produit national) afin de tamponner les effets négatifs qui auraient emporté
la totalité du système financier international. Les conséquences sur ce qu’on
appelle l’économie «réelle», en passant par les graves difficultés de certains secteurs
– en premier lieu la construction –, et la diffusion d’une prévision défavorable ont
engendré une tendance négative de la production et du commerce international, avec
de graves répercussions sur l’emploi, et des effets qui, probablement, n’ont pas encore
donné toute leur mesure. Les coûts pour des millions, et même des milliards, de personnes,
dans les pays développés mais surtout dans ceux en voie de développement, sont très
importants. Dans des pays où manquent encore les biens les plus élémentaires de
la santé, de l’alimentation et de la protection contre les intempéries, plus d’un
milliard de personnes doivent survivre avec un revenu moyen inférieur à un dollar
par jour. Le bien-être économique mondial, mesuré en premier lieu par la production
du revenu, mais aussi par la diffusion des capabilities, a augmenté au cours de la
seconde moitié du XXème siècle, et ce avec une vitesse jamais expérimentée
auparavant dans l’histoire des hommes. Cependant, les inégalités aussi ont augmenté
de façon considérable au sein des différents pays, et entre eux. Tandis que certains
pays et certaines zones économiques – les plus industrialisés et développés – ont
vu s’accroître considérablement la production du revenu, d’autres ont en effet été
exclus du processus d’amélioration généralisé de l’économie et ont même vu leur situation
empirer. Les dangers d’une situation de développement économique conçu en termes
libéraux ont déjà été dénoncés avec lucidité et de façon prophétique par Paul VI –
en raison de leurs conséquences néfastes sur les équilibres mondiaux et sur la paix
– dès 1967, après le Concile Vatican II, dans son encyclique Populorum progressio.
Le Souverain Pontife avait indiqué la défense de la vie et la promotion de la croissance
culturelle et morale des personnes comme étant les conditions incontournables pour
la promotion d’un développement authentique. C’est sur de telles bases qu’il affirmait:
le développement total et planétaire «est le nouveau nom de la paix». Quarante
ans plus tard, en 2007, dans son Rapport annuel le Fond Monétaire International reconnaissait
le lien étroit entre le processus de mondialisation géré de façon inadaptée d’une
part et, de l’autre, les importantes inégalités au niveau mondial. Aujourd’hui, ces
fortes inégalités économiques, sociales et culturelles qui se sont déterminées au
niveau mondial sont portées à l’évidence de tous les peuples, riches et pauvres, par
les moyens de communication modernes, faisant naître des tensions et d’importants
mouvements migratoires. Toutefois, il faut réaffirmer que le processus de mondialisation
avec ses aspects positifs est à la base du développement important de l’économie mondiale
du XX siècle. Il convient de rappeler qu’entre 1900 et 2000, la population mondiale
a presque quadruplé et que la richesse produite à l’échelle mondiale s’est accrue
de manière beaucoup plus rapide, ce qui a entrainé une forte augmentation du revenu
moyen par habitant. Au même temps, toutefois, la distribution équitable de la richesse
ne s’est pas améliorée, au contraire, souvent elle s’est aggravée. Mais qu’est-ce
qui a donc poussé le monde dans cette direction aussi problématique, pour la paix
également? Avant tout un libéralisme économique sans règles ni contrôles. Il s’agit
d’une idéologie, d’une forme d’«apriorisme économique » qui prétend tirer de la théorie
les lois de fonctionnement du marché et celles dites lois du développement capitaliste,
en en exaspérant certains aspects. Une idéologie économique qui fixe à priori les
lois du fonctionnement du marché et du développement économique sans se confronter
à la réalité risque de devenir un instrument subordonné aux intérêts des pays qui
jouissent concrètement d’une position avantageuse au plan économique et financier.
Bien qu’imparfaits, au niveau national et régional, il existe déjà souvent des
règles et des contrôles; toutefois, au niveau international, ces règles et ces contrôles
ont des difficultés à être appliqués et consolidés. A la base des inégalités et
des distorsions du développement capitaliste, on trouve en grande partie, en plus
de l’idéologie du libéralisme économique, l’idéologie utilitariste, c’est-à-dire l’organisation
théorique et pratique selon laquelle: «ce qui est utile au plan personnel conduit
au bien de la communauté». Il est à noter qu’une telle «maxime» renferme un fond de
vérité, mais on ne peut ignorer que l’utilité individuelle – même si elle est légitime
– ne favorise pas toujours le bien commun. Plus d’une fois, un esprit de solidarité
est nécessaire, qui transcende l’utilité personnelle pour le bien de la communauté.
