(RV) Entretien - En France, une affaire fait grand bruit : les Associations familiales catholiques (AFC) ont fait savoir qu’elle attaqueraient en justice le site internet Gleeden, un site « spécialisé » dans les rencontres extra-conjugales, et dont les publicités sulfureuses sont une invitation pour le moins décomplexée à l’infidélité. Cette promotion ouverte de l’adultère constituerait selon les AFC une violation du Code Civil, dont l’article 212 stipule que les époux se doivent respect, fidélité, secours et assistance.
Mais plus encore que cela, se pose la question de savoir ce qu’une société est prête à tolérer, accepter ou promouvoir, au nom de la liberté.
Avec Gleeden, l’infidélité conjugale est présentée, non pas comme un comportement déstructurant pour le couple, la famille et la société, mais comme une aventure à tenter, sans scrupule. Les conséquences sociales réelles de l’adultère et les situations de souffrance qu’il engendre, sont, quant à elles, balayées d’un revers de main.
Manuella Affejee a joint François-Xavier Bellamy, professeur de philosophie et maire-adjoint sans étiquette à Versailles :
Quelle est votre réaction par rapport à cette affaire Gleeden ?
D’abord, c’est triste parce que devant une situation comme celle-ci, on est condamné
à apporter une mauvaise réponse. Les AFC (Associations Familiales Catholiques) ont
entrepris une action qui est très louable, pour effectivement mettre un terme à cette
campagne de promotion qui ne peut qu’avoir des conséquences néfastes sur la vie des
familles et sur l’équilibre des couples. Malheureusement, en intentant une action
de cette nature, nous le voyons ici, on prend toujours le risque de faire à ce site
une publicité gratuite dont finalement il rêve. Donc, je regrette nécessairement cette
affaire au sens où, effectivement, je crois qu’il était nécessaire d’agir de façon
juste et adéquate pour témoigner de la dimension néfaste de cette campagne. En même
temps, c’est vrai que le faire contribue à la promotion de ce site et on ne peut que
le regretter.
Pour les promoteurs, les responsables de ce site, il est plus que normal
de promouvoir ce genre de choses au nom de la liberté d’expression. C’est donc la
liberté d’expression qui est invoquée ici. On a l’impression que c’est devenu un peu
un concept fourre-tout, un concept tiroir. Est-ce selon vous un argument valable,
recevable ?
Il y a deux choses à dire. La première, c’est que
de façon très curieuse, dans nos pays occidentaux et peut-être singulièrement en France,
une forme de nihilisme contemporain partagé fait que la liberté d’expression n’est
jamais reconnue qu’à des discours qui détruisent, à des discours qui dissolvent, à
des discours corrosifs. C’est vrai évidemment de Charlie Hebdo qui en était l’incarnation.
C’est une liberté d’expression qui n’est mise qu’au service de la dérision. Exactement
de la même façon, Gleeden revendique aujourd’hui la liberté d’expression, mais qui
n’est mise qu’au service de la destruction. On retrouve d’ailleurs dans la campagne
de promotion de Gleeden qui est très savamment orchestrée, exactement la même forme
d’ironie, l’humour un peu corrosif, qui vient justement nous interroger sur la valeur
que vous accordiez jusque là à votre couple. Sur la solidité, sur la stabilité de
votre famille et qui vient vous remettre en question. Au fond, la liberté d’expression
n’est jamais mise qu’au service de l’esprit critique, c’est-à-dire le service de la
mise en crise permanente de tout ce qui fait la vie d’une société. Quand on prétend
critiquer cet humour corrosif, quand on prétend critiquer cette espèce d’obsession
qui consiste à tout dissoudre, à tout défaire au nom d’une liberté qui est nihiliste,
à ce moment-là, la liberté d’expression ne vous est plus reconnue. Ca veut dire qu’à
ceux qui critiquent Gleeden, on ne reconnait pas le privilège de la liberté d’expression.
Elle ne va jamais que dans un seul sens, cette liberté d’expression. Elle n’est que
la liberté du vide et non pas la liberté de construire quelque chose. La liberté de
détruire et non pas celle de fonder. C’est la première chose qu’on peut dire.
