διάλεξις – controverse) publié
par le professeur Khoury, l'empereur en vient à parler du thème du djihad,
de la guerre sainte. L'empereur savait certainement que, dans la sourate 2,256, on
lit : pas de contrainte en matière de foi – c'est probablement l'une des plus anciennes
sourates de la période initiale qui, nous dit une partie des spécialistes, remonte
au temps où Mahomet lui-même était encore privé de pouvoir et menacé. Mais, naturellement,
l'empereur connaissait aussi les dispositions – d'origine plus tardive – sur la guerre
sainte, retenues par le Coran. Sans entrer dans des détails comme le traitement différent
des « détenteurs d'Écritures » et des « infidèles », il s'adresse à son interlocuteur
d'une manière étonnamment abrupte – abrupte au point d’être pour nous inacceptable
–, qui nous surprend et pose tout simplement la question centrale du rapport entre
religion et violence en général. Il dit : « Montre moi ce que Mahomet a apporté de
nouveau et tu ne trouveras que du mauvais et de l'inhumain comme ceci, qu'il a prescrit
de répandre par l'épée la foi qu'il prêchait » [3]. Après s'être prononcé de
manière si peu amène, l'empereur explique minutieusement pourquoi la diffusion de
la foi par la violence est contraire à la raison. Elle est contraire à la nature de
Dieu et à la nature de l'âme. « Dieu ne prend pas plaisir au sang, dit-il, et ne pas
agir selon la raison (‘σύν λόγω’) est contraire à la nature de Dieu. La foi est fruit
de l'âme, non pas du corps. Celui qui veut conduire quelqu'un vers la foi doit être
capable de parler et de penser de façon juste et non pas de recourir à la violence
et à la menace... Pour convaincre une âme douée de raison, on n'a pas besoin de son
bras, ni d'objets pour frapper, ni d'aucun autre moyen qui menace quelqu'un de mort...
» [4].
L’affirmation décisive de cette argumentation contre la conversion
par la force dit : « Ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu
» [5]. L'éditeur du texte, Théodore Khoury, commente à ce sujet: « Pour l'empereur,
byzantin nourri de philosophie grecque, cette affirmation est évidente. Pour la doctrine
musulmane, au contraire, Dieu est absolument transcendant. Sa volonté n'est liée à
aucune de nos catégories, fût-ce celle qui consiste à être raisonnable ».
[6]
Khoury cite à ce propos un travail du célèbre islamologue français R. Arnaldez, qui
note que Ibn Hazm va jusqu'à expliquer que Dieu n'est pas même tenu par sa propre
parole et que rien ne l'oblige à nous révéler la vérité. Si tel était son vouloir,
l'homme devrait être idolâtre [7].
À partir de là, pour la compréhension
de Dieu et du même coup pour la réalisation concrète de la religion, apparaît un dilemme
qui constitue un défi très immédiat. Est-ce seulement grec de penser qu'agir de façon
contraire à la raison est en contradiction avec la nature de Dieu, ou cela vaut-il
toujours et en soi ? Je pense que, sur ce point, la concordance parfaite, entre ce
qui est grec, dans le meilleur sens du terme, et la foi en Dieu, fondée sur la Bible,
devient manifeste. En référence au premier verset de la Genèse, premier verset de
toute la Bible, Jean a ouvert le prologue de son évangile par ces mots : « Au commencement
était le λογος ». C'est exactement le mot employé par l'empereur. Dieu agit
« σύν λόγω », avec logos. Logos désigne à la fois la raison et
la parole – une raison qui est créatrice et capable de se communiquer, mais justement
comme raison. Jean nous a ainsi fait don de la parole ultime de la notion biblique
de Dieu, la parole par laquelle tous les chemins souvent difficiles et tortueux de
la foi biblique parviennent à leur but et trouvent leur synthèse. Au commencement
était le Logos et le Logos est Dieu, nous dit l'Évangéliste. La rencontre
du message biblique et de la pensée grecque n'était pas le fait du hasard. La vision
de saint Paul, à qui les chemins vers l'Asie se fermaient et qui ensuite vit un Macédonien
lui apparaître et qui l'entendit l'appeler : « Passe en Macédoine et viens à notre
secours » (cf. Ac 16, 6-10) – cette vision peut être interprétée comme un condensé
du rapprochement, porté par une nécessité intrinsèque, entre la foi biblique et le
questionnement grec.
