« Quand est-ce que l’Europe va efficacement aider le Maghreb et l’Afrique ? ». Extrait
de l'intervention du Père Christophe Roucou devant les évêques de la COMECE, 7 avril
2011.
A propos des bouleversements en cours dans les pays du Maghreb, Réactions
d’évêques de ces pays.
Cette note, rédigée à la demande du Conseil Permanent
est à destination des évêques de France réunis en assemblée à Lourdes début
avril. Pour la rédiger, j’ai sollicité plusieurs évêques vivant dans les
pays du Maghreb, Maroc, Algérie, Tunisie, et parmi eux, Mgr Vincent Landel, président de
la CERNA (Conférence des Evêques de la Région Nord de l’Afrique) et en Egypte. Cette
note vise à transmettre leurs réflexions sur ces événements et parfois ce
qu’ils attendent des Églises ou des citoyens d’Europe. Ces réflexions m’ont été envoyées
entre le 21 et le 27 mars 2011. P. Christophe Roucou, directeur du SRI.
1.
Des caractéristiques communes aux événements de la Tunisie à l’Egypte, et au-delà, le
2 février, les évêques de la CERNA, réunis en session, déclaraient : « Les évêques
de la CERNA reconnaissent dans les événements qui bouleversent actuellement la
Tunisie, l'Egypte... une revendication de liberté et de dignité, notamment de la
part des jeunes générations de la région, qui se traduit en volonté que tous soient
reconnus comme citoyens, et citoyens responsables. (…) La liberté de conscience
et la citoyenneté seront sans doute de plus en plus au coeur des dialogues entre
croyants musulmans et chrétiens qui habitent au Maghreb. »
Mgr Claude Rault,
évêque de Laghouat-Gardhaïa (Algérie) remarque : « *Tout d’abord, ce sont des jeunes
qui ont été à l’avant-garde de ce sursaut. Leur mobilisation a été étonnante. Premières
victimes d’un avenir confisqué, ils ont su utiliser les moyens modernes qui permettent
une communication rapide et qui ne peuvent être maîtrisés par aucun pouvoir : face-book,
téléphone portable, mis au service d’un véritable réseau de solidarité et de concertation.
Mais aussi, plus largement, la révolution de l'information dans le monde arabe, initiée
par la chaîne d'information Al-Jazira à partir du milieu des années 1990 a fragilisé
les vérités officielles avec la multiplication de chaînes de télévision arabes
pluralistes et concurrentielles. * Par ailleurs, ces mouvements ont fait preuve
d’une étonnante maturité. Mis à part les inévitables débordements locaux et le
cas plus particulier de la Libye, une sorte d’intelligence collective, de parti
pris de non-violence accompagne cette protestation généralisée et exige des changements
profonds dans la gouvernance et la justice sociale. * D’autre part, ces déchaînements
populaires ont pris au dépourvu aussi bien les dirigeants des pays concernés que
ceux du monde occidental qui courtisaient les dirigeants déchus ; ils ne savent
comment réagir devant cet élan qui leur échappe. Il en est de même pour les médias
occidentaux qui tombent souvent dans le simplisme et une vision caricaturale de l’Islam. *
Et enfin, même si ces révoltes ont lieu dans des pays arabes, la pression religieuse islamiste
n’est pas à l’origine de cette explosion. Celle-ci semble surgir du plus profond de
la conscience humaine, avide de dignité, de respect, de justice et de démocratie.
Elle est aussi le fait d’une sorte de lucidité collective qui ne manque ni d’intelligence
ni de sagesse. Nous avons vu, sur la place Tahrir au Caire, musulmans et chrétiens
unis dans le même élan. »
2. Réflexions depuis la Tunisie et l’Algérie
*
De Tunisie, Mgr Maroun Lahham, archevêque de Tunis « Nous avons vécu, depuis mi
janvier, des moments décisifs et passionnants. Les analyses ne manquent pas, pas plus
que les commentaires. J’ose faire le mien. Je le fais brièvement en quatre points
: 1. Faux diagnostic. Ce qui est arrivé a surpris tout le monde. TOUT LE MONDE
SANS EXCEPTION, au moins dans son ampleur, sans parler de la rapidité avec laquelle
la « révolution » s’est faite. C’est dire le degré de musellement auquel les Tunisiens
étaient soumis. Nous sommes contraints d’avouer la relativité de nos jugements
sur le pays et sur sa population. …. Plus que jamais, la phrase de l’Évangile est
actuelle : « l’homme ne vit pas seulement de pain ». Une leçon pour l’avenir. 2.
