(RV) Entretien - Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi ne souhaite pas
interférer dans les affaires judiciaires du pays. L’Egypte est montrée du doigt après
le verdict contre trois reporters d’Al Jazeera condamnés lundi à 7 ans de prison.
Pressé par les Etats-Unis et l’Australie de gracier les journalistes, le chef
de l’état a répondu que les autorités égyptiennes n’avaient pas à se mêler de ce cas.
L’équipe d’Al Jazeera a été accusée d’avoir diffusé de fausses informations « dans
le but de saper l’intérêt national », accusée surtout de sympathie pour les frères
musulmans, la bête noire du régime. Mais ce qui inquiète surtout, c'est la justice
expéditive que connaît désormais l'Egypte.
L’analyse de Bernard Botiveau
chercheur émérite au CNRS. Il est interrogé par Marie Duhamel :
On
ne comprend pas pourquoi il n’y a pas plus de respect des procédures d’une tradition
judiciaire qui existe en Égypte. C’est ça qui est d’ailleurs frappant. Parce que si
on se réfère à l’histoire égyptienne, c’est une histoire qui a commencée d’abord par
des systèmes importés. La France a notamment joué un rôle dans l’installation des
tribunaux, des cours, etc. Il y a quand même une tradition de formation des juges,
de respect de l’indépendance de la justice qui a été conquise. Bien sûr, au fil du
temps, il y a eu par exemple des clashs importants à l’époque de Nasser qui a tenté
de domestiquer, même de fonctionnariser la justice, en faire une justice d’État aux
ordres. Mais il y a eu une résistance des magistrats à cette époque. Donc, il y a
toujours eu des magistrats qui ont essayé de faire prévaloir leur visée politique,
notamment certains magistrats islamistes dans les années 1980- 1990. Tout ça, ça existait
mais grosso modo, c’est une justice qui fonctionnait avec une partie, il faut bien
le dire, qui était une justice d’exception parce que l’Égypte sous Moubarak vivait
de façon permanente depuis 1981, sous le régime de l’état d’urgence qui appliquait
les juridictions d’exception. Mais il y avait toujours des réticences des juges de
base à intervenir dans ce contexte-là.
Ce changement qu’on voit depuis
2013, depuis la destitution du président Morsi, c’est vraiment ça, le basculement
? A quoi est-il dû ? Aux juges ? Pensez-vous qu’il y a des lobbies, de la pression
? Les gens interrogés, les juges et d’autres acteurs politiques égyptiens
disent en général que de toute façon, il reste la Cour de Cassation. Mais en même
temps, ils n’envisagent pas la question de savoir pourquoi, justement, parce qu’après
tout, ce n’est pas anodin de condamner quelqu’un, même si on sait que la décision
ne sera pas forcément appliquée, que ça reste une décision politique, la charge est
très lourde. Donc, il n’y a pas besoin de beaucoup de juges pour faire cela et on
peut les trouver parce que dans un système judiciaire, il y a plusieurs milliers de
juges. Tous ne sont évidemment pas des fidèles à cette tradition d’indépendance de
la justice. Mais il y a deux questions en une. La première question, c’est qu’en ce
qui concerne l’indépendance de la justice, quand on dit que l’actuel président, Al-Sissi
n’intervient pas dans les affaires judiciaires, c’est pour soigner, notamment vis-à-vis
de l’occident son image de « dictateur » mais qui respecte la séparation des pouvoirs.
Mais ça ne tient pas du tout. La deuxième question, c’est que cette réserve formelle
qu’il peut y avoir n’enlève rien au fait qu’il y a ait des juges qui sont prêts à
signer ces condamnations, même si, certainement, une majorité d’entre eux ne partagent
pas ce point de vue.
Du coup, c’est tout à fait normal quand le général
Al-Sissi, même dans un procès aussi médiatisé que celui d’Al Jazeera, dise « Non,
moi je ne vais pas interférer ». Je crois qu’il ne veut pas interférer parce
qu’il veut se construire une image qui serait celle d’un arbitre au-dessus de toutes
ces questions. Mais en même temps, il ne peut pas donner le change puisque même s’il
n’intervient pas, le contexte politique actuel fait qu’il y a toujours des juges qui
seront prêts, ne serais-ce que par ce qu’ils pensent qu’ils se feraient bien voir
de cette façon là, à avoir la main lourde dans ce cas là. Évidemment, ça aboutit à
des situations absolument catastrophiques parce qu’on peut très facilement considérer
que malgré le fait qu’à l’époque de Moubarak, la justice était dépendante de cet état
d’urgence, ce genre de situation n’aurait pas pu se produire. Ça paraît beaucoup plus
sortir des rails, déliré que ce à quoi on pouvait s’attendre. Ça interpelle énormément
parce que le seul fait de prononcer de telles condamnations avec une telle brutalité,
une telle rapidité, ça introduit d’abord une certaine sidération dans la population
égyptienne. J’ai beaucoup de témoignages de gens qui ne comprennent absolument pas,
qui sont littéralement sidérés. On ne comprend pas pourquoi l’idée de défendre une
image de cette façon peut venir à l’esprit d’un dirigeant.