2011-04-08 15:32:35

« Églises Chrétiennes au Maghreb et au Machrek »


« Quand est-ce que l’Europe va efficacement aider le Maghreb et l’Afrique ? ».
Extrait de l'intervention du Père Christophe Roucou devant les évêques de la COMECE, 7 avril 2011.

A propos des bouleversements en cours dans les pays du Maghreb,
Réactions d’évêques de ces pays.

Cette note, rédigée à la demande du Conseil Permanent est à destination des évêques de France
réunis en assemblée à Lourdes début avril. Pour la rédiger, j’ai sollicité plusieurs évêques vivant
dans les pays du Maghreb, Maroc, Algérie, Tunisie, et parmi eux, Mgr Vincent Landel, président
de la CERNA (Conférence des Evêques de la Région Nord de l’Afrique) et en Egypte. Cette note
vise à transmettre leurs réflexions sur ces événements et parfois ce qu’ils attendent des Églises ou des citoyens d’Europe. Ces réflexions m’ont été envoyées entre le 21 et le 27 mars 2011.
P. Christophe Roucou, directeur du SRI.

1. Des caractéristiques communes aux événements de la Tunisie à l’Egypte, et au-delà,
le 2 février, les évêques de la CERNA, réunis en session, déclaraient : « Les évêques de
la CERNA reconnaissent dans les événements qui bouleversent actuellement la Tunisie,
l'Egypte... une revendication de liberté et de dignité, notamment de la part des jeunes générations
de la région, qui se traduit en volonté que tous soient reconnus comme citoyens, et citoyens
responsables. (…) La liberté de conscience et la citoyenneté seront sans doute de plus en plus au
coeur des dialogues entre croyants musulmans et chrétiens qui habitent au Maghreb. »

Mgr Claude Rault, évêque de Laghouat-Gardhaïa (Algérie) remarque :
« *Tout d’abord, ce sont des jeunes qui ont été à l’avant-garde de ce sursaut. Leur
mobilisation a été étonnante. Premières victimes d’un avenir confisqué, ils ont su utiliser les
moyens modernes qui permettent une communication rapide et qui ne peuvent être maîtrisés par
aucun pouvoir : face-book, téléphone portable, mis au service d’un véritable réseau de solidarité et de concertation. Mais aussi, plus largement, la révolution de l'information dans le monde arabe,
initiée par la chaîne d'information Al-Jazira à partir du milieu des années 1990 a fragilisé les
vérités officielles avec la multiplication de chaînes de télévision arabes pluralistes et
concurrentielles.
* Par ailleurs, ces mouvements ont fait preuve d’une étonnante maturité. Mis à part les
inévitables débordements locaux et le cas plus particulier de la Libye, une sorte d’intelligence
collective, de parti pris de non-violence accompagne cette protestation généralisée et exige des
changements profonds dans la gouvernance et la justice sociale.
* D’autre part, ces déchaînements populaires ont pris au dépourvu aussi bien les
dirigeants des pays concernés que ceux du monde occidental qui courtisaient les dirigeants
déchus ; ils ne savent comment réagir devant cet élan qui leur échappe. Il en est de même pour les médias occidentaux qui tombent souvent dans le simplisme et une vision caricaturale de l’Islam.
* Et enfin, même si ces révoltes ont lieu dans des pays arabes, la pression religieuse
islamiste n’est pas à l’origine de cette explosion. Celle-ci semble surgir du plus profond de la
conscience humaine, avide de dignité, de respect, de justice et de démocratie. Elle est aussi le fait d’une sorte de lucidité collective qui ne manque ni d’intelligence ni de sagesse. Nous avons vu, sur la place Tahrir au Caire, musulmans et chrétiens unis dans le même élan. »