La force de la rue. On disait volontiers que la jeunesse tunisienne (car c’est elle
qui a fait la révolution) était calme et plutôt résignée. Eh bien, elle a dominé
la rue depuis plus d’un mois d’une manière soutenue et civique. Elle n’a rien cassé
(sauf les tout premiers jours), elle a littéralement arraché des concessions du
Gouvernement. Elle sait qu’elle peut manifester et réclamer, mais elle sait aussi
qu’elle ne peut pas gouverner un pays, c’est pourquoi elle a accepté à la fin de
« composer » avec un gouvernement de transition en attendant le grand mois des élections
générales en juin juillet. Il faut voir la joie sur les visages des jeunes qui crient
: « enfin, libres ! ». Une autre leçon. 3. La menace islamiste. On en parle,
puisque désormais tout le monde peut parler. Est-ce que la menace est réelle ?
Personne ne peut rien assurer, mais rien n’est à écarter. Le parti islamiste (Ennahda)
existe, son secrétaire est arrivé. Il tient, pour le moment, un discours rassurant
et modéré. Il est vrai aussi que la Tunisie n’est pas la Somalie, comme il est vrai
que le sud et l’intérieur du pays - les fameuses « zones d’ombres » - sont plus réceptifs
du discours islamiste que le grand Tunis. À voir. Mais pour ce qui est de la vie de
l’Église, pas de préoccupation extraordinaire. 4. Où en est l’Église de tout cela
? Nous avons tous suivi les événements de très près. Nous avons été témoins de
scènes formidables de solidarité et de partage. Notre rôle dans ce qui est arrivé
est zéro, mais nous avons porté tout cela dans nos prières et nous avons prié pour
les victimes des premiers jours. Nous sommes conscients que le pays se dirige vers
un avenir libre, digne et démocratique. Nous savons que le défi de la démocratie
n’est pas anodin. (…) La « révolution du jasmin » nous invite à revoir certains
aspects de la présence de l’Église, en tant qu’Église d’abord, ensuite dans la
ligne de service et de témoignage qui la caractérise. Le principe est clair et
il ne change pas. L’Église de Vatican II est dans le monde, pour le monde et au service
du monde. Elle n’est pas parallèle au monde, encore moins contre le monde. Nous aussi. Nous
aimons ce peuple, nous respectons ses choix, et nous sommes prêts à le servir. Nous
vivons certainement un temps d’attente joyeuse et passionnante. »
* Pourquoi
la différence algérienne ? Mgr Claude Rault « Il suffit, dit-on, d’une étincelle
pour mettre le feu aux poudres. L’immolation par le feu du jeune Mohammed Bouazizi
en Tunisie, a été une étincelle. Et elle a fait exploser la masse des frustrations
et des injustices accumulées dans son pays et dans un certain nombre de contrées environnantes.
Les soulèvements se sont succédés comme une « traînée de poudre » pour garder cette
image, même si aucun pays ne suit en fait la même trajectoire. L’Algérie a déjà connu
ces soulèvements qui ont entraîné la terrible « décennie noire ». Celle-ci reste inscrite
dans les esprits, et l’on comprend la crainte de voir ressurgir le déchaînement de
la violence. L’Algérie n’en est pas pour autant atteinte d’immobilisme. Mais ce
qui la caractérise, c'est la suite ininterrompue de manifestations, de mouvements,
de sittings, mais plutôt "organisés" par catégories (étudiants, médecins, chômeurs,
professeurs....). Un journaliste enregistrait pour cette dernière année en Algérie
près de... mille manifestations de ce genre à travers tout le pays. Je crois qu'il
faut insister sur cette "différence algérienne", dans sa phase actuelle. Les Algériens
estiment qu'ils ont déjà fait leur révolution (octobre 88) qui leur a coûté plus de
500 victimes, et a été suivie de la décennie noire que nous lui connaissons (150.000
victimes!). Les Algériens ont trop souffert pour vouloir une insurrection massive
qui leur a tant couté. Ils veulent des changements profonds, mais pas avec des répressions
sanglantes... Ils ont déjà connu. Ce qu'ils attendent, c'est que des institutions
politiques, économiques moins administratives, absentes de corruption, se mettent
en route pour un changement de société, et une démocratie qui ne sera pas nécessairement
celle de la France... Cela nous ramène, nous, chrétiens, à beaucoup d’humilité.
