Célébration de la Passion du Seigneur : un symbole de l'unité de l'Eglise
En ce vendredi saint, Benoît XVI a présidé la célébration de la Passion du Seigneur,
en la basilique Saint-Pierre. Une cérémonie centrée sur la proclamation du récit de
la Passion et l’adoration de la Croix. L’homélie a été prononcée par le prédicateur
de la Maison Pontificale, le Père Raniero Cantalamessa, une homélie centrée sur la
question de l’unité des chrétiens
Mathilde Auvillain.
Traduction de l'homélie du Père Cantalamessa
P. Raniero
Cantalamessa, ofmcap. Prédication du Vendredi saint 2008 dans la Basilique
Saint-Pierre
« La tunique était sans couture » « Lorsque les soldats eurent
crucifié Jésus, ils prirent ses vêtements et firent quatre parts, une part pour chaque
soldat, et la tunique. Or la tunique était sans couture, tissée d'une pièce à partir
du haut ; ils se dirent donc entre eux : ‘Ne la déchirons pas, mais tirons au sort
qui l'aura’ : afin que l'Ecriture fût accomplie : Ils se sont partagés mes habits,
et mon vêtement, ils l'ont tiré au sort ». (Jn 19, 23-24). On s’est toujours demandé
ce que l’évangéliste Jean a voulu dire en donnant une telle importance à ce détail
de la Passion. Une explication, relativement récente, est que la tunique rappelle
les ornements sacerdotaux du grand prêtre et que Jean a donc voulu affirmer que Jésus
n’est pas mort seulement comme roi mais aussi comme prêtre. Cependant, la Bible ne
dit pas que la tunique du grand prêtre devait être sans couture (cf. Ex 28, 4 ; Lv
16, 4). Pour cette raison, la plupart des exégètes préfèrent s’en tenir à l’explication
traditionnelle selon laquelle la tunique sans couture symbolise l’unité de l’Eglise
(1). Quelle que soit l’explication que l’on donne au texte, une chose est sûre :
l’unité des disciples est, pour Jean, l’objectif pour lequel le Christ meurt : « Jésus
allait mourir pour la nation, et non pas pour la nation seulement, mais encore afin
de rassembler dans l'unité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11, 51-52). Lors de
la dernière cène, il avait dit lui-même : « Je ne prie pas pour eux seulement, mais
aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi, afin que tous soient un.
Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient en nous, afin que
le monde croie que tu m'as envoyé » (Jn 17, 20-21). La bonne nouvelle que nous
devons proclamer le vendredi saint est que l’unité, avant d’être un objectif à atteindre,
est un don à accueillir. Le fait que la tunique soit tissée « de haut en bas », explique
saint Cyprien, signifie que « l’unité apportée par le Christ vient d’en haut, du Père
céleste, et qu’elle ne peut par conséquent être divisée par celui qui la reçoit, mais
doit être accueillie intégralement » (2). Les soldats ont divisé en quatre « la
veste », ou « le manteau » (ta imatia), c’est-à-dire le vêtement extérieur de Jésus,
mais pas la tunique, le chiton, qui était le vêtement qu’il portait près du corps.
Ceci est également symbolique. Nous les hommes, pouvons diviser l’Eglise dans ce qu’elle
a d’humain et de visible, mais pas son unité profonde qui s’identifie avec l’Esprit
Saint. La tunique du Christ n’a pas été et ne pourra jamais être divisée. Elle est,
elle aussi, sans couture. C’est la foi que nous professons dans le Credo : « Je crois
en l’Eglise, une, sainte, catholique et apostolique ». * * * Mais si l’unité
doit servir de signe « pour que le monde croie », celle-ci doit également être une
unité visible, communautaire. C’est cette unité que nous avons perdue et que nous
devons retrouver. Elle est bien plus que des relations de bon voisinage ; c’est l’unité
mystique intérieure elle-même - « un Corps, un Esprit, comme il n'y a qu'une espérance…
un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et Père de tous »
(Ep 4, 4-6) - dans la mesure où cette unité objective est accueillie, vécue et manifestée
concrètement par les croyants. « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas
restaurer la royauté en Israël ? » demandèrent les apôtres à Jésus après Pâques. Aujourd’hui,
nous posons souvent cette même question à Dieu : est-ce maintenant le temps où tu
vas restaurer l’unité visible de ton Eglise ? La réponse est aussi la même qu’à l’époque :
« Il ne vous appartient pas de connaître les temps et moments que le Père a fixés
de sa seule autorité. Mais vous allez recevoir une force, celle de l'Esprit Saint
qui descendra sur vous » (Ac 1, 6-8). Le Saint-Père l’a rappelé dans l’homélie
qu’il a prononcée le 25 janvier dernier, dans la Basilique Saint-Paul-hors-les-Murs,
au terme de la semaine de prière pour l’unité des chrétiens : « L’unité avec Dieu
et avec nos frères et sœurs, disait-il, est un don qui vient d’en Haut, qui naît de
la communion d’amour entre le Père, le Fils et l’Esprit Saint et qui en elle croît
et se perfectionne. Il n’est pas en notre pouvoir de décider quand ou comment cette
unité se réalisera pleinement. Seul Dieu pourra le faire ! Comme saint Paul, nous
replaçons nous aussi notre espérance et notre confiance dans la grâce de Dieu qui
est avec nous ». Aujourd’hui encore, si nous nous laissons guider, c’est l’Esprit
Saint qui nous conduira à l’unité. Comment l’Esprit Saint a-t-il fait pour réaliser
la première unité fondamentale de l’Eglise, l’unité entre les juifs et les païens ?