Dans les années 20 du siècle dernier, certains économistes avaient déjà mis en
garde contre le fait, en absence de règles et de contrôles, d’accorder un crédit excessif
aux théories devenues des idéologies et des pratiques dominantes au niveau international.
Un effet dévastateur de ces idéologies – surtout dans les dernières décennies
du siècle dernier et dans les premières années du nouveau siècle – a été l’éclatement
de la crise dans laquelle le monde se trouve plongé encore aujourd’hui. Dans son
encyclique sociale, Benoît XVI a identifié très précisément les racines d’une crise
qui n’est pas seulement de nature économique et financière, mais avant tout de nature
morale. En effet, observe le Souverain Pontife, pour fonctionner correctement, l’économie
a besoin de l’éthique; non pas d’une éthique quelconque, mais d’une éthique amie de
la personne. Il dénonce ensuite le rôle joué par l’utilitarisme et par l’individualisme,
ainsi que les responsabilités de ceux qui les assument et les diffusent en tant que
paramètres pour le comportement optimal de tous ceux – agents économiques et politiques
– qui agissent et interagissent dans le contexte social. Mais Benoît XVI a également
identifié et dénoncé une nouvelle idéologie: celle de la «technocratie». Le
rôle de la technique et le défi éthique
Avec, certes, ses lumières mais
aussi ses graves cônes d’ombre, l’important développement économique et social du
siècle dernier est dû en grande partie au développement continuel de la technique
et, dans les décennies plus récentes, aux progrès de l’informatique et à ses applications,
à l’économie et, en premier lieu, à la finance. Pour interpréter avec lucidité
la nouvelle question sociale actuelle, il faut cependant éviter de tomber dans l’erreur,
fille elle aussi de l’idéologie néolibérale, selon laquelle les problèmes à affronter
sont exclusivement d’ordre technique. Comme tels, ils échapperaient à la nécessité
d’un discernement et d’une évaluation de type éthique. Ainsi, l’encyclique de Benoît
XVI met ici en garde contre les dangers de l’idéologie de la technocratie, c’est-à-dire
de rendre absolue cette technique qui «tend à provoquer une incapacité à percevoir
ce qui ne s’explique pas par la simple matière» et à minimiser la valeur des choix
de l’individu humain concret qui œuvre dans le système économique et financier, en
les réduisant à de simples techniques variables. Non seulement la fermeture à un «au-delà»,
compris comme un «plus» par rapport à la technique, aboutissant à l’impossibilité
de trouver les solutions adéquates aux problèmes, mais elle appauvrit toujours davantage
les principales victimes de la crise au plan matériel. Dans le contexte aussi
de la complexité des phénomènes, l’importance des facteurs éthiques et culturels ne
peut donc pas être négligée ou sous-estimée. En effet, la crise a révélé des attitudes
d’égoïsme, de cupidité collective et d’accaparement des biens sur une vaste échelle.
Personne ne peut se résigner à voir l’homme vivre comme «un loup pour l'homme», selon
le concept mis en évidence par Hobbes. En conscience, personne ne peut accepter le
développement de certains pays au détriment d’autres pays. Si aucun remède n’est apporté
aux différentes formes d’injustice, les effets négatifs qui en dériveront au plan
social, politique et économique seront destinés à engendrer un climat d’hostilité
croissante et même de violence, jusqu’à miner les bases mêmes des institutions démocratiques,
celles qui sont également considérées comme les plus solides et les plus sûres. A
partir de la reconnaissance de la primauté de l’être sur l’avoir, et de l’éthique
sur l’économie, les peuples de la terre devraient, comme âme de leur action, assumer
une éthique de la solidarité, en abandonnant toute forme d’égoïsme mesquin et en embrassant
la logique du bien commun mondial qui transcende le simple intérêt contingent et particulier.