Et puis la deuxième chose, c’est que la liberté d’expression, à l’intérieur d’une société, ne peut jamais être pensée sans limites. C’est impossible. Et à force de promouvoir sans cesse une liberté d’expression qui ne serait pas responsable, qui ne s’accompagnerait pas de limites authentiques et qui soit pensée en commun, à force de promouvoir une liberté d’expression absolue et dépourvue de toute forme de responsabilité, on ne peut que détruire de l’intérieur cette même liberté d’expression. D’ailleurs, on le voit bien en France. Là encore, dans le débat qui a suivi les attentats absolument atroces qui ont été perpétrés contre Charlie Hebdo, on a parlé de liberté d’expression pendant un mois sans cesse et aujourd’hui, la réponse qui est apportée par les pouvoirs publics est celle d’une forme de coercition nouvelle dans le discours, de coercition nouvelle dans la publication, dans la pensée. On voit bien que la liberté d’expression s’accompagne nécessairement de limites. Par voie de conséquence, il ne peut jamais être question de l’invoquer comme un principe définitif qui mettrait fin à la discussion.
On promeut ouvertement certains comportements
comme l’infidélité. Ceux qui s’y opposent sont taxés de ringardise, ce sont des conservateurs
en puissance. Cela rejoint un peu ce que vous venez de dire sur la liberté d’expression
qui va dans un seul sens. Selon vous, que révèle cette affaire et ses corollaires
de notre société ?
À la fois elle révèle et elle produit quelque chose.
La campagne de Gleeden n’est pas simplement un symptôme, elle est aussi la cause d’une
souffrance. En voyant ces affiches, je pense à tous les couples qui seront brisés,
à toutes les familles qui seront déstabilisées, à tous les conjoints aussi entre lesquels
s’installera désormais une forme de défiance, une forme de méfiance. Car ce que Gleeden
propose, il faut le rappeler, c’est une façon de tromper son conjoint qui permette
de se mettre à l’abri de soupçons, une façon d’être mis en relation avec des personnes
qui sont toutes dans l’intention de mentir et de se cacher. Et par voie de conséquence,
il devient impossible de faire confiance à celui ou celle avec qui, pourtant, on a
choisi de partager tout de sa vie et de construire toute sa vie.
On voit bien que Gleeden contribue à la désagrégation de la société contemporaine et Gleeden est de ce point de vue-là à la fois un symptôme et en même temps, une cause, un accélérateur de cette désagrégation. Aujourd’hui la société dans laquelle nous vivons est une société individualiste et une société de la défiance, où la relation devient très difficile, où la relation avec l’autre est mise en question. Et on voit bien que cette relation avec l’autre, même la plus intime, celle qui se noue au sein du couple - même celle où justement, la confiance devrait pouvoir être garantie et devrait pouvoir s’établir dans la durée - cette relation de fidélité (c’est le même mot que confiance, c’est la même origine latine) la relation de confiance, la plus intime et la plus proche, se trouve empêchée de l’intérieur. Et la conséquence de cette désagrégation, c’est évidemment une très grande solitude des individus. On est dans l’accomplissement de ce que le sociologue Zygmunt Bauman appelle « la société liquide » ou « l’amour liquide ». C’est une société où plus aucun lien ne se constitue de manière solide, où plus aucune relation ne peut s’établir de façon fondée et durable, une société liquide où les individus sont atomisés, chacun est isolé. Ils sont séparés les uns des autres et ne peuvent plus faire confiance à personne, y compris à leurs conjoints, à leurs époux ou leurs épouses, y compris avec la personne avec laquelle pourtant ils ont choisi de partager toute leur vie.
Là, pour le coup, le grand drame de la solitude contemporaine nous menace. On aura beau jeu de parler ensuite du sentiment d’insécurité qui gagne nos contemporains. On aura beau jeu de dénoncer la solitude qui gangrène nos sociétés. D’ailleurs, il y a un coût politique de cette solitude, le coût politique de l’explosion des foyers, de la dissolution des familles et même le coût politique de l’incapacité, qui est celle de beaucoup de jeunes aujourd’hui à fonder une famille, à s’engager vraiment dans la vie avec un conjoint, une conjointe. Ca n’est pas la peine de critiquer tout cela, de se plaindre de tout cela si nous passons notre temps à faire la promotion sur les murs de nos métros, de nos bus et dans nos villes, à la portée de tous, d'une manière de tromper les autres qui soit sûre et sans risque pour soi, si nous faisons la promotion d’une forme de bonheur qui soit celle d’une consommation individualiste qui à aucun moment n’a de souci de vérité dans la relation à l’autre.
