(RV) Entretien- L’Irak, au bord de l’implosion, retient son souffle, tandis
que ses villes tombent une à une sous la férule des milices jihadistes de l’Etat islamique
en Irak et au Levant. D’abord Mossoul, puis Tikrit. Les populations de ces régions
se sont lancées dans une fuite éperdue, laissant tout derrière elles, peut-être sans
espoir de retour.
La ville de Samarra est à son tour le théâtre de combats
entre insurgés et forces de sécurité irakiennes, dépassées par les évènements. Si
la ville tombe, la route vers Bagdad s’ouvrirait pour les jihadistes, qui brûlent
de faire tomber le gouvernement de Nouri Al-Maliki.
L’inquiétude gagne les
bagdadis. Parmi eux, les chrétiens, une communauté réduite à peau de chagrin qui suit
avec effroi l’accélération des évènements.
Mgr Jean-Benjamin Sleimane, archevêque
latin de Bagdad, témoigne au micro de Manuella Affejee :
Moi, je pense
que dans tout l’Irak, il y a une appréhension, une peur et des craintes que les ordres
ne soient pas seulement réservés au nord. Donc, il y a certainement un état d’esprit
assez tourmenté.
Que se passerait-il si Bagdad tombait aux mains des jihadistes
? Est-ce que c’est une hypothèse que vous envisagez ? Est-ce plausible une hypothèse
plausible dans les prochaines heures ? C’est une hypothèse qui est plausible
mais je ne pense pas qu’elle soit réalisable. Je pense que c’est un coup dur pour
tout le leadership irakien. Il faut peut-être avoir plus de consensus entre les leaders,
former un gouvernement, etc. Je pense que ça peut être le résultat de ce choc.
Donc,
vous seriez pour la formation d’un gouvernement d’union nationale ? Certainement,
mais un vrai parce qu’on est quand même dans des pays, dans des sociétés dont la structure
est verticale, avec des divisions confessionnelles, une mentalité tribale. On ne peut
pas lui appliquer toutes les règles d’une société occidentale.
Ce qui arrive
en ce moment n’est pas sans rappeler les années noires de 2006-2007 avec la guerre
confessionnelle entre sunnites et chiites qui a fait des dizaines de milliers de morts.
On sait aujourd’hui que les chiites n’excluent pas l’idée de prendre les armes. Est-ce
qu’on va vers une guerre civile ? Je ne sais pas. En tout cas, on sait quand
ça commence mais on ne sait pas comment ça va se développer ni quand ça va finir.
Mais il y a aussi un appel à porter les armes par les leaders sunnites contre les
miliciens. Le gouverneur de Ninive a demandé à tout le monde de s’armer, de défendre
la ville, etc. Donc, ça peut être plus une alliance qu’un conflit.
Et les
chrétiens d’Irak dans tout ça ? Vous les avez vus, eux aussi sont terrés dans
leurs maisons, dans leur peur. Et notre crainte, c’est que les migrations qui sont
un exode vont augmenter.
Vues toutes les atrocités qu’on sait que les jihadistes
commettent en Syrie, est-ce que vous avez une crainte particulière ? Certainement.
On a l’exemple de la Syrie où il y a beaucoup d’atrocités. D’ailleurs, ces derniers
jours, des soldats ont été justiciés sauvagement. Donc, toutes les horreurs sont à
prévoir. Mais il faut dire aussi que pour ce genre de chose, il n’y a pas que les
irakiens. Il faut chercher qui a intérêt, soit dans la région du Moyen-Orient, soit
ailleurs. Les choses ne se font pas seulement ici. Le terrain fertile à ce genre d’opérations,
c’est l’Irak. Mais les interventions téléguidées, on ne les voit pas et elles sont
puissantes. Ce coup de Mossoul et de Ninive et peut-être d’autres endroits est un
coup de maître. Il n’est pas simplement mis en œuvre par les miliciens.
Donc,
vous pensez qu’ils reçoivent une aide extérieure très importante ? Les services
de renseignements sont les diables de notre temps, ce sont les princes de notre temps.
Donc, il ne faut pas les oublier. On ne les voit pas, on ne peut pas les contrôler
mais ils existent. Il y a beaucoup de choses qui ne s’expliquent pas comme ça spontanément.
Ce n’est pas que les miliciens se sont réveillés un jour et ils ont décidé de l’occupation.
Il y avait plus de 60.000 soldats et policiers dans la province de Ninive. Et ce n’était
pas possible. Pourquoi se sont-ils retirés ? Pourquoi il y a t’il des généraux qui
ont désertés ? Il y a beaucoup de questions qui sont posées. Je ne les connais pas
toutes et je n’en connais pas les réponses. Mais il y a un climat de doutes sur la
tenue des soldats, des policiers, etc. Et les leaders aussi.
Mais alors,
quel serait le but ultime de ceux qui sont derrières ces jihadistes ? Vous
savez, nous sommes menacés depuis des années par une refonte du Moyen-Orient. On parle
souvent du changement des frontières, de Sykes-Picot, le fameux accord au lendemain
de la première guerre mondiale. Et il y a beaucoup d’intérêts dans la région : des
intérêts géopolitiques, économiques, financiers et tout ça. Donc, le terrain est un
terrain fertile parce que les gens disent que c’est encore très archaïque. On est
encore victime de son appartenance ethnique, de son appartenance confessionnelle.
Il y a rarement des leaders qui essayent d’illuminer leurs peuples. Les sociétés d’aujourd’hui
ne doivent plus être basées sur la confession religieuse. Et il ne faut pas accepter
qu’on tombe tout le temps dans le piège de la guerre sunnite-chiite. Donc, il y a
beaucoup de choses à révéler mais nous sommes dans un monde où les forces voient avant
tout leurs propres intérêts. Je crois que le cri du Pape sur le lieu du baptême en
Jordanie, contre les vendeurs d’âmes et d’autres semblables, moi je pense qu’il est
aussi valable pour ici et pour ailleurs.
Mgr Sleimane, vous êtes donc sur
les ondes de Radio Vatican. Est-ce que vous désirez lancer un appel ? Vous
savez, notre appel, notre désir profond, c’est vraiment la paix. Moi, je souhaite
que les irakiens s’unissent aujourd’hui parce que leur conflit, leur guéguerre, ce
n’est pas sérieux tout ça. Ce qui est important, c’est vraiment l’unité de leur pays,
c’est l’entraide entre eux, c’est la bonne répartition des ressources qui sont immenses
et riches. Moi je crois qu’il faut un peu plus de raison et moins de sectarisme tribal
ou religieux.