Il est descendu sur Corneille et sa maison, comme il était descendu sur les apôtres
à la Pentecôte. Si bien que Pierre ne pouvait que conclure : « Si donc Dieu leur a
accordé le même don qu'à nous, pour avoir cru au Seigneur Jésus Christ, qui étais-je,
moi, pour faire obstacle à Dieu ? » (Ac 11, 17). Au cours du siècle dernier, nous
avons vu se renouveler sous nos yeux ce même prodige, à une échelle mondiale. Dieu
a répandu son Esprit Saint, de façon nouvelle et inattendue, sur des millions de croyants,
appartenant à presque toutes les dénominations chrétiennes et, afin qu’il n’y ait
pas de doute sur ses intentions, il l’a répandu avec les mêmes manifestations. N’est-ce
pas là un signe que l’Esprit nous pousse à nous reconnaître les uns les autres comme
des disciples du Christ et à tendre ensemble vers l’unité ? Il est vrai que cette
unité spirituelle et charismatique, à elle seule, ne suffit pas. Nous le voyons déjà
dans les débuts de l’Eglise. L’unité entre les juifs et les païens est à peine réalisée
que déjà apparaît la menace de schisme. Une « longue discussion » eut lieu au cours
du fameux concile de Jérusalem, et l’accord auquel le concile était parvenu fut annoncé
aux Eglises avec la formule : « L'Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé … » (Ac
15, 28). L’Esprit Saint œuvre donc également à travers une autre voie, qui est celle
de la confrontation patiente, du dialogue et même du compromis entre les parties,
lorsque l’essentiel de la foi n’est pas en jeu. Il œuvre à travers les « structures »
humaines et les « ministères » fondés par Jésus, surtout le ministère apostolique
et pétrinien. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui l’œcuménisme doctrinal et institutionnel. *
* * L’expérience nous montre cependant que même cet œcuménisme doctrinal, ou au
sommet, n’est pas suffisant et ne progresse pas, s’il n’est pas accompagné d’un œcuménisme
spirituel, de base. Les plus grands promoteurs de l’œcuménisme institutionnel nous
le répètent avec une insistance toujours plus grande. À l’occasion du centenaire de
l’institution de la semaine de prière pour l’unité des chrétiens (1908-2008), méditons
sur cet œcuménisme spirituel au pied de la croix : en quoi consiste-t-il et comment
pouvons-nous progresser dans ce domaine ? L’œcuménisme spirituel naît du repentir
et du pardon et se nourrit de la prière. En 1977, j’ai participé à un congrès œcuménique
charismatique à Kansas City, dans le Missouri. Il y avait 40.000 participants, près
de la moitié catholiques (dont le cardinal Suenens) et le reste d’autres dénominations
chrétiennes. Un soir, l’un des animateurs au micro a commencé à parler d’une façon
qui était étrange pour moi, à l’époque : « Vous prêtres et pasteurs, pleurez et gémissez
parce que le corps de mon Fils est brisé… Vous laïcs, hommes et femmes, pleurez et
gémissez parce que le corps de mon Fils est brisé ». Les personnes qui étaient
autour de moi commencèrent à tomber à genou, les unes après les autres, et plusieurs
pleuraient, saisies de repentir pour les divisions dans le corps du Christ. Une énorme
banderole installée dans le stade portait l’inscription suivante : « Jesus is Lord ,
Jésus est Seigneur ». J’étais là, en observateur encore très critique et détaché,
mais je me souviens avoir pensé : « Si un jour tous les croyants sont réunis en une
seule Eglise, ce sera ainsi : lorsque nous serons tous à genou, le cœur contrit et
humilié, sous la grande seigneurie du Christ ». Si l’unité des disciples doit être
un reflet de l’unité entre le Père et le Fils, celle-ci doit être avant tout une unité
d’amour, car telle est l’unité qui règne dans la Trinité. L’Ecriture nous exhorte
à « faire la vérité dans la charité » (veritatem facientes in caritate) (cf. Ep 4,
15). « On n’entre dans la vérité qu’à travers la charité », écrit saint’Augustin:
non intratur in veritatem nisi per caritatem (3). Ce qui est extraordinaire, c’est
que ce chemin vers l’unité basé sur l’amour est déjà, maintenant, grand ouvert devant