2. Réflexions depuis la Tunisie et l’Algérie

* De Tunisie, Mgr Maroun Lahham, archevêque de Tunis
« Nous avons vécu, depuis mi janvier, des moments décisifs et passionnants. Les analyses ne manquent pas, pas plus que les commentaires. J’ose faire le mien. Je le fais brièvement en quatre points :
1. Faux diagnostic. Ce qui est arrivé a surpris tout le monde. TOUT LE MONDE SANS
EXCEPTION, au moins dans son ampleur, sans parler de la rapidité avec laquelle la
« révolution » s’est faite. C’est dire le degré de musellement auquel les Tunisiens étaient soumis.
Nous sommes contraints d’avouer la relativité de nos jugements sur le pays et sur sa population.
…. Plus que jamais, la phrase de l’Évangile est actuelle : « l’homme ne vit pas seulement de
pain ». Une leçon pour l’avenir.
2. La force de la rue. On disait volontiers que la jeunesse tunisienne (car c’est elle qui a
fait la révolution) était calme et plutôt résignée. Eh bien, elle a dominé la rue depuis plus d’un
mois d’une manière soutenue et civique. Elle n’a rien cassé (sauf les tout premiers jours), elle a
littéralement arraché des concessions du Gouvernement. Elle sait qu’elle peut manifester et
réclamer, mais elle sait aussi qu’elle ne peut pas gouverner un pays, c’est pourquoi elle a accepté
à la fin de « composer » avec un gouvernement de transition en attendant le grand mois des
élections générales en juin juillet. Il faut voir la joie sur les visages des jeunes qui crient : « enfin,
libres ! ». Une autre leçon.
3. La menace islamiste. On en parle, puisque désormais tout le monde peut parler. Est-ce
que la menace est réelle ? Personne ne peut rien assurer, mais rien n’est à écarter. Le parti
islamiste (Ennahda) existe, son secrétaire est arrivé. Il tient, pour le moment, un discours rassurant et modéré. Il est vrai aussi que la Tunisie n’est pas la Somalie, comme il est vrai que le sud et l’intérieur du pays - les fameuses « zones d’ombres » - sont plus réceptifs du discours islamiste que le grand Tunis. À voir. Mais pour ce qui est de la vie de l’Église, pas de préoccupation extraordinaire.
4. Où en est l’Église de tout cela ? Nous avons tous suivi les événements de très près.
Nous avons été témoins de scènes formidables de solidarité et de partage. Notre rôle dans ce qui
est arrivé est zéro, mais nous avons porté tout cela dans nos prières et nous avons prié pour les
victimes des premiers jours. Nous sommes conscients que le pays se dirige vers un avenir libre,
digne et démocratique. Nous savons que le défi de la démocratie n’est pas anodin. (…) La
« révolution du jasmin » nous invite à revoir certains aspects de la présence de l’Église, en tant
qu’Église d’abord, ensuite dans la ligne de service et de témoignage qui la caractérise. Le principe
est clair et il ne change pas. L’Église de Vatican II est dans le monde, pour le monde et au
service du monde. Elle n’est pas parallèle au monde, encore moins contre le monde. Nous aussi.
Nous aimons ce peuple, nous respectons ses choix, et nous sommes prêts à le servir.
Nous vivons certainement un temps d’attente joyeuse et passionnante. »

* Pourquoi la différence algérienne ? Mgr Claude Rault
« Il suffit, dit-on, d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. L’immolation par le feu
du jeune Mohammed Bouazizi en Tunisie, a été une étincelle. Et elle a fait exploser la masse des
frustrations et des injustices accumulées dans son pays et dans un certain nombre de contrées
environnantes. Les soulèvements se sont succédés comme une « traînée de poudre » pour garder cette image, même si aucun pays ne suit en fait la même trajectoire. L’Algérie a déjà connu ces soulèvements qui ont entraîné la terrible « décennie noire ». Celle-ci reste inscrite dans les esprits, et l’on comprend la crainte de voir ressurgir le déchaînement de la violence.
L’Algérie n’en est pas pour autant atteinte d’immobilisme. Mais ce qui la caractérise, c'est
la suite ininterrompue de manifestations, de mouvements, de sittings, mais plutôt "organisés" par
catégories (étudiants, médecins, chômeurs, professeurs....). Un journaliste enregistrait pour cette
dernière année en Algérie près de... mille manifestations de ce genre à travers tout le pays. Je crois qu'il faut insister sur cette "différence algérienne", dans sa phase actuelle. Les Algériens estiment qu'ils ont déjà fait leur révolution (octobre 88) qui leur a coûté plus de 500 victimes, et a été suivie de la décennie noire que nous lui connaissons (150.000 victimes!). Les Algériens ont trop souffert pour vouloir une insurrection massive qui leur a tant couté. Ils veulent des changements profonds, mais pas avec des répressions sanglantes... Ils ont déjà connu. Ce qu'ils attendent, c'est que des institutions politiques, économiques moins administratives, absentes de corruption, se mettent en route pour un changement de société, et une démocratie qui ne sera pas nécessairement celle de la France...
Cela nous ramène, nous, chrétiens, à beaucoup d’humilité. Nous ne faisons pas l’Histoire,
mais nous pouvons être des éveilleurs de sens ! Si nous voulons être « ferment dans la pâte » et
« sel de la terre », ce ne peut être que dans une faiblesse choisie et une résistance non violente aux forces du mal, à la manière de Jésus. »

