2015-09-27 19:11:00

«Les chrétiens ne sont pas ‘‘immunisés’’ contre les changements de leurs temps»


(RV) En attendant la messe de clôture de la huitième Rencontre mondiale des familles de Philadelphie, la matinée du Pape dimanche a porté sur le socio-pastoral : rencontre avec cinq victimes d'abus sexuels commis par des prêtres ou des membres de leur famille, venus avec des proches, puis visite à la prison de Curran-Romhold où son discours a également mis l’accent sur la souffrance.

Entre ces deux rendez-vous, le Pape en a intercalé une autre avec les évêques invités à cette rencontre mondiales des Familles de Philadelphie. « Le principal défi pastoral de notre époque en évolution est d’aller résolument vers la reconnaissance du don des familles que Dieu nous fait. Sans la famille, même l’Eglise n’existerait pas », leur a rappelé François. Il a souligné les mutations qui dans les sociétés bousculent aujourd’hui la famille chrétienne : « Ces changements nous affectent tous, croyants comme non-croyants. Les chrétiens ne sont pas ‘‘immunisés’’ contre les changements de leurs temps ».

Le pasteur doit accompagner ces mutations, conseiller les jeunes et les moins jeunes : « Notre ministère a besoin d’approfondir l’alliance entre l’Église et la famille. Autrement, il devient aride, et la famille humaine sera irrémédiablement toujours plus loin, par notre faute, de la joyeuse Bonne Nouvelle de Dieu », a encore dit le Souverain Pontife.

Avant d’exhorter les évêques à la patience : « Si nous nous révélons capables de l’exigeante tâche de refléter l’amour de Dieu, alors même une Samaritaine avec cinq ‘‘hommes qui ne sont pas ses maris’’ découvrira qu’elle est capable de témoigner ».

De Philadelphie, Albert Mianzoukouta, envoyé spécial

Nous vous proposons ici l’intervention complète du Pape François :

« Chers frères Evêques,

            Je suis heureux de pouvoir partager ces moments de réflexion pastorale avec vous, dans le cadre des joyeuses célébrations de la Rencontre Mondiale des Familles.

            Pour l’Eglise, la famille n’est pas d’abord et avant tout une cause de préoccupations, mais plutôt la joyeuse confirmation de la bénédiction de Dieu sur le chef d’œuvre de la création. Chaque jour, à travers le monde, l’Eglise peut se réjouir du don du Seigneur de tant de familles qui, même au milieu de dures épreuves, restent fidèles à leurs promesses et gardent la foi !

            Je voudrais dire que le principal défi pastoral de notre époque en évolution est d’aller résolument vers la reconnaissance de ce don. Malgré tous les obstacles devant nous, gratitude et appréciation devraient prévaloir sur les préoccupations et les plaintes. La famille est le lieu fondamental de l’alliance entre l’Eglise et la création de Dieu. Sans la famille, même l’Eglise n’existerait pas. Et elle ne pourrait pas non plus être ce qu’elle est appelée à être, à savoir «le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (Lumen Gentium, n. 1).

            Cela va sans dire, notre compréhension, forgée par l’interaction de la foi de l’Eglise et l’expérience conjugale de la grâce sacramentelle, ne doit pas nous conduire à faire fi des changements sans précédent en cours dans la société contemporaine, avec leurs effets sociaux, culturels – et désormais juridiques – sur les liens familiaux. Ces changements nous affectent tous, croyants comme non-croyants. Les chrétiens ne sont pas ‘‘immunisés’’ contre les changements de leurs temps. Ce monde concret, avec tous ses nombreux problèmes et ses nombreuses possibilités, est là où nous devons vivre, croire et témoigner.

            Jusqu’à récemment, nous avons vécu dans un contexte social où les similitudes entre l’institution civile du mariage et le sacrement chrétien étaient considérables et partagées. Les deux étaient en corrélation et se soutenaient mutuellement. Ce n’est plus le cas. Pour décrire notre situation aujourd’hui, j’utiliserais deux images familières : les boutiques de quartier et nos grands supermarchés.

            Il y eut une époque où une boutique de quartier avait tout ce qui était nécessaire pour la vie personnelle et familiale. Les produits pouvaient n’être pas exposés adéquatement, ou ne pas offrir beaucoup de choix, mais il y avait un lien personnel entre le marchand et ses clients. Le commerce se faisait sur la base de la confiance, les gens se connaissaient, ils étaient des voisins. Ils se faisaient confiance mutuellement. Ils avaient construit la confiance. Ces boutiques étaient souvent connus simplement comme ‘‘le marché local’’.

