Les évêques français, réunis à Lourdes, posent un regard sur la sitution sociale du
pays
La crise sociale en France, la bioéthique et la situation des chrétiens d’Orient :
voilà le cœur du discours du cardinal André Vingt-Trois en ouverture de l’Assemblée
plénière des évêques à Lourdes ce jeudi. Le président de la Conférence des évêques
de France déplore le blocage du dialogue social sur la réforme des retraites ; «
le débat récent pose simultanément des questions qui touchent à l'équité sociale et
à une certaine anticipation de l'avenir » a notamment souligné l’archevêque de
Paris, appelant à plus de solidarité entre générations et à une nécessaire réflexion
sur le partage. Les travaux des évêques français se poursuivent jusqu’au 9 novembre,
autour des défis du du dimanche et de l’écologie.
Retrouvez ci-dessous l’intégralité
du discours d’ouverture du Cardinal André Vingt-Trois, président de la conférence
des évêques de France.
La session de notre assemblée qui s’ouvre aujourd’hui
est marquée par divers événements qui seront comme la toile de fond de nos réflexions
et de nos échanges. Je vous propose d’en faire un rapide inventaire pour situer les
travaux qui commencent.
1. La crise sociale.
Au moment où nous
nous réunissons, notre pays est traversé par une crise résultant des blocages de notre
société dans les modalités du dialogue social. Il ne nous appartient pas de définir
les solutions politiques et techniques des questions soulevées à propos de la réforme
des retraites. Mais nous pouvons essayer de formuler quelques réflexions sur les enjeux
et les débats qui concernent l’ensemble de notre corps social.
Je voudrais
d’abord rappeler que, dans les années écoulées, nous avons déjà eu l’occasion de souligner
certains des risques qui menacent une société dont le principal ressort économique
est la consommation.
« C’est à la lente transformation des attentes et des
requêtes de nos contemporains que nous devons travailler sans relâche. Nous devons
avoir le courage de leur dire que notre mode de vie actuel ne pourra pas être préservé
sans grave dommage pour l’avenir : dommage écologique mais aussi dommage financier
des dépenses faites sur le compte des générations futures, misère culturelle et misère
affective. » (novembre 2007)
« Si la redistribution des revenus et des richesses
peut séduire par son intention généreuse, nous ne pouvons pas éluder une question
beaucoup plus radicale qui est celle de notre modèle de société. Partager des richesses
est une attitude altruiste, mais le moment vient où nous devons prendre en compte
les limites des richesses à partager. Comment pouvons-nous aider nos contemporains
à intégrer dans leurs attentes le fait que notre planète n’est pas un réservoir indéfini
de consommation possible ? » (novembre 2008)
« Ce qui est en cause, c’est la
logique même de notre fonctionnement économique dont le dynamisme repose sur l’expansion
indéfinie des revenus et de la consommation. Imaginer que cette consommation puisse
être assurée par la seule répartition des fonds publics est un leurre et une tromperie.
Jusqu’à présent, notre pays n’a pas encore été touché aussi fortement que d’autres,
mais nous sommes encore loin de la sortie de la crise. Déjà en 1982, notre conférence
appelait des « Nouveaux modes de vie. » C’est à de nouveaux modèles que nous devons
travailler, nouveau modèle de production agricole, nouveau modèle de développement
économique, nouveau modèle d’échanges avec les pays pauvres, nouveau modèle de gestion
des ressources naturelles. » (mars 2009)
« Beaucoup de nos contemporains commencent
à comprendre qu’une société plus juste et plus respectueuse de son environnement est
nécessaire. Ils comprennent aussi que l’usage plus raisonnable des biens de ce monde
appelle à une révision courageuse de nos modes de vie. Il ne s’agit plus seulement
de militer pour des thèses vaguement écologistes. Le moment est venu de réfléchir
et de décider comment réduire la consommation toujours croissante, souvent au détriment
de pays moins développés qui subissent les dommages de notre traitement de la nature.
» (novembre 2009)
J’ai choisi de reprendre, parmi d’autres, ces quatre extraits
de nos sessions des années écoulées pour nous rappeler que les difficultés rencontrées
aujourd’hui n’étaient pas tout-à-fait imprévisibles. En effet, la réforme des retraites
impose des changements dans la solidarité intergénérationnelle et ces changements
s’inscrivent dans une évolution plus globale de nos modes de vie. Un certain nombre
de responsables politiques y ont travaillé depuis des décennies, sans pouvoir aboutir
aux décisions structurelles souhaitables. Faute que tous les partenaires se soient
engagés fermement à temps dans les réformes nécessaires, nous nous retrouvons devant
un blocage du dialogue social dont notre pays fait trop souvent l’expérience quand
il est confronté à des décisions importantes.