En fait, ce mouvement de rapprochement mutuel était à l'œuvre
depuis longtemps. Déjà, le nom mystérieux de Dieu lors de l’épisode du buisson ardent,
qui distingue Dieu des divinités aux noms multiples et qui énonce simplement à son
sujet le « Je suis », son être, est une contestation du mythe, qui trouve une analogie
interne dans la tentative socratique de surmonter et de dépasser le mythe [8].
Le processus engagé au buisson ardent parvient à une nouvelle maturité, au cœur de
l'Ancien Testament, pendant l'Exil, où le Dieu d'Israël, désormais sans pays et sans
culte, se proclame le Dieu du ciel et de la terre et se présente dans une formule
qui prolonge celle du buisson : « Je suis celui qui suis ». Avec cette nouvelle reconnaissance
de Dieu s'opère, de proche en proche, une sorte de philosophie des Lumières, qui s'exprime
de façon drastique dans la satire des divinités, qui ne seraient que des fabrications
humaines (cf. Ps 115). C'est ainsi que la foi biblique, à l'époque hellénistique
et malgré la rigueur de son opposition aux souverains grecs qui voulaient imposer
par la force l'assimilation à leur mode de vie grec et au culte de leurs divinités,
alla de l'intérieur à la rencontre de la pensée grecque en ce qu'elle avait de meilleur
pour établir un contact mutuel, qui s'est ensuite réalisé dans la littérature sapientielle
plus tardive. Nous savons aujourd'hui que la traduction grecque de l'Ancien Testament
faite à Alexandrie – la Septante – est plus qu'une simple traduction du texte hébreu
(à apprécier peut-être de façon pas très positive). Elle est un témoin textuel indépendant
et une avancée importante de l'histoire de la Révélation. Cette rencontre s'est réalisée
d'une manière qui a eu une importance décisive pour la naissance et la diffusion du
christianisme [9]. Fondamentalement, il s'agit d'une rencontre entre la foi
et la raison, entre l'authentique philosophie des Lumières et la religion. À partir
de l'essence de la foi chrétienne et, en même temps, de la nature de la pensée grecque,
qui avait fusionné avec la foi, Manuel II a pu vraiment dire : ne pas agir « avec
le Logos » est en contradiction avec la nature de Dieu.
Pour être honnête,
il faut noter ici que, à la fin du Moyen Âge, se sont développées, dans la théologie,
des tendances qui ont fait éclater cette synthèse entre l’esprit grec et l’esprit
chrétien. Face à ce qu'on appelle l'intellectualisme augustinien et thomiste, commença
avec Duns Scot la théorie du volontarisme qui, dans ses développements ultérieurs,
a conduit à dire que nous ne connaîtrions de Dieu que sa voluntas ordinata.
Au-delà d'elle, il y aurait la liberté de Dieu, en vertu de laquelle il aurait aussi
pu créer et faire le contraire de tout ce qu'il a fait. Ici se dessinent des positions
qui peuvent être rapprochées de celles d'Ibn Hazm et tendre vers l'image d'un Dieu
arbitraire, qui n'est pas non plus lié à la vérité ni au bien. La transcendance et
l'altérité de Dieu sont placées si haut que même notre raison et notre sens du vrai
et du bien ne sont plus un véritable miroir de Dieu, dont les possibilités abyssales,
derrière ses décisions effectives, demeurent pour nous éternellement inaccessibles
et cachées. À l'opposé, la foi de l'Église s'en est toujours tenue à la conviction
qu'entre Dieu et nous, entre son esprit créateur éternel et notre raison créée, existe
une réelle analogie, dans laquelle – comme le dit le IVe Concile du Latran,
en 1215 – les dissimilitudes sont infiniment plus grandes que les similitudes, mais
sans supprimer l'analogie et son langage. Dieu ne devient pas plus divin si nous le
repoussons loin de nous dans un pur et impénétrable volontarisme, mais le Dieu véritablement
divin est le Dieu qui s'est montré comme Logos et qui, comme Logos,
a agi pour nous avec amour. Assurément, comme le dit Paul, l'amour « surpasse » la
connaissance et il est capable de saisir plus que la seule pensée (cf. Ep 3,
19), mais il reste néanmoins l'amour du Dieu-Logos, ce pourquoi le culte chrétien
est, comme le dit encore Paul, « λογική λατρεία », un culte qui est en harmonie avec
la Parole éternelle et notre raison (cf. Rm 12, 1) [10].