* Mgr Paul Desfarges, évêque de Constantine,
« Globalement ce que je sens, déjà depuis un certain temps : la capacité d’emprise du
familial, du tribal, du religieux diminue et des appels d’air sont possible. L’élévation du niveau
culturel et du niveau de vie joue son rôle. Ici, comme ailleurs, le téléphone mobile (pour l’emprise
familiale), l’Internet (face book), pour le lien social et religieux, aide à échapper aux emprises. On
peut communiquer avec qui on veut. On va s’informer ailleurs et on s’autorise à voir ce que
vivent, disent, font d’autres… Et puis la liberté c’est contagieux…Le phénomène des
« conversions » illustre cela aussi d’une certaine manière.
Ainsi, l’Esprit Saint a je crois plus d’espace pour souffler son Souffle toujours en travail.
Mais les autres esprits continuent aussi de rôder et les résistances au changement se cramponnent.
Ce n’est que le début d’un long processus qui connaîtra bien des rebondissements. »

3. Depuis le Maroc, une interpellation de Mgr Landel (Rabat) aux chrétiens d’Europe
« Mon leitmotiv partout est « passer de la peur à la dynamique de l’espérance ». Nous
essayons de comprendre en nous faisant aider par des amis marocains. Le discours de sa Majesté du 9 Mars a été quelque chose d’inattendu et de très fort. Mais la grande difficulté de tous nos pays et du Maroc en particulier est que l’on risque de vouloir aller trop vite ; on veut en même temps les réformes politiques et en même temps les réformes sociales. Pourvu que la précipitation n’empêche pas le mécanisme de se mettre en marche. Ce qui me préoccupe énormément, c’est la manière dont les immigrés venant de Tunisie, d’Egypte ou de Libye sont traités…la manière dont le FN a gagné des voix….C’est cela qui va nous faire plus de mal que tout le reste……
Quand est-ce que l’Europe va efficacement aider le Maghreb et l’Afrique ?….sinon on est
dans un tsunami de la migration. C’est cette distorsion entre ce que vous vivez en Europe et ce
qui se vit en Afrique qui est la cause de tout ce qui se passe... la liberté, la justice, la dignité,
vous connaissez tout cela, comment allez - vous nous aider à connaître tout cela ?
Nous avons conscience aussi d’être à un observatoire, parfois douloureux de ces
migrations du Sud vers le Nord. Je sais que vous faites beaucoup pour l’accueil de ces
migrants ; mais nous en avons toujours plus ! Et les événements de ces derniers jours nous
effrayent un peu. C’est ensemble qu’il nous faut voir ce qu’il y a lieu de faire.
Nous avons conscience aussi d’être un lieu de rencontre, tout simple de chrétiens et de
musulmans. Ces rencontres dans la vie qui nous conduisent à l’accueil, à l’estime et à
l’amour. Je ne sais pas ce qu’il y a lieu de faire, mais je suis assez perplexe lorsque je vois la
peur de l’Occident par rapport aux musulmans. Comment pouvons-nous transformer les
mentalités ?








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