En définitive, ils devraient vivre le sentiment d’appartenir à la famille humaine
au nom de la dignité commune de tous les êtres humains: «Avant même la logique des
échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain
dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité». En 1991
déjà, après l’échec du collectivisme marxiste, le bienheureux Jean-Paul II avait mis
en garde contre le risque d’«idolâtrie» du marché qui ignore l’existence des biens
qui, par leur nature, ne sont et ne peuvent être de simples marchandises». Aujourd’hui,
il faut cueillir son avertissement sans tarder et s’acheminer sur une voie qui soit
davantage en syntonie avec la dignité et la vocation transcendante de la personne
et de la famille humaine. Le gouvernement de la mondialisation
Sur
le chemin vers la construction d’une famille humaine plus fraternelle et plus juste
et, avant encore, d’un nouvel humanisme ouvert à la transcendance, l’enseignement
du bienheureux Jean XXIII semble particulièrement actuel. Dans la Lettre encyclique
prophétique Pacem in terris de 1963, il observait que le monde s’acheminait vers une
plus grande unification. Il prenait donc acte du fait que, dans la communauté humaine,
venait à manquer la correspondance entre l’organisation politique «sur le plan mondial
et les exigences objectives du bien commun universel». Aussi souhaitait-il que soit
un jour créée «une Autorité publique mondiale». Face à l’unification du monde
conciliée par le phénomène complexe de la mondialisation, et face aussi à l’importance
de garantir, outre les autres biens collectifs, celui représenté par un système économique
et financier mondial libre, stable et au service de l’économie réelle, l’enseignement
de Pacem in terris apparaît aujourd’hui encore plus vital et digne d’être concrétisé
de façon urgente. Dans le sillage de Pacem in terris, Benoît XVI aussi a exprimé
la nécessité de constituer une Autorité politique mondiale. Du reste, cette nécessité
apparaît avec évidence si l’on pense au fait que le programme des questions devant
être traitées au niveau mondial devient toujours plus dense. Il suffit de penser,
par exemple, à la paix et à la sécurité; au désarmement et au contrôle des armements;
à la promotion et à la sauvegarde des droits fondamentaux de l’homme; au gouvernement
de l’économie et aux politiques de développement; à la gestion des flux migratoires
et à la sécurité alimentaire; à la sauvegarde de l’environnement. Dans tous ces domaines,
apparaissent toujours plus évidentes l’indépendance croissante entre les Etats et
les régions du monde, et la nécessité d’avoir des réponses, non seulement sectorielles
et isolées, mais aussi systématiques et intégrées, s’inspirant de la solidarité et
de la subsidiarité et orientées vers le bien commun universel. Comme le rappelle
Benoît XVI, si ce n’est pas ce chemin qui est entrepris, «le droit international,
malgré les grands progrès accomplis dans divers domaines, risquerait en fait d’être
conditionné par les équilibres de pouvoir entre les plus puissants». Ainsi que
le rappelait déjà Jean XXIII dans Pacem in terris, le but de l’Autorité publique est
avant tout de servir le bien commun. Aussi doit-elle se doter de structures et de
mécanismes adéquats, efficaces, c’est-à-dire qui soient à la hauteur de sa mission
et des attentes dont elle est dépositaire. Ceci est particulièrement vrai au sein
d’un univers mondialisé qui rend les personnes et les peuples toujours plus reliés
entre eux et interdépendants mais qui montre aussi l’existence de marchés monétaires
et financiers à caractère principalement spéculatif, nocifs pour l’économie «réelle»,
surtout celle des pays faibles. Il s’agit d’un processus complexe et délicat.
Une telle Autorité supranationale doit en effet être structurée de façon réaliste
et mise en œuvre progressivement; elle a pour but de favoriser l’existence de systèmes
monétaires et financiers efficients et efficaces, c’est-à-dire de marchés libres et
stables, disciplinés par un ordonnancement juridique approprié, fonctionnels au développement
durable et au progrès social de tous, et s’inspirant des valeurs de la charité et
de la vérité. Il s’agit d’une Autorité à dimension planétaire, qui ne peut être imposée
par la force mais doit être l’expression d’un accord libre et partagé, en plus des
exigences permanentes et historiques du bien commun mondial, et non le fruit de contraintes
ou de violences. Elle devrait résulter d’un processus de maturation progressive des
consciences et des libertés, ainsi que de la conscience de responsabilités toujours
croissantes. En conséquence, la confiance réciproque, l’autonomie et la participation
ne doivent pas être négligées comme étant des éléments superflus. Le consentement
doit impliquer un nombre toujours plus grand de pays adhérant avec conviction, à travers
le dialogue sincère qui ne marginalise pas mais met en valeur les opinions minoritaires.