Le débat récent pose simultanément
des questions qui touchent à l’équité sociale et à une certaine anticipation de l’avenir.
Beaucoup de nos concitoyens comprennent mal que la précarité du travail et des revenus,
présents et futurs, frappent une partie importante de notre société tandis qu’une
autre jouit de la sécurité de l’emploi et d’avantages économiques et financiers sans
rapport avec les risques qu’ils prennent.
D’autre part, la réforme des retraites
pose brutalement la question de l’avenir et de la solidarité entre les générations.
Comment l’anxiété ne s’exprimerait-elle pas quand on est confronté à la réalité brute
: qui prendra en charge les nombreux centenaires de demain ? Cette anxiété sur l’avenir
n’est pas non plus exempte d’un certain sentiment de culpabilité. Comment notre société
a-t-elle assumé ses responsabilités dans la transmission de la vie et du patrimoine
? A-t-on tant sacrifié au travail, y compris les équilibres humains et familiaux,
pour se retrouver sans garanties humaines à la fin de sa vie ?
Enfin, les plus
jeunes générations ne peuvent pas éliminer purement et simplement la question de leur
propre avenir : à quoi bon une scolarité longue et couronnée de diplômes, si cette
formation de haut niveau ne débouche que très difficilement sur une insertion professionnelle
et sociale réelle ou si toute l’existence est grevée de charges héritées des générations
précédentes ? Vers quelle existence les conduit notre société ?
Il n’est donc
pas vraiment étonnant que ce sentiment d’injustice, cette inquiétude pour l’avenir
et l’anxiété des jeunes nourrissent des expressions de tension collective et parfois
de violence. Une société démocratique suppose un pacte de confiance entre les partenaires,
y compris quand ils divergent sur les solutions politiques à mettre en œuvre.
Par
ses mouvements, par ses services, par l’implication personnelle de ses membres, notre
Église est présente et active dans tous les domaines de la vie sociale et politique.
Les souffrances et les espérances des hommes sont portées par beaucoup de chrétiens
que nous rencontrons souvent et que nous encourageons dans leurs engagements. Ils
sont éclairés par diverses analyses d’institutions religieuses ou sociales, comme,
par exemple, le rapport du Médiateur de la République au début de l’année 2010.
2.
Une gestion raisonnable de notre univers.
La révision de la loi de « bioéthique
» entre dans sa phase finale après l’élaboration du projet de loi du Gouvernement.
Depuis près de trois ans, notre pays a investi beaucoup de réflexion et produit des
travaux de bonne qualité sur un sujet difficile. Tant à travers les États Généraux
du printemps 2009 que par les rapports successifs du Conseil d’État et de la Mission
d’information parlementaire, les questions décisives ont été abordées et sérieusement.
Notre propre Conférence a fourni un travail important qui est généralement reconnu
et pris en considération.
Au point où nous en sommes, avant le débat parlementaire,
qui peut encore infléchir l’état actuel du projet, nous pouvons nous féliciter que
l’intérêt de l’enfant soit d’abord pris en considération. Cela évite à la France de
s’aventurer sur des chemins particulièrement nocifs et dangereux. De même la prise
en considération des cellules souches adultes et de celles provenant du sang du cordon
ombilical peut être prometteuse. Nous ne pouvons que nous réjouir du travail des scientifiques
qui cherchent avec patience et ténacité de nouvelles thérapies. Car, tous nous voulons
que les malades soient guéris ! Les chrétiens se sont toujours engagés pour soigner
les malades et les accompagner.
Cependant, certaines dispositions du projet
de loi appellent encore un débat sérieux qui doit être mené en toute clarté, sinon
il est à craindre qu’elles demeurent dans une indétermination qui sera difficile à
gérer dans les années qui viennent.
Parmi les questions les plus cruciales,
celle du respect de l’embryon humain reste préoccupante. Le régime d’interdiction
de son utilisation à des fins de recherche est cohérent avec l’ensemble de notre droit.