Cet intime
rapprochement mutuel ici évoqué, qui s'est réalisé entre la foi biblique et le questionnement
philosophique grec, est un processus décisif non seulement du point de vue de l'histoire
des religions mais aussi de l'histoire universelle, qui aujourd'hui encore nous oblige.
Quand on considère cette rencontre, on ne s'étonne pas que le christianisme, tout
en ayant ses origines et des développements importants en Orient, ait trouvé son empreinte
décisive en Europe. À l'inverse, nous pouvons dire aussi : cette rencontre, à laquelle
s'ajoute ensuite l'héritage de Rome, a créé l'Europe et reste le fondement de ce que,
à juste titre, on appelle l’Europe.
La revendication de déshellénisation du christianisme,
qui, depuis le début de l'époque moderne, domine de façon croissante le débat théologique,
s'oppose à la thèse selon laquelle l'héritage grec, purifié de façon critique, appartient
à la foi chrétienne. Si l'on y regarde de plus près, on peut observer que ce programme
de déshellénisation a connu trois vagues, sans doute liées entre elles, mais qui divergent
nettement dans leurs justifications et leurs buts [11].
La déshellénisation
apparaît en relation avec les préoccupations de la Réforme du XVIe siècle.
Étant donné la tradition des écoles théologiques, les réformateurs ont fait face à
une systématisation de la foi, entièrement déterminée par la philosophie, pour ainsi
dire une définition extérieure de la foi par une pensée qui n'émanait pas d'elle.
De ce fait, la foi n'apparaissait plus comme une parole historique vivante, mais comme
enfermée dans un système philosophique. Face à cela, la sola scriptura cherche
la figure primitive de la foi, telle qu'elle se trouve à l'origine dans la Parole
biblique. La métaphysique apparaît comme un présupposé venu d'ailleurs, dont il faut
libérer la foi pour qu'elle puisse de nouveau redevenir pleinement elle-même. Avec
une radicalité que les réformateurs ne pouvaient prévoir, Kant a agi à partir de ce
programme en affirmant qu'il a dû mettre la pensée de côté pour pouvoir faire place
à la foi. Du coup, il a ancré la foi exclusivement dans la raison pratique et il lui
a dénié l'accès à la totalité de la réalité.
La théologie libérale des XIXe
et XXe siècles a amené une deuxième vague dans ce programme de déshellénisation,
dont Adolf von Harnack est un éminent représentant. Du temps de mes études, tout comme
durant les premières années de mon activité universitaire, ce programme était aussi
fortement à l’œuvre dans la théologie catholique. La distinction de Pascal entre le
Dieu des philosophes et le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob servait de point de
départ. Dans ma leçon inaugurale à Bonn en 1959, j'ai essayé de m'y confronter et
je ne voudrais pas reprendre de nouveau tout cela ici [12]. Mais je voudrais
essayer, au moins très brièvement, de mettre en lumière l'aspect nouveau qui distingue
cette deuxième vague de déshellénisation. L'idée centrale qui apparaît chez Harnack
est le retour à Jésus simple homme et à son message simple, qui serait antérieur à
toutes les théologisations et aussi à toutes les hellénisations. Ce message simple
représenterait le véritable sommet de l'évolution religieuse de l'humanité. Jésus
aurait congédié le culte au bénéfice de la morale. En définitive, on le représente
comme le père d'un message moral philanthropique. Le souci de Harnack est au fond
de mettre le christianisme en harmonie avec la raison moderne, précisément en le libérant
d'éléments apparemment philosophiques et théologiques comme, par exemple, la foi en
la divinité du Christ et en la Trinité de Dieu. En ce sens, l'exégèse historico-critique
du Nouveau Testament, telle qu'il la voyait, réintègre de nouveau la théologie dans
le système de l'Université. Pour Harnack, la théologie est essentiellement historique
et, de ce fait, rigoureusement scientifique. Ce qu'elle découvre de Jésus par la voie
critique est pour ainsi dire l'expression de la raison pratique. Du même coup, elle
a sa place justifiée dans le système de l'Université. En arrière plan, on perçoit
l'autolimitation moderne de la raison, qui a trouvé son expression classique dans
les Critiques de Kant, mais qui, entre-temps encore, a été radicalisée par
la pensée des sciences de la nature. Cette conception moderne de la raison, pour le
dire en raccourci, repose sur une synthèse entre le platonisme (cartésianisme) et
l'empirisme, confirmée par le progrès technique. D'une part, on présuppose la structure
mathématique de la matière, pour ainsi dire, sa rationalité interne, qui permet de
la comprendre et de l'utiliser dans sa forme efficiente. Ce présupposé est en quelque
sorte l'élément platonicien de la compréhension moderne de la nature. D'autre part,
pour nos intérêts, il y va de la fonctionnalité de la nature, où seule la possibilité
de la vérification ou de la falsification par l’expérience décide de la certitude.