L’Autorité mondiale devrait donc impliquer tous les peuples de façon cohérente, dans
une collaboration au sein de laquelle ils sont appelés à contribuer, avec le patrimoine
de leurs vertus et de leurs civilisations. La constitution d’une Autorité politique
mondiale devrait être précédée d’une phase préliminaire de concertation, dont émergera
une institution légitimée, apte à offrir un guide efficace et à permettre en même
temps à chaque pays d’exprimer et de poursuivre son bien propre. L’exercice d’une
telle Autorité placée au service du bien de tous et de chacun sera obligatoirement
super partes, c’est-à-dire au-dessus de toutes les visions partielles et de chaque
bien particulier, en vue de la réalisation du bien commun. Ses décisions ne devront
pas être le résultat de la toute-puissance des pays plus développés sur les pays plus
faibles. Elles devront, au contraire, être assumées dans l’intérêt de tous et pas
seulement à l’avantage de certains groupes, que ceux-ci soient formés de lobbies privés
ou de gouvernements nationaux. Par ailleurs, une Institution supranationale, expression
d’une «communauté des nations», ne pourra exister longtemps si, au plan des cultures,
des ressources matérielles et immatérielles, des conditions historiques et géographiques,
les diversités des pays ne seront pas reconnues ou pleinement respectées. L’absence
d’un consensus convaincu, alimenté par une communion morale permanente de la communauté
mondiale, affaiblirait l’efficacité de l’Autorité correspondante. Ce qui est
valable au niveau national l’est aussi au niveau mondial. La personne n’est pas faite
pour servir l’Autorité sans condition, cette dernière ayant pour tâche de se mettre
à son service, en cohérence avec la valeur prééminente de la dignité de l’homme. De
même, les gouvernements ne doivent pas servir l’Autorité mondiale inconditionnellement.
C’est plutôt celle-ci qui doit se placer au service des différents pays membres, selon
le principe de subsidiarité, en créant, entre autres, les conditions socio-économiques,
politiques et juridiques indispensables aussi à l’existence de marchés efficients
et efficaces, parce que super-protégés par des politiques nationales paternalistes,
et parce que n’étant pas affaiblis par les déficits systématiques des finances publiques
et des produits nationaux qui, en fait, empêchent les marchés eux-mêmes d’opérer dans
un contexte mondial en tant qu’institutions ouvertes et concurrentielles. Dans
la tradition du Magistère de l’Eglise, reprise avec force par Benoît XVI, le principe
de subsidiarité doit régler les relations entre l’Etat et les communautés locales,
entre les institutions publiques et les institutions privées, y compris celles monétaires
et financières. Ainsi, à un niveau ultérieur, il doit régir les relations entre une
future Autorité publique mondiale et les institutions régionales et nationales. Un
tel principe garantit la légitimité démocratique mais aussi l’efficacité des décisions
de ceux qui sont appelés à les prendre. Il permet de respecter la liberté des personnes,
individuellement et dans les communautés, et, en même temps, de les responsabiliser
quant aux objectifs et aux devoirs qui sont les leurs. Selon la logique de la
subsidiarité, l’Autorité supérieure offre son subsidium, c’est-à-dire son aide, lorsque
la personne et les acteurs sociaux et financiers sont intrinsèquement inadéquats ou
ne parviennent pas à réaliser eux-mêmes ce qui leur est demandé. C’est grâce au principe
de solidarité que se construit un rapport durable et fécond entre la société civile
planétaire et une Autorité publique mondiale, lorsque les Etats, les corps intermédiaires,
les différentes institutions – y compris celles économiques et financières – et les
citoyens prennent leurs décisions dans la perspective du bien commun mondial, qui
transcende le bien national. On lit dans Caritas in veritate: «la gouvernance
de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux
et sur divers plans qui collaborent entre eux». C’est ainsi seulement que l’on peut
éviter le danger de l’isolement bureaucratique de l’Autorité centrale, qui risquerait
d’être délégitimée par un trop grand détachement des réalités sur lesquelles elle
est basée, et pourrait aisément céder aux tentations paternalistes, technocratiques
ou hégémoniques. Il reste toutefois un long chemin à parcourir avant d’arriver