            Par la suite, un autre genre de commerce s’est répandu : le supermarché. D’immenses espaces avec une gamme variée de marchandises. Le monde semble devenir l’un de ces grands supermarchés ; notre culture est devenue de plus en plus compétitive. Le commerce n’est plus mené sur la base de la confiance ; on ne peut plus faire confiance aux autres. Il n’y a plus de relations personnelles de proximité. La culture d’aujourd’hui semble encourager les gens à ne nouer de relations avec rien ni avec personne, à ne pas faire confiance. Aujourd’hui, suivre la dernière tendance ou activité semble être la chose la plus importante. C’est vrai, même de la religion. De nos jours, le consumérisme détermine ce qui est important. Consommer les relations, consommer les amitiés, consommer les religions, consommer, consommer... Peu importent le coût ou les conséquences. Une consommation qui ne favorise pas la relation, une consommation qui a peu à voir avec les relations humaines. Les liens sociaux sont de purs ‘‘moyens’’ pour la satisfaction de ‘‘mes besoins’’. Ce qui est important, ce n’est plus notre voisin, avec son visage familier, son histoire et sa personnalité.

            Le résultat est une culture qui écarte tout ce qui, au goût du consommateur, n’est plus ‘‘utile’’ ou ‘‘satisfaisant’’. Nous avons transformé notre société en une énorme vitrine multiculturelle liée uniquement aux goûts de certains ‘‘consommateurs’’, tandis que tant d’autres sont réduits à manger «les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres » (Mt 15, 27).

            Cela provoque de grands dommages. Je voudrais dire qu’à la racine de nombreuses situations contemporaines se trouve un genre d’appauvrissement né d’un sens de la solitude, répandu et radical. En courant après la dernière mode, en accumulant les ‘‘amis’’ sur l’un des réseaux sociaux, nous sommes pris au piège de ce que la société contemporaine a à offrir. La solitude avec la peur de l’engagement dans un effort, sans limites, de nous sentir reconnus.

            Devrions-nous blâmer nos jeunes gens parce qu’ils ont grandi dans ce genre de société ? Devrions-nous les condamner parce qu’ils vivent dans ce genre de monde ? Devraient-ils écouter leurs pasteurs qui disent que tout était mieux avant, que le monde s’écroule et que si les choses continuaient ainsi, qui sait où nous aboutirions ? Non, je ne pense pas que ce soit la bonne voie. En tant que pasteurs suivant les pas du Dieu Pasteur, nous sommes appelés à rechercher, à accompagner, à relever, à soigner les blessures de notre temps ; à regarder les choses de manière réaliste, avec les yeux de quelqu’un qui se sent appelé à l’action, à la conversion pastorale. Le monde, de nos jours, demande cette conversion de notre part. ‘‘Il est vital qu’aujourd’hui l’Église sorte pour annoncer l’Évangile à tous, en tous lieux, en toutes occasions, sans hésitation, sans répulsion et sans peur. La joie de l’Évangile est pour tout le peuple, personne ne peut en être exclu” (Evangelii Gaudium, n. 23).

            Nous nous méprendrions, cependant, si nous voyions cette ‘‘culture’’ du monde contemporain comme une pure indifférence vis-à-vis du mariage et de la famille, comme un pur et simple égoïsme. Est-ce que les jeunes d’aujourd’hui sont irrémédiablement timides, faibles, inconsistants ? Nous ne devons pas tomber dans ce piège. Beaucoup de jeunes gens, dans le contexte de cette culture de découragement, ont cédé à une forme de consentement inconscient. Ils sont paralysés lorsqu’ils rencontrent les beaux défis, nobles et vraiment nécessaires, auxquels la foi les confronte. Beaucoup reportent le mariage, attendant des conditions idéales, quand tout sera parfait. Pendant ce temps, la vie continue, sans être réellement vécue pleinement. Car, les vrais plaisirs de la vie s’expérimentent seulement comme le fruit d’un investissement à long terme de notre intelligence, de notre enthousiasme et de notre passion.

            En tant que pasteurs, nous, Evêques, sommes appelés à unir nos forces et à rebâtir l’enthousiasme pour faire en sorte que les familles correspondent toujours davantage pleinement à la bénédiction de Dieu, selon leur vocation ! Nous avons besoin d’investir nos énergies non pas tant en ressassant les problèmes du monde qui nous entourent et les mérites du christianisme, mais en adressant une invitation sincère aux jeunes à être courageux et à opter pour le mariage et la famille. Ici aussi, il nous faut une sainte parrhesia ! Un christianisme qui ‘‘fait’’ peu concrètement, tout en ‘‘dispensant’’ son enseignement, est dangereusement déséquilibré. Je voudrais même dire qu’il est coincé dans un cercle vicieux. Un pasteur doit montrer que ‘‘l’Evangile de la famille’’ est vraiment ‘‘bonne nouvelle’’ dans un monde où l’égoïsme semble régner de façon absolue ! Nous ne parlons pas d’un rêve romantique : la persévérance nécessaire pour avoir une famille et pour la faire grandir transforme le monde et l’histoire humaine.

