(RV) Entretien - Les grands du monde se réunissent vendredi sur les plages
de Normandie pour honorer les soldats ayant participé au Débarquement il y a 70 ans,
un anniversaire assombri par le bras de fer entre Russes et Occidentaux qui se joue
à l'autre bout de l'Europe, en Ukraine.
Près de 1800 vétérans des plages d'Omaha
ou Utah Beach, les chefs d'Etat et de gouvernement d'une vingtaine de pays, dont Barack
Obama, David Cameron, Angela Merkel et François Hollande en maître de cérémonie, participent
aux commémorations qui commencent dans la matinée au mémorial de Caen.
Le Débarquement
a fait l’objet de nombreuses adaptations au cinéma, qui ont inscrit cet événement
dans la mémoire collective. Vous vous souvenez sûrement du Jour le plus long,
réalisé en 1962 avec John Wayne et Henry Fonda, une superproduction hollywoodienne
réalisée en pleine Guerre Froide. Ou encore de Il faut sauver le soldat Ryan
signé Steven Spielberg en 1998, où la violence crue de la guerre s’affichait sur grand
écran.
Le cinéma est le reflet d’une époque. Quelles empreintes ont donc
laissé les films sur le Débarquement dans la mémoire collective ? Ont-ils inscrit
cet événement de la guerre au point de la résumer ? L’historien Marc Ferro,
auteur de Le Cinéma, une vision de l'histoire (Le Chêne, Paris, 2003) est interrogé
par Jean-Baptiste Cocagne
Tout se passait
comme si les russes n’avaient pas gagné la bataille de Stalingrad, la bataille de
Koursk et comme si les allemands n’étaient pas à moitié écrasés puisque précisément,
ils avaient moins de forces que prévues pour s’opposer au débarquement. À cette époque,
on disait que si les russes avaient gagné la guerre contre la Wehrmarcht, c’est grâce
au matériel américain, ce qui est absolument faux. Dans le soldat Ryan, c’est aussi
une glorification de la société américaine parce que vous vous rappelez que dans le
soldat Ryan, comme souvent d’ailleurs dans les films américains sur la guerre (mais
là, c’était très visible), il y a toujours un italien, un anglo-saxon, un juif, un
noir pour montrer que la société américaine tient bon et qu’elle incarne la cohabitation
entre différents peuples d’Europe. C’est donc comme un film à la gloire de la réussite
de ce quoi doit être la société américaine autant que le débarquement mais ça montre
que c’est une société qui doit accomplir des exploits fantastiques. Les américains
tirent la couverture à eux grâce à ce cinéma. Le rôle des anglais pendant la guerre
a quand même été assez sensationnel. N’oubliez pas qu’en 1940, ce sont les seuls qui
ont résisté, qui ont repoussé la Luftwaffe et que tout le long de la guerre, ils ont
quand même tenus alors qu’ils avaient peu de moyens face à la Wehrmarcht ou les forces
allemandes. Et puis surtout, on n’a pas cité tous les films qui ridiculisent les allemands
à l’heure du débarquement. C’est quand même assez extraordinaire que la France ait
fait une dizaine de films où les allemands apparaissent ridicules alors que, comme
nous le savons, c’est l’époque où ils ont commis le plus de crimes dans le pays. Et
ces films, vous les connaissez puisque c’est « la grande vadrouille », « Papy fait
de la résistance », c’est « Babette s’en va t’en guerre ». Tous les films qui se passent
à l’heure du débarquement et qui font des allemands des pantins.
Il y a
aujourd’hui de moins en moins de survivants de cette guerre. Est-ce que selon vous,
ces films vont remplacer peu à peu dans la mémoire collective les témoignages des
survivants ? C’est peut-être déjà le cas. On ne les efface pas parce que ce
sont les films qui vont s’effacer. Les autres films dont nous n’avons pas parlé, français
ou autres, « Au cœur de l’orage », « le maquis du Vercors », «La libération de Paris
», « Le bataillon du ciel ». Ces films, on les a oubliés. Souvent, les films s’effacent
plus vite de la mémoire que les textes. C’est ce qu’on oublie souvent. Contrairement
à ce qu’on croit, les films ont une vie qui est plus courte que les textes. Regardez
par exemple pour la première guerre, on se rappelle encore toujours tout ce qu’ont
pu écrire les combattants qui sont maintenant morts alors que les films sur la grande
guerre, on les a oubliés. Le cinéma a une force de frappe sans doute vingt fois plus
forte que tout le reste mais il meurt beaucoup plus vite.
Est-ce que la
commémoration, le 6 juin 2014 sera un nouveau film avec cette omniprésence sur tous
les écrans télévisuels ? En ce moment, l’Europe est dans une crise. Le monde
occidental et même une grande partie du monde entier est dans une crise globale et
se remémorer les moments de libération est quelque chose de réconfortant. La nouveauté,
c’est l’omniprésence sur tout les écrans grâce à la télévision, ce qui va sans doute
uniformiser la mémoire et redonner vie aux films, aux extraits de films ou aux quelques
scènes qu’on risque d’avoir oubliés depuis que ces films ont été faits il y a 10,20
ou 30 ans. Donc la télévision va jouer ce rôle de régénérescence mais ça va aussi
s’effacer. On oublie encore plus ce qu’on a vu à la télévision l’avant-veille parce
qu’une émission efface l’autre. Par conséquent, je pense que de ce côté-là, l’avenir
n’est pas prévisible.
Photo : la plage d'Arromanches, en Normandie, le
5 juin 2014