à la constitution d’une telle Autorité publique à compétence universelle. La logique
voudrait que le processus de réforme se développe en ayant comme référence l’Organisation
des Nations Unies, en raison de la dimension mondiale de ses responsabilités, de sa
capacité de réunir les nations de la terre, et de la diversité de ses tâches et de
celles de ses Agences spécialisées. Le fruit de ces réformes devrait être une plus
grande capacité dans l’adoption des politiques et des choix contraignants parce qu’orientés
vers la réalisation du bien commun au niveau local, régional et mondial. Parmi les
politiques paraissant les plus urgentes, on trouve celles relatives à la justice sociale
mondiale: des politiques financières et monétaires qui ne nuisent pas aux pays les
plus faibles; des politiques désireuses de réaliser des marchés libres et stables
et une juste distribution de la richesse mondiale, grâce aussi à des formes inédites
de solidarité fiscale mondiale, dont il sera parlé plus avant. Dans le parcours
pour constituer une Autorité politique mondiale, il est impossible de séparer les
questions de la governance (c’est-à-dire d’un système de simple coordination horizontale
sans une Autorité super partes) d’avec celles d’un shared government (c’est-à-dire
d’un système qui, en plus de la coordination horizontale, instaure une Autorité super
partes) fonctionnel et proportionnel au développement progressif d’une société politique
mondiale. La constitution d’une Autorité politique mondiale ne peut être réalisée
si le multilatéralisme n’est pas d’abord pratiqué, non seulement au niveau diplomatique,
mais aussi et surtout dans le cadre des programmes pour le développement durable et
pour la paix. On ne peut parvenir à l’instauration d’un Gouvernement mondial si ce
n’est en donnant une expression politique à des interdépendances et des coopérations
préexistantes. Vers une réforme du système financier et monétaire
international apte à satisfaire les exigences de tous les peuples
En matière
économique et financière, les difficultés plus importantes proviennent de l'absence
d'un ensemble efficace de structures capable de garantir, en plus d’un système de
governance, un système de government de l’économie et de la finance internationale.
Que dire sur cette perspective ? Quelles initiatives entreprendre concrètement ?
A propos de l’actuel système économique et financier mondial, deux facteurs déterminants
doivent être mis en évidence : le premier est la diminution progressive de l’efficacité
des institutions de Bretton Woods, à partir du début des années 70. En particulier,
le Fonds Monétaire International a perdu un caractère qui est essentiel pour la stabilité
de la finance mondiale : celui de réguler la création globale de monnaie et de veiller
sur le montant du risque de crédit que le système assume. En définitive, on ne dispose
plus de ce « bien public universel » qu’est la stabilité du système monétaire mondial. Le
second facteur est la nécessité d’un corpus minimum, partagé, de règles nécessaires
à la gestion du marché financier mondial, dont la croissance est celle de l’économie
« réelle » du fait qu’il s’est développé rapidement en raison, d’une part, de l’abrogation
généralisée des contrôles sur les mouvements de capitaux et de la tendance à la déréglementation
des activités bancaires et financières, et d’autre part, des progrès de la technique
financière, favorisés par les instruments informatiques. Sur le plan structurel,
dans la dernière partie du siècle dernier, la monnaie et les activités financières
au niveau mondial se sont développées bien plus rapidement que la production de biens
et de services. Dans un tel contexte, la qualité du crédit a tendu à diminuer jusqu’à
exposer les instituts à un risque plus grand que celui pouvant être raisonnablement
supporté. Il suffit de considérer le sort connu par les petits et les grands instituts
de crédit dans le contexte des crises qui se sont manifestées dans les années 80 et
90 du siècle dernier, et enfin dans la crise de 2008. Toujours dans la dernière
partie du XXème siècle, on a vu se développer la tendance à définir les
orientations stratégiques de la politique économique et financière dans le cadre de
clubs et de groupes plus ou moins grands de pays plus développés. Sans nier les aspects
positifs de cette approche, on ne peut pas ne pas remarquer qu’elle ne semble pas