            Un pasteur proclame la parole de Dieu sereinement mais passionnément. Il encourage les croyants à viser haut. Il rendra ses frères et sœurs capables d’écouter et d’expérimenter la promesse de Dieu, qui peut étendre leur expérience de la maternité et de la paternité à l’horizon d’une nouvelle ‘‘familiarité’’ avec Dieu (cf. Mc 3, 31-35).

            Un pasteur veille sur les rêves, les vies et la croissance de son troupeau. Cette ‘‘veille’’ n’est pas le résultat de paroles mais celui du fait de paître. Seul quelqu’un capable d’être ‘‘au milieu’’ du troupeau peut être attentif, pas quelqu’un qui a peur des questions, du contact, de l’accompagnement. Un pasteur veille d’abord et avant tout grâce à la prière, en soutenant la foi de son peuple et en inculquant la confiance au Seigneur, en sa présence. Un pasteur reste vigilant en aidant les personnes à élever leur regard aux moments de découragement, de frustration et d’échec. Nous pourrions aussi nous demander si dans notre ministère pastoral nous sommes prêts à ‘‘perdre’’ du temps avec les familles. Si nous sommes prêts à leur être présents, en partageant leurs difficultés et leurs joies.

            Bien entendu, expérimenter l’esprit de cette joyeuse familiarité avec Dieu, et en diffusant sa puissante fécondité évangélique, doit être la première caractéristique de notre style de vie en tant qu’évêques : un style de vie de prière et de prédication de l’Evangile (cf. Ac 6, 4). Par notre humble apprentissage chrétien des vertus de la vie familiale caractérisant le peuple de Dieu, nous deviendrons toujours davantage [comme] des pères et des mères (à l’instar de Saint Paul : cf. 1Tm, 7,11), et moins [comme] des personnes qui ont juste appris à vivre sans famille. Notre idéal n’est pas de vivre sans amour ! Un bon pasteur renonce à l’amour d’une famille précisément afin de focaliser toutes ses énergies, et la grâce de sa vocation particulière, sur la bénédiction évangélique de l’amour des hommes et des femmes qui font avancer le plan divin de la création, en commençant par ceux qui sont perdus, abandonnés, blessés, brisés, abattus et privés de leur dignité. Cette oblation à l’agapè de Dieu n’est certainement pas une vocation qui manque de tendresse et d’affection ! Il nous suffit de regarder Jésus pour le comprendre (cf. Mt 19, 12). La mission du bon pasteur à la manière de Dieu – et seulement Dieu peut le permettre ; nous ne pouvons pas en présumer – imite sous toutes les formes et pour toutes les personnes l’amour du Fils pour le Père. Cela se reflète dans la tendresse avec laquelle un pasteur se dévoue aux soins pleins d’amour pour les hommes et les femmes de notre famille humaine.

            Aux yeux de la foi, c’est un signe très précieux. Notre ministère a besoin d’approfondir l’alliance entre l’Eglise et la famille. Autrement, il devient aride, et la famille humaine sera irrémédiablement toujours plus loin, par notre faute, de la joyeuse Bonne Nouvelle de Dieu.

            Si nous nous révélons capables de l’exigeante tâche de refléter l’amour de Dieu, armés de patience infinie ainsi que de sérénité, en nous efforçant de semer les graines de cet amour dans les sillons souvent tortueux où nous sommes appelés à planter, alors même une Samaritaine avec cinq ‘‘hommes qui ne sont pas ses maris’’ découvrira qu’elle est capable de témoigner. Et pour chaque jeune homme riche, sentant avec tristesse qu’il a encore besoin de réfléchir, un publicain avancé en âge descendra de l’arbre et donnera le quadruple aux pauvres, à ceux pour qui, jusqu’alors, il n’avait jamais eu la moindre pensée.

            Puisse Dieu nous accorder ce don d’une proximité renouvelée entre la famille et l’Eglise. La famille est notre alliée, notre fenêtre sur le monde, et l’évidence d’une bénédiction irrévocable de Dieu destinée à tous les enfants qui, à chaque époque, sont nés dans cette création difficile et cependant belle que Dieu nous a demandé de servir ! »        








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