Nous ne faisons pas l’Histoire, mais nous pouvons être des éveilleurs de sens !
Si nous voulons être « ferment dans la pâte » et « sel de la terre », ce ne peut
être que dans une faiblesse choisie et une résistance non violente aux forces du mal,
à la manière de Jésus. »
* Mgr Paul Desfarges, évêque de Constantine, «
Globalement ce que je sens, déjà depuis un certain temps : la capacité d’emprise du familial,
du tribal, du religieux diminue et des appels d’air sont possible. L’élévation du
niveau culturel et du niveau de vie joue son rôle. Ici, comme ailleurs, le téléphone
mobile (pour l’emprise familiale), l’Internet (face book), pour le lien social
et religieux, aide à échapper aux emprises. On peut communiquer avec qui on veut.
On va s’informer ailleurs et on s’autorise à voir ce que vivent, disent, font d’autres…
Et puis la liberté c’est contagieux…Le phénomène des « conversions » illustre cela
aussi d’une certaine manière. Ainsi, l’Esprit Saint a je crois plus d’espace pour
souffler son Souffle toujours en travail. Mais les autres esprits continuent aussi
de rôder et les résistances au changement se cramponnent. Ce n’est que le début
d’un long processus qui connaîtra bien des rebondissements. »
3. Depuis le
Maroc, une interpellation de Mgr Landel (Rabat) aux chrétiens d’Europe « Mon leitmotiv
partout est « passer de la peur à la dynamique de l’espérance ». Nous essayons
de comprendre en nous faisant aider par des amis marocains. Le discours de sa Majesté
du 9 Mars a été quelque chose d’inattendu et de très fort. Mais la grande difficulté
de tous nos pays et du Maroc en particulier est que l’on risque de vouloir aller trop
vite ; on veut en même temps les réformes politiques et en même temps les réformes
sociales. Pourvu que la précipitation n’empêche pas le mécanisme de se mettre en marche.
Ce qui me préoccupe énormément, c’est la manière dont les immigrés venant de Tunisie,
d’Egypte ou de Libye sont traités…la manière dont le FN a gagné des voix….C’est cela
qui va nous faire plus de mal que tout le reste…… Quand est-ce que l’Europe va
efficacement aider le Maghreb et l’Afrique ?….sinon on est dans un tsunami de la
migration. C’est cette distorsion entre ce que vous vivez en Europe et ce qui se
vit en Afrique qui est la cause de tout ce qui se passe... la liberté, la justice,
la dignité, vous connaissez tout cela, comment allez - vous nous aider à connaître
tout cela ? Nous avons conscience aussi d’être à un observatoire, parfois douloureux
de ces migrations du Sud vers le Nord. Je sais que vous faites beaucoup pour l’accueil
de ces migrants ; mais nous en avons toujours plus ! Et les événements de ces derniers
jours nous effrayent un peu. C’est ensemble qu’il nous faut voir ce qu’il y a lieu
de faire. Nous avons conscience aussi d’être un lieu de rencontre, tout simple
de chrétiens et de musulmans. Ces rencontres dans la vie qui nous conduisent à
l’accueil, à l’estime et à l’amour. Je ne sais pas ce qu’il y a lieu de faire,
mais je suis assez perplexe lorsque je vois la peur de l’Occident par rapport aux
musulmans. Comment pouvons-nous transformer les mentalités ?