respecter en plein le principe représentatif, en particulier des pays moins développés
ou émergents. La nécessité de tenir compte de la voix d’un plus grand nombre de
pays a, par exemple, conduit à l’élargissement des groupes en question, en passant
ainsi du G7 au G20. Une évolution positive, du fait qu’elle a permis d’impliquer dans
les orientations à l’économie et à la finance mondiale la responsabilité de pays à
plus forte population, ceux en voie de développement et ceux émergents. Dans le
cadre du G20, il est donc possible de mûrir des directions concrètes qui, si elles
sont élaborées de façon opportune dans les lieux techniques appropriés, peuvent orienter
les organes compétents au niveau national et régional vers le consolidement des institutions
existantes et vers la création de nouvelles institutions, avec des instruments appropriés
et efficaces au niveau international. Dans la Déclaration finale de Pittsburgh
de 2009, les leaders mêmes du G20 ont affirmé que « la crise économique témoigne de
l’importance de mettre sur pied une nouvelle ère de l’économie mondiale fondée sur
la responsabilité ». En plus des mesures de type technique et à court terme, pour
affronter la crise et ouvrir une nouvelle ère « de la responsabilité », les leaders
avancent la proposition d’une « réforme de l’architecture mondiale pour faire face
aux exigences du XXIème siècle » ; et donc celle d’un « cadre qui permette
de définir les politiques et les mesures communes pour engendrer un développement
mondial solide, durable et équilibré ». Un processus de réflexion approfondie et
de réformes doit donc être entamé, en parcourant des voies créatives et réalistes
tendant à mettre en valeur les aspects positifs des forums qui existent déjà. Une
attention spécifique devrait être réservée à la réforme du système monétaire international,
et plus particulièrement à l’engagement de créer une forme de contrôle monétaire mondial
quel qu’il soit, par ailleurs déjà implicite dans les Statuts du Fonds Monétaire International.
Il est clair que cela équivaut, dans une certaine mesure, à mettre en discussion le
système des changes existants afin de trouver les modes efficaces de coordination
et de supervision. C’est un processus qui doit aussi impliquer les pays émergents
et en voie de développement, dans la définition des étapes d’une adaptation graduelle
des instruments existants. On voit, sur le fond, se dessiner en perspective l’exigence
d’un organisme assurant les fonctions d’une sorte de « Banque centrale mondiale »
règlementant le flux et le système des échanges monétaires, à la manière des Banques
centrales nationales. Il faut redécouvrir la logique de fond, de paix, de coordination
et de perspective commune, qui avaient conduit aux Accords de BrettonWoods, afin de
fournir des réponses adéquates aux questions actuelles. Au niveau régional, un tel
processus pourrait être mis en œuvre avec la valorisation des institutions existantes,
comme par exemple la Banque Centrale Européenne. Toutefois, cela nécessiterait une
réflexion au plan économique et financier, mais aussi et avant tout au plan politique,
dans le but de constituer des institutions publiques correspondantes qui garantissent
l’unité et la cohérence des décisions communes. Ces mesures devraient être conçues
comme étant des premiers pas dans la perspective d’une Autorité publique à compétence
universelle ; comme une première étape dans un effort plus prolongé de la communauté
mondiale pour orienter ses institutions vers la réalisation du bien commun. D’autres
étapes devront suivre, en tenant compte de ce que les dynamiques que nous connaissons
peuvent s’accentuer, mais aussi être accompagnées de changements qu’il serait vain
de prévoir aujourd’hui. Dans un tel processus, il est nécessaire de retrouver
la primauté du spirituel et de l’éthique et, en même temps, de la politique – responsable
du bien commun – sur l’économie et la finance. Celles-ci doivent, au vu de leurs responsabilités
évidentes envers la société, être ramenées dans les limites de leur vocation et de
leur fonction réelles, y compris celle sociale, afin de donner vie à des marchés et
des institutions financières qui soient véritablement au service de la personne, c’est-à-dire
capables de répondre aux exigences du bien commun et de la fraternité universelle,
en transcendant toutes les formes de stagnation économique et de mercantilisme performatif.