Gleeden, c’est un peu le symptôme d'une
« société liquide » pour reprendre votre expression, qui n’a plus de valeurs ?
Moi, je me méfie beaucoup de ce mot de « valeur »
parce qu'il peut servir à recouvrir tout et n’importe quoi. Après tout, l’individualisme
absolu est aussi une valeur et donne de la valeur à certains comportements, certaines
actions. Vous savez, les valeurs sont très relatives. Elles sont le produit d’une
évaluation. Tout le monde n’accorde pas aux choses la même valeur. D’ailleurs, c’est
tout à fait frappant de voir que Gleeden, sur son site, revendique d’avoir des valeurs.
Il y a des valeurs de la communauté Gleeden. Évidemment, ces valeurs sont constituées
par le secret qui permet le mensonge, qui permet la trahison, qui permet l’infidélité.
Donc, je me méfie beaucoup de ce terme de « valeur ». Mais ce qui est certain, c’est
que Gleeden contribue à cette dissolution de ce qui, dans la société, a objectivement
une valeur, c’est-à-dire la famille. La famille est une valeur ajoutée pour la société.
Elle est même la valeur ajoutée sur laquelle se fonde toute société. Fonder une famille,
c’est construire une aventure qui est plus que la somme des individus qui la compose,
construire une aventure qui sera féconde et qui permette de construire ce lien élémentaire
d’où naît toute société. Par voie de conséquence, si la famille n’est pas une valeur
parmi d’autres, la famille est ce sur quoi repose toute la société. Elle est, pourrait-on
dire, ce qui a de la valeur, objectivement, pour chacun d’entre nous. Elle est notre
bien commun, notre valeur partagée la plus absolue. Par voie de conséquence, dissoudre
la famille ou contribuer à sa dissolution, c’est nécessairement faire perdre de sa
valeur à notre vie en société.
Vous pensez qu’il y a donc une faille dans
la transmission de ce bien commun ?
On ne peut que le constater. Aujourd’hui, il suffit
de considérer la difficulté que beaucoup de jeunes ont à s’engager dans une vie de
famille, à s’engager dans une vie de couple durable et stable pour considérer qu’un
certain modèle ou certains repères, certaines notions, une certaine idée de l’engagement,
n’a peut-être pas été transmise, qu’elle n’est pas venue jusqu’à la jeune génération.
Alors, de toute façon, il est parfaitement inutile et stérile d’interpréter de façon
interminable les causes de cette rupture de la transmission ou en tout cas de chercher
des coupables. Ca serait complètement absurde. Mais peut-être arrêtons-nous simplement
sur ce point. Je crois qu’il est urgent pour aujourd’hui et pour demain que les parents,
que les grands-parents aussi, puissent à nouveau parler à leurs enfants, à leurs petits-enfants,
de cette valeur infinie de la famille dont on s’émerveille si peu souvent, dont on
a plus l’habitude de s’émerveiller. Tout le vingtième siècle, avec le mot célèbre
que l’on connait à la culture française « famille je vous hais », a été une
lente et progressive déclaration de guerre à la famille, considérée comme une forme
bourgeoise, dépassée, dégradée, dégradante et le résultat, nous le voyons, c’est cette
détresse absolue de la solitude des individus qui sont désormais abandonnés à eux-mêmes,
à leurs pulsions, à leurs calculs, à leurs intérêts individuels, incapables de construire
des relations véritables et authentiques dans la durée. Cette génération qui est condamnée
à vivre dans une forme de solitude et pire que tout, à vieillir, à mourir, à souffrir
dans une forme de solitude. Il n’est pas besoin de chercher plus loin la cause des
nombreuses difficultés politiques et sociales que nous rencontrons aujourd’hui. Par
voie de conséquence, je crois qu’il est nécessaire de transmettre à nouveau le sens
de la famille, le sens de la valeur de la famille, de la fécondité de la famille,
le sens du bonheur que l’on peut trouver dans la vie de famille.
All the contents on this site are copyrighted ©. |