(RV) Entretien - Ses propos ont fait le tour du monde, et pour cause : John Kerry, le secrétaire d’État américain, a admis dimanche qu’il n’y a pas d’autre option que de négocier avec Bachar al-Assad pour régler le conflit en Syrie. Alors que le pays entre dans sa cinquième année de guerre, qu’aucune solution diplomatique ne pointe à l’horizon et que l’Etat Islamique poursuit sa mainmise sur une partie du pays, cette volte-face américaine a pris de cours certains alliés de Washington, la France en premier lieu, pour qui tout contact avec le président syrien est exclu.
À Damas, sans surprise, on se félicite de cette « re-légitimation » de Bachar. Comment comprendre cette nouvelle position américaine ? Quelles sont ses conséquences ? Le régime syrien est-il vraiment incontournable ? Autant de questions posées par Olivier Bonnel à Georges Malbrunot, journaliste au Figaro, qui vient de publier Les chemins de Damas chez Robert Laffont.
Comment expliquer ces propos tenus par John Kerry ?
Ces propos de John Kerry sont le résultat d’un constat, que les Américains ont fait
depuis déjà quelques mois, à savoir que la priorité numéro un pour Washington, c’est
la lutte contre Daesh. Ensuite, viendra le renversement de Bachar al-Assad. Il y a
trois jours seulement, John Brennan, le patron de la CIA, est allé dans le même sens
en disant que les Américains, mais également les Russes et d’autres pays, ne souhaitaient
pas voir les institutions de l’État syrien s’effondrer pour laisser la place aux organisations
islamistes radicales. Là, on a assisté effectivement à une déclaration qui s’inscrit
dans le droit fil d’autres déclarations, mais qui signale quand même une évolution
dans le sens d’une espèce de real politik froide américaine qui consiste
à dire qu’il faudra bien, tôt ou tard, négocier avec Bachar al-Assad. Officiellement,
il ne s’agit pas de négocier le maintien de Bachar al-Assad au pouvoir, il s’agit
de négocier avec lui une transition politique telle qu’elle a été énoncée, notamment
dans le communiqué de Genève 1 établi en juillet 2012 qui stipule qu’un organe de
transition va être mis en place, réunissant des représentants du régime et des opposants
et dans ce cadre-là, Bachar al-Assad ne jouera pas un grand rôle mais en tout cas,
son départ n’est plus un préalable à l’organisation de cette transition. Il est évident
que vu de Damas, cette déclaration de John Kerry est assimilée à une relégitimation
de Bachar al-Assad. D’ailleurs, la presse syrienne dit clairement que grâce à cette
déclaration, les États-Unis viennent de relégitimer Bachar al-Assad. Ce qu’on peut
craindre, c’est que, d’une part, il y ait une relégitimation qui est réelle et que
par conséquent, Bachar al-Assad va penser que la transition qui pourrait découler
de négociations qui vont reprendre le mois prochain en Russie va conduire à un changement
à l’intérieur du régime mais non pas à un changement à la direction de ce régime.
En clair, Bachar al-Assad va dire : « Écoutez, moi, je suis tout à fait prêt à
couper quelques têtes mais évidemment, pas à me faire hara-kiri ». C’est donc
là où ces déclarations sont dangereuses, en tout cas pour ceux qui luttent pour le
renversement de Bachar al-Assad. C’est aussi pour les opposants modérés une nouvelle
« trahison » puisqu’eux ont toujours fait du départ de Bachar al-Assad un préalable
à toute discussion. Mais il est clair que cette déclaration de John Kerry constitue
une nouvelle étape dans une prise de conscience, une real politik froide
qui consiste à dire que la priorité numéro un, c’est Daesh et que par conséquent,
peut-être même y compris dans cette lutte contre Daesh, faudra-t-il renouer, envisager
une reprise de la coopération sécuritaire avec les services de renseignements de Bachar
al-Assad.
On imagine bien que cette sortie de Kerry,
c’est aussi pour ménager Téhéran qui est un acteur essentiel ?
Oui, en tout cas, cette sortie va dans le sens de
ce que l’Iran souhaite puisqu’il souhaite préserver, pour l’instant, Bachar al-Assad
au pouvoir à Damas. Je ne suis pas sûr qu’il y ait un lien direct parce que la crise
syrienne est quand même déconnectée de la crise nucléaire. Ce n’est pas parce qu’Iraniens
et Occidentaux et donc, Américains, devraient s’entendre sur le nucléaire qu’il y
aura des contreparties et qu’un accord sur le nucléaire va s’étendre à d’autres sujets
comme l’implication iranienne en Irak ou en Syrie. Mais cela étant, c’est vrai que
ce genre de déclarations ne peut que satisfaire les Iraniens alors qu’on s’approche
peut-être d’un accord historique sur la question du nucléaire iranien.