Aussi, sur la base d’une telle approche de type éthique, il apparaît opportun
de réfléchir, par exemple : sur des mesures de taxation des transactions financières,
avec l’application de taux justes d’impôt, avec des charges proportionnées à la complexité
des opérations, surtout de celles réalisées dans le marché « secondaire ». Une telle
taxation serait très utile pour promouvoir le développement mondial et durable selon
les principes de justice sociale et de solidarité, et elle pourrait contribuer à la
constitution d’une réserve mondiale destinée à soutenir les économies des pays touchés
par la crise, ainsi que la restauration de leur système monétaire et financier ; sur
des formes de recapitalisation des banques avec aussi des fonds publics, en mettant
comme condition à ce soutien un comportement « vertueux » et finalisé à développer
l’économie « réelle » ; sur la définition du cadre de l’activité de crédit ordinaire
et d’Investment Banking. Une telle distinction permettrait d’instaurer une discipline
plus efficace des « marchés-ombre » privés de tout contrôle et de toute limite. Un
réalisme sain demanderait le temps nécessaire pour construire d’amples consensus,
mais le bien commun universel est toujours présent à l’horizon, avec ses exigences
inéluctables. Aussi est-il souhaitable que tous ceux qui, dans les universités et
les différents instituts, sont appelés à former les classes dirigeantes de demain
se consacrent à les préparer à leurs responsabilités, qui sont celles de discerner
et de servir le bien public mondial, dans un monde en constante mutation. Il est nécessaire
de combler le fossé entre la formation éthique et la préparation technique, en soulignant
particulièrement la synergie inévitable qui existe entre le plan de la praxis et celui
de la poièsis. Un effort identique est demandé à tous ceux qui sont aptes à éclairer
l’opinion publique mondiale, afin de l’aider à affronter ce monde nouveau, non plus
dans l’angoisse, mais dans l’espérance et la solidarité. Conclusions Avec les
incertitudes actuelles, dans une société capable de mobiliser des moyens importants,
mais où la réflexion au plan culturel et moral reste inadéquate quant à leur utilisation
pour réaliser des objectifs appropriés, nous sommes invités à ne pas renoncer, et
surtout à construire un avenir de sens pour les générations futures. Il ne faut pas
avoir peur de proposer des nouveautés, même si elles peuvent déstabiliser les équilibres
de forces préexistantes qui dominent sur les plus faibles. Elles sont la graine qui,
mise en terre, germera et ne tardera pas à porter ses fruits. Comme Benoît XVI
a exhorté, il est indispensable de trouver des agents à tous les niveaux – social,
politique, économique, professionnel – mus par le courage de servir et de promouvoir
le bien commun grâce à une bonne vie. Eux seuls réussiront à vivre et à voir au-delà
des apparences, en percevant le fossé qui existe entre ce qui est réel et qui existe
déjà, et ce qui est possible mais jamais expérimenté. Paul VI a souligné la force
révolutionnaire de l’« imagination prospective », capable de percevoir dans le présent
les possibilités qui y sont inscrites, et d’orienter les hommes vers un avenir nouveau.
En libérant son imagination, l’homme libère son existence. Il est possible, grâce
à un engagement d’imagination communautaire, de transformer non seulement les institutions,
mais aussi les styles de vie, et de susciter un avenir meilleur pour tous les peuples.
Dans le temps, les Etats modernes sont devenus des ensembles structurés, concentrant
leur souveraineté dans les limites de leur territoire. Mais les conditions sociales,
culturelles et politiques se sont transformées progressivement. Leur indépendance
s’est accrue – de sorte qu’il est devenu naturel de penser à une communauté internationale
intégrée et toujours plus dirigée par un système partagé – mais une forme corrompue
de nationalisme est restée, suivant lequel l’Etat estime pouvoir, de façon autarchique,
réaliser le bien de ses concitoyens. Aujourd’hui, tout cela semble surréel et
anachronique. Aujourd’hui, toutes les petites ou grandes nations, de même que leurs
gouvernements, sont appelées à dépasser cette « situation de nature » qui voit les
Etats luttant entre eux en permanence. Malgré certains de ses aspects négatifs, la
mondialisation réunit davantage les peuples, les incitant à s’orienter vers un nouvel
« état de droit » au niveau supranational, situation étayée par une collaboration
plus intense et plus féconde. Suivant une dynamique analogue à celle qui, dans le
passé, a mis fin à la lutte « anarchique » entre les clans et les royaumes rivaux,
en vue de la constitution d’Etats nationaux, l’humanité doit aujourd’hui s’engager
dans la transition entre une situation de luttes archaïques entre les entités nationales
et un nouveau modèle de société internationale plus unie, polyarchique, respectueuse
de l’identité de chaque peuple, dans le cadre de la richesse variée d’une unique humanité.