nous. Nous ne pouvons pas « brûler les étapes » sur le plan doctrinal car les différences
existent et doivent être affrontées patiemment dans les sièges appropriés. Nous pouvons
en revanche dès à présent, brûler les étapes dans le domaine de la charité et être
unis. Le signe véritable et sûr de la venue de l’Esprit n’est pas, écrit saint Augustin,
le fait de parler en langues, mais l’amour pour l’unité : « Sachez que vous avez l’Esprit
Saint quand vous permettez que votre cœur adhère à l’unité à travers une charité sincère »
(4). Repensons à l’hymne à la charité de saint Paul. Chacune de ses phrases acquiert
une signification actuelle et nouvelle si on l’applique à l’amour entre les membres
des diverses Eglises chrétiennes, dans les relations œcuméniques : « La charité
est longanime… elle n'est pas envieuse… ne cherche pas son intérêt [ou seulement
l’intérêt de son Eglise]. ne tient pas compte du mal reçu [mais plutôt du mal fait
aux autres !] elle ne se réjouit pas de l'injustice, mais elle met sa joie dans
la vérité [elle ne se réjouit pas des difficultés des autres Eglises, mais se réjouit
de leurs succès]. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout » (1
Co 13, 4 ss.) Cette semaine, nous avons accompagné à sa demeure éternelle une femme
- Chiara Lubich, fondatrice du Mouvement des Focolari. Elle a été une pionnière et
un modèle de cet œcuménisme spirituel de l’amour. Par sa vie, elle nous a montré que
la recherche de l’unité entre les chrétiens n’est pas une manière de se fermer au
reste du monde ; elle est en revanche le premier pas et la condition pour un dialogue
plus large avec les croyants d’autres religions et avec tous les hommes qui ont à
cœur le destin de l’humanité et de la paix. * * * On dit que « s’aimer ce
n’est pas se regarder l’un l’autre mais regarder ensemble dans la même direction ».
Entre les croyants des différentes Eglises aussi, s’aimer signifie regarder ensemble
dans la même direction qui est le Christ. « Il est notre paix » (Ep 2, 14). Regardons
ce qui se passe avec les rayons d’une roue quand ils partent du centre vers l’extérieur :
à mesure qu’ils s’éloignent du centre, ils s’éloignent aussi les uns des autres, et
terminent à des points distants de la circonférence. Regardons en revanche ce qui
se passe lorsqu’ils se dirigent de la circonférence vers le centre : plus ils s’approchent
du centre, plus ils se rapprochent les uns des autres, jusqu’à ne former qu’un seul
point. Dans la mesure où nous irons ensemble vers le Christ, nous nous rapprocherons
les uns des autres, jusqu’à être vraiment, comme il l’a demandé, « une seule chose
avec lui et avec le Père ». * * * La seule chose qui pourra réunir les chrétiens
divisés est la diffusion d’une nouvelle vague d’amour pour le Christ parmi eux. C’est
ce qui est en train de se produire à travers l’action de l’Esprit Saint et qui nous
remplit d’émerveillement et d’espérance. « L'amour du Christ nous presse, à la pensée
que… un seul est mort pour tous » (cf. 2 Co 5, 14). Un frère d’une autre Eglise -
et même tout être humain - est quelqu’un « pour qui le Christ est mort » (Rm 14, 15),
comme il est mort pour moi. * * * Une raison doit surtout nous pousser sur
ce chemin. L’enjeu du début du troisième millénaire n’est plus le même qu’au début
du deuxième millénaire, lorsque se produisit la séparation entre l’orient et l’occident,
et il n’est pas non plus le même qu’au milieu de ce même millénaire quand eut lieu
la séparation entre catholiques et protestants. Pouvons-nous dire que la manière exacte
de procéder de l’Esprit Saint du Père, ou la façon dont se produit la justification
du pécheur sont les questions qui passionnent les hommes d’aujourd’hui et dont dépendent
la survie ou non de la foi chrétienne ? Le monde a évolué et nous sommes restés rivés
à des problèmes et des formules dont le monde ne connaît même plus la signification. Dans
les batailles médiévales, il y avait un moment où, après avoir dépassé les fantassins,
les archers, la cavalerie et tout le reste, la mêlée se concentrait autour du roi.