Selon les cas, le poids entre les deux pôles peut se trouver davantage d'un côté ou
de l'autre. Un penseur aussi rigoureusement positiviste que Jacques Monod s'est déclaré
platonicien convaincu.
Pour notre question, cela entraîne deux orientations décisives.
Seule la forme de certitude, résultant de la combinaison des mathématiques et des
données empiriques, autorise à parler de scientificité. Ce qui a la prétention d'être
science doit se confronter à ce critère. Ainsi, les sciences relatives aux choses
humaines comme l'histoire, la psychologie, la sociologie, la philosophie, ont tenté
de se rapprocher de ce canon de la scientificité. Mais pour nos réflexions, il est
en outre important que la méthode en tant que telle exclue la question de Dieu et
la fasse apparaître comme une question non-scientifique ou préscientifique. Mais,
de ce fait, nous nous trouvons devant une réduction du rayon de la science et de la
raison, qu'il faut mettre en question.
Je reviendrai encore sur ce point. Pour
l'instant, il faut d'abord constater que, conduite dans cette perspective, toute tentative
visant à ne conserver à la théologie que son caractère de discipline « scientifique
» ne garde du christianisme qu'un misérable fragment. Il nous faut aller plus loin
: si la science dans son ensemble n'est que cela, l'homme lui-même s'en trouve réduit.
Car les interrogations proprement humaines, «d'où venons-nous», « où allons-nous»,
les questions de la religion et de l'éthique, ne peuvent alors trouver place dans
l'espace de la raison commune, délimitée par la « science » ainsi comprise, et doivent
être renvoyées au domaine de la subjectivité. Au nom de ses expériences, le sujet
décide ce qui lui semble acceptable d'un point de vue religieux, et la « conscience
» subjective devient, en définitive, l'unique instance éthique. Cependant, l'éthique
et la religion perdent ainsi leur force de construire une communauté et tombent dans
l'arbitraire. Cette situation est dangereuse pour l'humanité. Nous le constatons bien
avec les pathologies de la religion et de la raison, qui nous menacent et qui doivent
éclater nécessairement là où la raison est si réduite que les questions de la religion
et de la morale ne la concernent plus. Ce qui nous reste de tentatives éthiques fondées
sur les lois de l'évolution ou de la psychologie et de la sociologie est tout simplement
insuffisant.
Avant de parvenir aux conclusions auxquelles tend ce raisonnement,
il me faut encore évoquer brièvement la troisième vague de déshellénisation, qui a
cours actuellement. Au regard de la rencontre avec la pluralité des cultures, on dit
volontiers aujourd'hui que la synthèse avec l'hellénisme, qui s'est opérée dans l'Église
antique, était une première inculturation du christianisme qu'il ne faudrait pas imposer
aux autres cultures. Il faut leur reconnaître le droit de remonter en deçà de cette
inculturation vers le simple message du Nouveau Testament, pour l'inculturer à nouveau
dans leurs espaces respectifs. Cette thèse n'est pas simplement erronée mais encore
grossière et inexacte. Car le Nouveau Testament est écrit en grec et porte en lui-même
le contact avec l'esprit grec, qui avait mûri précédemment dans l'évolution de l'Ancien
Testament. Certes, il existe des strates dans le processus d'évolution de l'Église
antique qu'il n'est pas besoin de faire entrer dans toutes les cultures. Mais les
décisions fondamentales, qui concernent précisément le lien de la foi avec la recherche
de la raison humaine, font partie de la foi elle-même et constituent des développements
qui sont conformes à sa nature.