Un tel passage, qui a d’ailleurs déjà timidement commencé, assurerait aux citoyens
de tous les pays – quelles qu’en soient la dimension ou la puissance – la paix et
la sécurité, le développement, des marchés libres, stables et transparents. Selon
Jean-Paul II, « De même qu’à l’intérieur des Etats ... le système de la vengeance
privée et des représailles a été remplacé par l’autorité de la loi, de même il est
maintenant urgent qu’un semblable progrès soit réalisé dans la communauté internationale ». Le
temps est venu de concevoir des institutions ayant une compétence universelle lorsque
des biens vitaux et partagés de toute la famille humaine sont en jeu, des biens que
les Etats individuellement sont incapables de promouvoir et de protéger par eux-mêmes.
Il existe donc les conditions pour dépasser un ordre international « westphalien »,
dans lequel les Etats ressentent l’exigence de la coopération mais sans saisir l’occasion
d’intégrer les souverainetés respectives pour le bien commun des peuples. Il revient
aux générations actuelles de reconnaître et d’accepter en toute conscience cette nouvelle
dynamique mondiale vers la réalisation d’un bien commun universel. Certes, cette transformation
s’effectuera au prix d’un transfert, graduel et équilibré, d’une partie des attributions
nationales à une Autorité mondiale et aux Autorités régionales, ce qui s’avère nécessaire
à un moment où le dynamisme de la société humaine et de l’économie, ainsi que le progrès
de la technologie, transcendent les frontières qui se trouvent en fait déjà érodées
dans l’univers mondialisé. La conception d’une nouvelle société et la construction
de nouvelles institutions ayant une vocation et une compétence universelles sont une
prérogative et un devoir pour tous, sans aucune distinction. C’est le bien commun
et l’avenir même de l’humanité qui sont en jeu. Dans ce contexte, chaque chrétien
est spécialement appelé par l’Esprit à s’engager, avec décision et générosité, afin
que les nombreuses dynamiques à l’œuvre s’orientent vers des perspectives de fraternité
et de bien commun. D’immenses chantiers d’activité s’ouvrent pour le développement
intégral des peuples et de chaque personne. Comme l’affirment les Pères du Concile
Vatican II, il s’agit d’une mission à la fois sociale et spirituelle, qui « a ...
beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu, dans la mesure où (elle) peut contribuer
à une meilleure organisation de la société humaine ». Dans un monde en voie de
mondialisation rapide, la référence à une Autorité mondiale devient le seul horizon
qui soit compatible avec les nouvelles réalités de notre époque et avec les besoins
de l’espèce humaine. Toutefois, il ne faut pas oublier que, du fait de la nature blessée
des hommes, cela ne se fait pas sans angoisses ni sans souffrances. Dans le récit
de la Tour de Babel (Gn 11,1-9), la Bible lance un avertissement sur la façon dont
la « diversité » des peuples peut se transformer en un véhicule d’égoïsme et un instrument
de division. Dans l’humanité, le risque existe bien que les peuples finissent par
ne plus se comprendre et que les diversités culturelles provoquent des oppositions
inguérissables. Le mythe de la Tour de Babel nous prévient aussi qu’il faut bien se
garder d’une « unité » de façade seulement, qui est toujours le siège d’égoïsmes et
de divisions du fait que les bases de la société sont instables. Dans les deux cas,
Babel est l’image de ce que les peuples et les individus peuvent devenir lorsqu’ils
ne reconnaissent pas leur dignité transcendante intrinsèque et leur fraternité. L’esprit
de Babel est l’antithèse de l’Esprit de Pentecôte (Ac 2, 1-12), du dessein de Dieu
pour toute l’humanité, c’est-à-dire de l’unité dans la vérité. Seul un esprit de concorde,
qui surmonte les divisions et les conflits, permettra à l’humanité d’être véritablement
une seule famille, jusqu’à concevoir un monde nouveau avec la constitution d’une Autorité
publique mondiale, au service du bien commun.