(RV) Entretien- C’est sans doute une des pages les plus noires du XXe siècle : ce que les Arméniens appellent Medz Yeghern, « Le Grand Mal », à savoir les massacres dont furent victimes près d’un million et demi des leurs sous l’Empire ottoman, entre 1915 et 1917.
Et c’est marqués au fer rouge que les Arméniens commémoreront vendredi le centenaire de ces évènements tragiques, qui constituent pour eux un « génocide ». Un terme que la Turquie récuse catégoriquement, niant toute volonté d’extermination systématique des Arméniens, préférant plutôt parler de « guerre civile ».
Au Vatican, une messe, présidée par le Pape François, a été célébrée le 12 avril dernier, en mémoire des victimes de cette « folle et effroyable extermination »… Le Saint-Siège et le pape Benoît XV, à l’époque, furent parmi les seuls à avoir pris la mesure des évènements en cours, et s’engagèrent pleinement sur les plan diplomatique et humanitaire, en faveur des Arméniens, indépendamment de leurs sensibilités religieuses. C’est ce que révèlent de précieuses archives vaticanes, étudiées et publiées récemment par le père George Ruyssen, jésuite belge, enseignant à l’Institut Pontifical oriental à Rome.
Que démontrent ces archives? En quoi sont sont-elles exceptionnelles ? C’est qu’elles démontrent bien que le Vatican est mu par des intérêts qui ne sont pas des intérêts économiques et géopolitiques qui étaient bien les intérêts des autres puissances qui relatent également ces évènements du génocide mais d’un autre point de vue tandis que le Vatican, l’Église est mue par un intérêt essentiellement, je dirais, spirituel et également humanitaire et donc pas par des intérêts économiques, géopolitiques ou militaires, si vous voulez.
Ces archives attestent donc que le Saint-Siège était informé des évènements en cours à l’époque et mieux encore, qu’il a essayé d’intervenir en faveur des Arméniens. De quelle façon ?
Qu’est-ce qui s’est passé le 24 avril 1915 ? C’est une rafle, une déportation de 300 à 400 Arméniens de la capitale, donc de Constantinople et d’Istanbul qui ont été arrêtés et déportés vers l’intérieur de l’empire ottoman. Or, à ce moment-là, le jour-même, le délégué apostolique, Mgr Angelo Maria Dolci était informé de ces évènements puisque deux jours après, le 24 avril (c’est une lettre du 27 avril si je ne me trompe), il envoie un rapport au Vatican en relatant cet évènement, cette rafle de 300-400 Arméniens déportés à l’intérieur de l’empire ottoman. Alors, petit à petit, le délégué apostolique vient recueillir d’autres informations. Il sera informé par les évêques arméniens eux-mêmes mais également par les missionnaires franciscains, dominicains et également jésuites qui étaient présents dans l’empire ottoman. Il va être informé, il va recueillir des rapports de ces gens qui sont des témoins oculaires de ce qui se passe aujourd’hui. Par exemple, à Mardin, il y a eu lieu ceci ou à Trébizonde, hier, il y a eu une déportation. Donc, ces personnes, ces religieux vont lui écrire des rapports dont il tiendra au courant le Vatican. Qu’est-ce que le Vatican a fait ? Et bien, le Pape a écrit deux fois au sultan ottoman, Mahomet V, qui était sultan à cette époque-là pour arrêter les massacres, pour dire «Voilà, je suis informé de ce qui se passe dans l’empire et je vous supplie d’arrêter ces massacres ». Alors, la première lettre du Pape Benoît XV est datée du 10 septembre 1915.
Alors, si vous me permettez, je peux citer un bout de cette lettre que j’ai ici devant moi « Majesté, tandis que le chagrin pour les horreurs de la lutte formidable dans laquelle, avec les grandes nations de l’Europe, se trouve engagé le puissant empire de votre majesté (l’empire ottoman) nous déchire l’âme l’écho très douloureux des gémissements d’un peuple entier, qui dans les vastes domaines des ottomans, est soumis à d’inénarrables souffrances arrivées jusqu’à nous. La nation arménienne a déjà vu beaucoup de ses fils envoyés à la mort, d’autres très nombreux jetés en prison ou envoyés en exil parmi lesquels plusieurs ecclésiastiques et même quelques évêques. Et maintenant, il nous est référé que des populations entières de villages et de villes sont contraintes d’abandonner leurs maisons pour se transférer au milieu de grandes plaines et de souffrances, en des lieux de concentration lointains ou en plus des douleurs morales, elles ont à supporter les privations de la plus noire misère et même des tortures de la faim. Nous croyons, Sire, que de tels excès ont lieu contre la volonté du gouvernement de votre majesté ». Il y a une autre lettre puisque les massacres vont continuer.