J'en arrive ainsi à la conclusion. L'essai d'autocritique
de la raison moderne esquissé ici à très gros traits n'inclut d'aucune façon l'idée
qu'il faille remonter en deçà des Lumières (Aufklärung) et rejeter les intuitions
de l'époque moderne. Nous reconnaissons sans réserve la grandeur du développement
moderne de l'esprit. Nous sommes tous reconnaissants pour les vastes possibilités
qu'elle a ouvertes à l'homme et pour les progrès en humanité qu'elle nous a donnés.
L'éthique de la scientificité – vous y avez fait allusion M. le Recteur magnifique
– est par ailleurs volonté d'obéissance à la vérité et, en ce sens, expression d'une
attitude fondamentale qui fait partie des décisions essentielles de l'esprit chrétien.
Il n'est pas question de recul ni de critique négative, mais d'élargissement de notre
conception et de notre usage de la raison. Car, tout en nous réjouissant beaucoup
des possibilités de l'homme, nous voyons aussi les menaces qui surgissent de ces possibilités
et nous devons nous demander comment les maîtriser. Nous ne le pouvons que si foi
et raison se retrouvent d'une manière nouvelle, si nous surmontons la limitation autodécrétée
de la raison à ce qui est susceptible de falsification dans l'expérience et si nous
ouvrons de nouveau à la raison tout son espace. Dans ce sens, la théologie, non seulement
comme discipline d'histoire et de science humaine, mais spécifiquement comme théologie,
comme questionnement sur la raison de la foi, doit avoir sa place dans l'Université
et dans son large dialogue des sciences.
C'est ainsi seulement que nous devenons
capables d'un véritable dialogue des cultures et des religions, dont nous avons un
besoin si urgent. Dans le monde occidental domine largement l'opinion que seule la
raison positiviste et les formes de philosophie qui s'y rattachent seraient universelles.
Mais les cultures profondément religieuses du monde voient cette exclusion du divin
de l'universalité de la raison comme un outrage à leurs convictions les plus intimes.
Une raison qui reste sourde au divin et repousse la religion dans le domaine des sous-cultures
est inapte au dialogue des cultures. En cela, comme j'ai essayé de le montrer, la
raison des sciences modernes de la nature, avec l'élément platonicien qui l'habite,
porte en elle une question qui la transcende, ainsi que ses possibilités méthodologiques.
Elle doit tout simplement accepter comme un donné la structure rationnelle de la matière
tout comme la correspondance entre notre esprit et les structures qui régissent la
nature : son parcours méthodologique est fondé sur ce donné. Mais la question « pourquoi
en est-il ainsi ? » demeure. Les sciences de la nature doivent l'élever à d'autres
niveaux et à d'autres façons de penser – à la philosophie et à la théologie. Pour
la philosophie et, d'une autre façon, pour la théologie, écouter les grandes expériences
et les grandes intuitions des traditions religieuses de l'humanité, mais spécialement
de la foi chrétienne, est une source de connaissance à laquelle se refuser serait
une réduction de notre faculté d'entendre et de trouver des réponses. Il me vient
ici à l'esprit un mot de Socrate à Phédon. Dans les dialogues précédents, beaucoup
d'opinions philosophiques erronées avaient été traitées, maintenant Socrate dit :
« On comprendrait aisément que, par dépit devant tant de choses fausses, quelqu'un
en vienne à haïr et à mépriser tous les discours sur l'être pour le reste de sa vie.
Mais de cette façon, il se priverait de la vérité de l'être et pâtirait d'un grand
dommage » [13]. Depuis longtemps, l'Occident est menacé par cette aversion
pour les interrogations fondamentales de la raison et il ne pourrait qu'en subir un
grand dommage. Le courage de s'ouvrir à l'ampleur de la raison et non de nier sa grandeur
– tel est le programme qu'une théologie se sachant engagée envers la foi biblique
doit assumer dans le débat présent. « Ne pas agir selon la raison, ne pas agir avec
le Logos, est en contradiction avec la nature de Dieu » a dit Manuel II à son
interlocuteur persan, en se fondant sur sa vision chrétienne de Dieu. Dans ce grand
Logos, dans cette amplitude de la raison, nous invitons nos interlocuteurs
au dialogue des cultures. La retrouver nous-mêmes toujours à nouveau est la grande
tâche de l'Université.