Est-ce qu’Assad est le véritable rempart
contre l’État islamique ou bien, au contraire, est-ce qu’il l’alimente pour se maintenir
au pouvoir ? On sent justement que la question n’est pas vraiment tranchée chez les
Occidentaux. C’est l’un des points de blocage.
Les Occidentaux sont assez partagés. Vous avez des
Français, des Turcs qui ont une position maximaliste et qui disent « Bachar égale
Daesh. Bachar a créé Daesh ». Ce qui ne correspond pas à la réalité. Daesh a
été créé en 2006 en Irak. Bachar a instrumentalisé Daesh ces dernières années en l’épargnant
de ses bombes au cours des années 2013- 2014. Mais surtout, la vraie question, au-delà
du dialogue avec Bachar al-Assad qui sera quand même très difficile, à court ou à
moyen terme, c’est : « faut-il renouer avec ces services de renseignements dans
la lutte anti-terroriste ? ». Dans ce domaine-là, les Américains et d’autres,
notamment les Allemands qui retournent à Damas, les Espagnols, les Italiens et les
pays d’Europe de l’Est, eux, pensent que les services de renseignement syriens peuvent
encore fournir des informations sur, évidemment, les nombreux djihadistes français
et européens qui sont en Syrie. C’est dans ce sens-là que la Syrie peut être utile
à la lutte anti-terroriste, parce qu’elle est toujours capable, même s'il y a un certain
nombre de zones qui échappent au contrôle de Damas et où les services de renseignement
syriens sont moins opérants qu’ils ne l’étaient jadis. Mais on peut faire confiance
à leurs capacités d’infiltration - qui est légendaire - pour pouvoir avoir encore
quelques clefs et quelques informations à fournir à un certain nombre de pays européens
ou occidentaux qui d’ailleurs, retournent à Damas. S’ils le font, c’est bien qu’ils
considèrent que la Syrie peut quand même aider dans cette lutte anti-terroriste. C’est
là où il y a effectivement une divergence, ou en tout cas une analyse qui est assez
différente. Il y a un certain nombre de pays - la France, la Turquie, le Qatar - qui
ont pris des positions, évidemment, extrêmement maximalistes et qui aujourd’hui, se
sentent trahis par les déclarations de John Kerry. Ils l’avaient déjà été en septembre
2013 lorsqu’Américains et Russes avaient trouvé une issue diplomatique au conflit
sur le chimique et là, ils le sont une nouvelle fois. Et puis, il y a d’autres pays
qui sont les États-Unis, la Russie, des pays européens comme l’Allemagne, les pays
nordiques qui eux, sont dans une approche beaucoup plus réaliste, plus pragmatique
et qui disent que la priorité - comme l’a dit John Kerry, on ne l’a pas assez souligné
- c’est de mettre fin au conflit. C’est de lutter contre Daesh et ensuite de mettre
fin au conflit.
S’enfermer dans une posture morale, ce
n’est pas un calcul risqué pour Paris sur ce dossier ?
C’est un calcul qui a été risqué dès le début, dès
les premiers mois de la révolution, à partir de 2011, où après avoir eu les meilleures
relations avec Bachar al-Assad dans les années 2009, 2010 et 2011, après avoir aussi
quand même créé ce pays, la France s’est engagée dans une politique qu’on peut qualifier
d’humainement magnifique mais politiquement désastreuse, comme le confiait un responsable
libanais en septembre 2011. À partir du moment où on excommuniait Bachar al-Assad,
on faisait un mauvais diagnostic sur sa capacité de résistance. À partir du moment
où Paris fait un mauvais diagnostic, ensuite, on n'a fait qu’abonder dans ce sens-là,
dans une espèce de déni de réalité. On est prisonnier de cette posture et aujourd’hui,
effectivement, vous voyez que la France adopte cette position du « ni Bachar, ni Daesh
», une position assez isolée en Europe, avec peut-être les Britanniques qui sont sur
cette position-là avec quelques nuances. Mais, effectivement, Paris est dans cette
posture-là et je ne suis pas sûr qu’au final, ce soit la posture qui permettra d’apaiser
les choses sur le terrain.
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