À la suite de la lettre du Pape, les massacres vont un peu se ralentir. Les choses vont un peu se calmer mais pas d’ordre à arrêter nettement les massacres. Les massacres vont continuer et c’est ce qui donnera lieu à une seconde lettre du Pape Benoît XV au même sultan, le sultan Mahomet V, qui est datée du 12 mars 1918. Et il y a une lettre qui, à mon avis, est méconnue (moi je ne la connaissais pas du tout), c’est une lettre que le Pape envoie trois jours avant la fin de la première Guerre Mondiale, c’est-à-dire le 8 novembre 1918, trois jours avant l’armistice du 11 novembre. Il envoie une lettre au président Wilson, le président des États-Unis où le Pape milite en faveur de l’indépendance de l’Arménie. Le Pape, dans une note du 1° aout 1917, fait allusion à cette note dans sa lettre. C’était une note en faveur de la paix. Benoît XV intervient à plusieurs reprises au cours de la première Guerre Mondiale en faveur de la paix. La note du 1°aout 1917 fait mention de différents points : l’échange de prisonniers de guerre, etc. Mais un des points, c’est l’indépendance de l’Arménie, c’est la création d’une Arménie indépendante. Ce sera d’ailleurs cette note de paix du 1° aout 1917 qui va inspirer directement les 14 points du président Wilson. Il présentera, après la 1°Guerre Mondiale, lors de la conférence de paix, ces 14 points qui sont inspirés par la note de paix du Pape Benoît XV.
Le Saint-Siège a donc bien-sûr travaillé, vous l’avez longuement évoqué, sur le plan diplomatique. Est-ce qu’on peut dire qu’il est intervenu à d’autres niveaux également ?
Au niveau humanitaire. L’effort du Saint-Siège n’est pas simplement un effort diplomatique politique mais également au niveau humanitaire. Il faut se rappeler qu’au cours de la première guerre mondiale, l’Unicef, le Haut Commissariat pour les Réfugiés, ces organisations internationales n’existaient pas à l’époque. Lors de la première guerre mondiale, qu’est-ce qui existait ? La Croix-Rouge et puis, l’Église catholique, également les protestants. L’Église catholique et le Pape se sont investis sur le plan humanitaire en envoyant des sommes d’argent pour les réfugiés, les rescapés, les orphelins. Et c’est un point malheureusement peu connu. Par initiative du délégué apostolique, Mgr Angelo Maria Dolci (son surnom est l’ange des Arméniens), le Pape fonde un orphelinat « Benoît XV » pour les orphelins arméniens à Constantinople. Et ces orphelins sont ensuite venus en Italie. Et où sont-ils venus en Italie ? Ils ont été hébergés au palais pontifical à Castel Gandolfo. Ces orphelins sont restés là à peu près un an. Ils étaient hébergés par le Pape lui-même avant d’être transféré à Turin.
Cent ans après, donc aujourd’hui, l’heure est tout aussi tragique. Les persécutions contre les chrétiens sont de plus en plus violentes et ce dans plusieurs pays : au Nigéria, au Kenya, en Syrie, en Irak, etc. Le Pape, devant ces drames a dénoncé l’indifférence de certains voire même leur silence complice devant ces atrocités dont nous sommes victimes aujourd’hui. Selon vous, dans quel esprit doit être abordé ce centenaire à la lumière de ce qui se passe aujourd’hui et quelle leçon peut-on et doit-on en tirer ?
Malheureusement, les choses se répètent. Ce qu’on peut lire dans les rapports envoyés par le délégué apostolique, dans les rapports il y a cent ans, on pourrait les lire aujourd’hui en mettant à la place des Arméniens des noms de lieux du Nigéria, du Kenya, de la Syrie, de l’Irak. On peut lire aujourd’hui exactement les mêmes choses qui se sont produites il y a cent ans. Et encore aujourd’hui, l’indifférence est la même que celle d’il y a cent ans. La leçon a en tiré, c’est cette indifférence que le Pape a, à juste titre, martelé : l’indifférence, l’apathie des puissances.
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