[1] De l’ensemble des 26 colloques (διάλεξις
– Khoury traduit controverse) du dialogue (« Entretien »), Th. Khoury a publié la
7e « controverse » avec des notes et une large introduction sur l’origine
du texte, sur la tradition manuscrite et sur la structure du dialogue, ainsi que de
brefs résumés des « controverses » non éditées ; au texte grec est associée une traduction
française : Manuel II Paléologue « Entretiens avec un Musulman. 7e
controverse » : SC 115, Paris, 1966. De plus, Karl Förstel a publié dans le Corpus
Islamico-Christianum (Série grecque, Rédaction A. Th. Khoury – R. Glei) une édition
commentée du texte, grec-allemand: Manuel II Paléologue, Dialogue avec un Musulman,
3 vol., Würzburg – Altenberge, 1993-1996. Déjà en 1966, E. Trapp avait publié le texte
grec – avec une introduction – comme deuxième volume de « Wiener byzantinischen Studien
». Je citerai par la suite selon Khoury.
[2] Sur l’origine et la rédaction
du dialogue, cf. Khoury pp. 22-29 ; on trouve aussi de larges commentaires à ce sujet
dans les éditions Förstel et Trapp.
[3] Controverse VII, 2c : Khoury,
pp. 142-143 ; Förstel, vol. I, VII, Dialogue 1.5, pp. 240-241. Dans le monde musulman
cette citation a été malheureusement considérée comme une expression de ma position
personnelle et elle a de ce fait suscité une indignation compréhensible. Je souhaite
que le lecteur de mon texte puisse comprendre rapidement que cette phrase n’exprime
pas mon jugement personnel sur le Coran, envers lequel j’ai le respect dû au livre
sacré d’une grande religion. Avec la citation du texte de l’empereur Manuel II, j’entendais
seulement mettre en évidence le rapport essentiel entre foi et raison. Sur ce point,
je suis d’accord avec Manuel II, sans pour autant faire mienne la polémique.
[4]
Controverse, VII 3b – c : Khoury, pp. 144-145 ; Förstel, vol. I, VII Dialogue
1.6 pp. 240-243.
[5] C’est seulement pour cette affirmation que j’ai cité
le dialogue entre Manuel II et son interlocuteur persan. C’est là qu’apparaît le thème
des réflexions qui suivent.
[6] Cf. Khoury, op. cit. p. 144, n. 1.
[7]
R. Arnaldez, Grammaire et théologie chez Ibn Hazm de Cordoue, Paris, 1956,
p. 13 ; cf. Khoury p. 144. Le fait que, dans la théologie du Moyen-Âge tardif, il
existe des positions comparables apparaîtra dans le développement ultérieur de mon
discours.
[8] Pour l’interprétation largement discutée de l’épisode du buisson
ardent, je voudrais renvoyer à mon livre Einführung in das Christentum (Munich,
1968), pp. 84-102. Je pense que, dans ce livre, mes affirmations restent encore valables,
malgré les développements ultérieurs du débat.
[9] Cf. A. Schenker : l’Écriture
sainte subsiste en plusieurs formes canoniques simultanées : L’interpretazione
della Bibbia nella Chiesa. Atti del Simposio promosso dalla Congregazione per la Dottrina
della Fede, Città del Vaticano, 2001, pp. 178-186.
[10] Sur cette question
je me suis exprimé de manière plus détaillée dans mon livre Der Geist der Liturgie.
Eine Einführung, Freiburg 2000, 38-42.
[11] De l’importante littérature
sur le thème de la deshellénisation, je voudrais d’abord mentionner A. Grillmeier,
Hellenisierung – Judaisierung des Christentums als Deuteprinzipien der Geschichte
des kirchlichen Dogmas : Id., Mit ihm und in ihm. Christologische Forschungen
und Perspektiven, Freiburg, 1975, pp. 423-488.
[12] Publié et commenté
récemment par Heino Sonnemanns: Joseph Ratzinger – Benedikt XVI, Der Gott des Glaubens
und der Gott der Philosophen. Ein Beitrag zum Problem der theologia naturalis. Johannes-Verlag
Leutesdorf, 2 ergänzte Auflage, 2005.
[13] 90c-d. Pour ce texte, cf. R.
Guardini, Der Tod des Sokrates. Mainz-Paderborn, 19875, pp. 218-221.
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