C’est là que se décidait le résultat final de la bataille. Pour nous aussi, aujourd’hui,
la bataille est autour du roi. Il existe des édifices ou des structures métalliques
faits de telle manière que si l’on touche un point névralgique ou si on enlève une
pierre bien précise, tout s’écroule. Dans l’édifice de la foi chrétienne, cette pierre
angulaire est la divinité du Christ. Si on l’enlève, tout s’effrite et, avant tout,
la foi dans la Trinité. Cela nous montre qu’il y a deux œcuménismes possibles :
un œcuménisme de la foi et un œcuménisme de l’incrédulité ; un qui réunit tous ceux
qui croient que Jésus est le Fils de Dieu, que Dieu est Père, Fils, et Esprit Saint,
et que le Christ est mort pour sauver tous les hommes, et un qui réunit tous ceux
qui, par respect pour le symbole de Nicée, continuent à proclamer ces formules, mais
en les vidant de leur véritable contenu. Un œcuménisme dans lequel, à la limite, tous
croient aux mêmes choses car personne ne croit plus à rien, au sens du mot « croire »
du Nouveau Testament. « Quel est le vainqueur du monde, écrivait saint Jean dans
la première Lettre, sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu ? » (1 Jn
5, 5). Si l’on se base sur ce critère, la distinction fondamentale entre les chrétiens
n’est pas entre catholiques, orthodoxes et protestants, mais entre ceux qui croient
que le Christ est le Fils de Dieu et ceux qui ne le croient pas. * * * « La
deuxième année du roi Darius, le sixième mois, le premier jour du mois, la parole
du Seigneur fut adressée par le ministère du prophète Aggée…, en ces termes : Ce peuple
dit : ‘Il n'est pas encore arrivé, le moment de rebâtir le Temple du Seigneur !’ Est-ce
donc pour vous le moment de rester dans vos maisons lambrissées, quand cette Maison-là
est dévastée ? » (Ag 1, 1-4) Ces paroles du prophète Agée nous sont adressées aujourd’hui.
Est-ce le moment de continuer à nous préoccuper uniquement de ce qui concerne notre
ordre religieux, notre mouvement, ou notre Eglise ? Ne serait-ce pas précisément la
raison pour laquelle nous aussi « nous semons beaucoup, mais nous engrangeons peu »
(cf. Ag 1, 6) ? Nous prêchons et nous nous activons de multiples manières, mais au
lieu de se rapprocher du Christ, le monde s’en éloigne. Le peuple d’Israël écouta
le rappel du prophète ; ils cessèrent d’embellir chacun leur propre maison pour reconstruire
ensemble le temple de Dieu. Dieu envoya alors à nouveau son prophète avec un message
de consolation et d’encouragement qui est aussi pour nous : « Mais à présent, courage,
Zorobabel ! oracle de Yahvé. Courage, Josué, fils de Yehoçadaq, grand prêtre ! Courage,
tout le peuple du pays ! oracle de Yahvé. Au travail ! Car je suis avec vous - oracle
de Yahvé Sabaot ! » (Ag 2, 4). Courage, vous tous qui avez à cœur la cause de l’unité
des chrétiens et au travail, car je suis avec vous, dit le Seigneur ! ______________________________________________ NOTES (1)
Cf. R. E. Brown, The Death of the Messiah, vol. 2, Doubleday, New York 1994, pp. 955-958. (2)
S. Cyprien, De unitate Ecclesiae, 7 (CSEL 3, p. 215). (3) S. Augustin, Contra Faustum,
32,18 (CCL 321, p. 779). (4) S. Augustin, Discours 269,3-4 (PL38, 1236 s.). ______________________________________________ Traduit
de l’italien par Zenit