Il est certes heureux que cette cohérence soit maintenue car il y va du respect de
la dignité humaine. Mais ce régime d’interdiction reste très fragilisé par le renoncement
à la visée explicitement thérapeutique et il est à craindre que les instances d’arbitrage
et de décision qui autorisent de telles recherches ne soient soumises à de fortes
pressions économiques.
Notre combat pour le respect de l’embryon humain ne
relève pas d’une sorte d’attachement magique, mais d’une réflexion argumentée sur
les risques que court l’humanité quand elle cède sur la défense du plus vulnérable.
Ne nous y trompons pas, dans la manière de traiter l’embryon humain est engagée une
approche de l’humanité dans son ensemble et du respect de chaque être humain, et d’abord
de celui qui est sans défense et sans pouvoir. Comment notre société aux techniques
toujours plus performantes saura-t-elle accueillir et défendre la vulnérabilité la
plus extrême et donner la priorité absolue à cet accueil ?
Par ailleurs, les
débats sur l’accès à la connaissance des origines pour les enfants nés de Procréation
Médicalement Assistée avec tiers donneur mettent en lumière l’impasse dans laquelle
nous sommes engagés par cette pratique. Vouloir satisfaire à tous prix le soit disant
« désir d’enfant » entraîne à des conflits insolubles de droits. Il est légitime que
des enfants aient accès à leurs origines comme un moyen d’établir leur filiation et
leur insertion dans la chaine des générations. Ce désir bien compréhensif entre en
contradiction avec les exigences de l’anonymat dont on comprend aussi le bien-fondé
tant pour les donneurs que pour les parents. Cette contradiction n’est pas seulement
une contradiction formelle et juridique. Elle résulte d’une erreur objective : la
manipulation délibérée de la filiation, qui n’est ni dans l’intérêt de l’enfant ni
dans celui de la société.
La réflexion sur la loi de bioéthique conduit à prendre
mieux conscience de la responsabilité humaine dans la gestion de l’univers qui nous
est confié. La responsabilité éthique ne se divise pas : le respect de notre propre
dignité va de pair avec le respect de la création. C’est aussi à quoi nous travaillerons
avec le groupe sur l’environnement et l’écologie.
Sur ces sujets importants,
comme sur d’autres questions de la vie de notre société, nous exprimons sereinement
nos convictions. Nous disons ce que nous estimons le meilleur pour nos contemporains.
Nous le faisons sans courir après la publicité immédiate. Nous sommes plus attentifs
à la réalité des questions posées qu’à leur exploitation politicienne. Comme l’a fait
encore une fois Benoît XVI à Westminster, nous voulons communiquer notre conviction
que la gestion de la cité exige un engagement de la raison humaine fondé sur une éthique
de la vie sociale à laquelle la foi chrétienne doit apporter une lumière nécessaire.
«
Chaque génération, en cherchant à faire progresser le bien commun, doit à nouveau
se poser la question : quelles sont les exigences que des gouvernements peuvent raisonnablement
imposer aux citoyens, et jusqu’où cela peut-il aller ? En faisant appel à quelle autorité
les dilemmes moraux peuvent-ils être résolus ? et le bien commun promu ? Ces questions
nous mènent directement aux fondements éthiques du discours civil. Si les principes
moraux sous-jacents au processus démocratique ne sont eux-mêmes déterminés par rien
de plus solide qu’un consensus social, alors la fragilité du processus ne devient
que trop évidente – là est le véritable défi pour la démocratie. » (Benoît XVI. Discours
aux membres du Parlement et de la British Society. 17 septembre 2010.)
3.
Quelques événements de notre vie d’Église.
L’année sacerdotale a été marquée
dans presque tous les diocèses par des initiatives heureuses qui ont rassemblé les
prêtres autour de leurs évêques. Le rassemblement universel pour la clôture autour
du Pape à Rome a été aussi un moment fort, non seulement pour ceux qui l’ont vécu,
mais aussi pour l’image qu’il donnait d’une réalité du sacerdoce bien différente de
celle qui nous est habituellement présentée. Les quelques huit cents prêtres et évêques
français qui y ont pris part en ont été les témoins. La récente lettre du Pape aux
séminaristes constitue un message personnel particulièrement important et vivifiant
pour ceux qui sont en marche vers le ministère presbytéral.
