2015-04-14 08:20:00

Les fantômes de la guerre civile au Liban


(RV) Entretien- Le 13 avril 1975, un bus transportant des Palestiniens est mitraillé par des membres des phalanges libanaises, après qu'un milicien chrétien eut été tué et un autre blessé devant une église d'Aïn el-Remaneh, dans la banlieue est de Beyrouth. Les 27 passagers du bus sont tués. C’est le début d’une terrible guerre civile qui durera quinze années, faisant au moins 150 000 morts et 17 000 disparus. Une guerre qui va diviser les communautés du pays du Cèdre et qui va déborder bien au-delà des frontières libanaises avec l’implication de la Syrie et d’Israël.

Quarante ans après le déclenchement du conflit, ces années noires sont encore à vif dans la mémoire des Libanais. Aucun manuel scolaire ne mentionne ce sombre chapitre de l’histoire du pays, et si la paix entre les communautés est revenue, les tensions demeurent dans un pays fragilisé. Comment la guerre civile a-t-elle façonné le Liban et les Libanais d’aujourd’hui ? Nous avons posé la question à Antoine Courban, professeur de médecine à l’université Saint-Joseph de Beyrouth, et chroniqueur à l’Orient le Jour 

Pendant les deux dernières années de la guerre qui étaient les plus terribles, notamment la guerre interchrétienne, j’étais sur place pour le compte de Médecins du monde. Et donc là, j’ai pu voir de près ce que l’horreur signifie, l’horreur au quotidien.

Et quels souvenirs aviez-vous précisément de cette fin de guerre ?

J’en ai beaucoup. J’étais en train d’opérer dans une salle d’opération. Puis, nous sommes sortis de la salle d’opération. Ca a pétaradé de partout autour de nous. On a à peine eu le temps de souffler dans le vestiaire et  je me souviens, j’étais en train de demander à la fille de salle : « Écoutez, écartez-vous de la fenêtre. On ne sait jamais ». Elle me répond : « Écoutez, après tout, ce n’est qu’une mort ». Je dis « oui mais enfin, si vous mourrez, que Dieu ait votre âme. Mais si vous êtes blessée, moi je ne suis pas prêt à retourner dans cette salle d’opération pour vous réparer. J’ai trop peur ».  Et paf, voilà qu’un obus de 120 millimètres arrive. On était tous par terre. Je ne sais pas par quel miracle nous avons survécu. La fille de salle, la religieuse qui s’occupait du bloc opératoire et mois-même étions indemnes mais tout le reste était transformé en une sorte de passoire. Ça, ça ne s’oublie pas.

Antoine, vous avez évoqué la guerre interchrétienne qui était terrible entre les milices. Ça, c’est quelque chose qui marque encore les chrétiens libanais ?

Écoutez, non seulement qui les marque mais on dirait que c’est quasi incurable. Parce que même maintenant en 2015, les gens qui sont nés en 1990 qui n’ont jamais rien connu de cette guerre civile se positionnent et réfléchissent selon les paramètres des évènements de ’75. Ce sont des paramètres identitaires, claniques. Vous savez, les guerres identitaires sont des guerres inutiles parce que les intérêts ou les enjeux stratégiques ne sont jamais entre les mains des belligérants. Ils sont toujours hors des frontières. Alors, les chrétiens sont scindés en deux, entre deux grands clans qui étaient justement ceux qui se sont entrégorgés en 1989-1990. Mais alors, aujourd’hui, ces positionnements, ces clivages ont d’autres titres. D’un côté le projet d’hégémonie iranienne, de l’autre, une vision plus méditerranéenne. Mais enfin, ça reste les mêmes clivages.

Vous avez le sentiment que des leçons de l’histoire n’ont finalement pas été tirées ?

Pas tellement sauf peut-être une chose, il faut le reconnaitre, c’est qu’on a l’impression qu’en dépit de toutes les violences terrifiantes qui ont lieu actuellement au Proche-Orient, les Libanais hésitent à se relancer dans l’aventure guerrière. Il y a comme une sorte de dissuasion, ce qui permet au Liban, malgré toute sa faiblesse et son instabilité chronique, de jouer le rôle d’éponge stratégique. Mais le Liban, c’est un peu comme cela. Il est capable, comme une éponge, d’absorber des eaux saumâtres de la région et de transformer le conflit en une crise politique. Mais pour combien de temps le Liban peut-il encore jouer ce rôle ?

Est-ce que cette guerre civile a modifié la perception que les Libanais ont de leur pays aujourd’hui  dans ce vaste Moyen-Orient compliqué ?

Je pense que le Liban dont vous parlez au sens d’un Etat-nation ou d’un Etat à identité suffisamment définie mais ça, ça reste à faire. Ce n’est pas encore fait. C’est une dynamique à l’œuvre. Et à l’heure actuelle, les jeunes générations ont acquis une adhésion à une certaine libanité mais le grand problème, et c’est ça le mal non seulement libanais mais le mal de l’Orient et du monde arabe, c’est la perception de soi et non pas la perception du pay ; on se perçoit toujours comme étant, si vous voulez, une émanation d’un groupe à identité particulière, une sorte d’essence intemporelle. On est musulman sunnite, on est musulman chiite, on est chrétien maronite ou gréco-catholique ou gréco-orthodoxe. Même l’expression « chrétiens d’Orient »! demandez à un chrétien oriental : « êtes-vous chrétien d’Orient ? ». Il est incapable de vous répondre. Il vous dira « je suis syriaque, maronite, je suis ceci ou je suis cela ». C’est la question de l’individu qui  est en jeu, la dignité de l’individu prime sur celle du groupe. C’est la leçon que les Libanais n’ont pas intégré. 

 








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