Notre conférence
va faire le point sur les travaux d’un certain nombre de commissions épiscopales (commission
doctrinale, commission pour la catéchèse et le catéchuménat, conseil pour la pastorale
des enfants et des jeunes, préparation des Journées Mondiales de la Jeunesse de l’été
2011, conseil Famille et Société, etc.). Nous ferons aussi le point sur nos divers
groupes Études et Projets. Nous continuerons à travailler sur le chantier ouvert il
y a maintenant trois ans : Demain la vie de nos communautés chrétiennes. Cette année,
dans chaque province ecclésiastique, nous avons collecté des exemples significatifs
d’initiatives pastorales et missionnaires qui manifestent comment nos diocèses préparent
l’avenir avec détermination.
Avec Mgr Antoine AUDO, évêque d’Alep des Chaldéens,
nous aurons une information autorisée sur la récente session extraordinaire du synode
des évêques pour le Moyen-Orient. Ce sera aussi pour nous l’occasion d’exprimer notre
communion avec les communautés chrétiennes du Moyen-Orient dont certaines sont confrontées
à la discrimination, voire parfois à la persécution. Ces communautés font partie de
notre Église. Elles sont souvent représentées parmi nous par des communautés d’immigration.
Ne les laissons pas sombrer dans le silence et l’oubli ! Le récent massacre de Bagdad
nous remplit d’horreur, mais il ne nous conduit pas à identifier ces groupes extrémistes
à tous les musulmans qui vivent dans la crainte de Dieu. Nous avons reçu avec confiance
les réactions du Président du Conseil Français du Culte Musulman et du Recteur de
la Mosquée de Paris.
Enfin, je ne voudrais pas terminer cette introduction
sans évoquer d’un mot le succès du film Des hommes et des dieux qui a pu surprendre
certains observateurs. Au-delà de la proximité et de la cruauté de l’événement qui
ont sans doute alimenté la curiosité du public, il nous faut aussi réfléchir à la
signification d’un événement médiatique de cette importance. Il me semble que l’intérêt
des spectateurs pour un film aussi exigeant est à rapprocher de celui qu’avait connu,
dans une moindre mesure, le film sur la Grande Chartreuse, Le Grand Silence. Outre
la qualité cinématographique intrinsèque, le succès de ces films n’est-il pas aussi
le signe d’une attente et d’un intérêt réel devant des destinées qui expriment un
choix de vie radical ? Dieu merci, notre société sécularisée n’est pas encore tout
à fait « immunisée » contre les préoccupations existentielles et même spirituelles.
Ne l’oublions pas.
Cette préoccupation spirituelle, plus ou moins consciente,
plus ou moins assourdie ou étouffée, plus ou moins reconnue ou déniée, est peut-être
le « fil rouge » qui relie l’ensemble des travaux de cette assemblée. N’est-elle pas
l’espérance d’entendre affirmer que le sens de notre existence humaine ne se réduit
pas aux phénomènes économiques ? La consommation des biens marchands ne peut pas combler
le cœur humain. La richesse d’une vie s’éprouve aussi dans la qualité des relations
familiales et affectives, dans la possibilité et l’intensité d’une vie intérieure.
La violence sociale qui éclate sporadiquement, particulièrement de la part des jeunes,
est inquiétante. Elle ne peut s’analyser et se traiter par les seuls outils socio-économiques.
N’est-elle pas aussi l’expression d’une anxiété qui révèle beaucoup de carences affectives
et spirituelles ?
Notre travail des jours à venir dans les domaines de l’économie,
de l’écologie, de la bioéthique, du travail et du respect du dimanche, de l’animation
de la pastorale des jeunes exprime évidemment nos préoccupations pastorales et notre
recherche permanente de nouveaux chemins pour annoncer l’espérance de l’Évangile au
monde d’aujourd’hui. En assumant notre responsabilité pastorale, nous sommes aussi
convaincus que nous apportons une contribution au renforcement du lien social, à la
construction et au développement de la liberté des personnes et à la solidité d’une
démocratie consciente du rôle qui lui incombe pour le bien commun de toute la famille
humaine.
Il y a deux ans, le Pape Benoît XVI évoquait au Collège des Bernardins,
le rôle de la vie monastique dans le développement de la culture européenne. Il montrait
comment la recherche absolue de Dieu avait permis l’élaboration d’une culture humaine
ambitieuse. De même, la vie et la mort des moines de Tibhirine disent quelque chose
à l’homme d’aujourd’hui sur son avenir. Nos recherches et nos efforts pour l’avenir
de nos communautés chrétiennes supposent que tous les chrétiens, disciples de Jésus,
s’engagent dans une véritable vie intérieure et prennent à cœur le service de tous
les hommes.