Jean Vanier partage avec le Pape l'amour des plus faibles
(RV) - Entretien - Le fondateur des communautés de l'Arche, Jean Vanier, 85
ans, a été reçu par le Pape François ce midi. Engagé depuis 50 ans dans le service
des plus exclus, le philosophe d'origine canadienne partage avec le Pape la même vision
d'un christianisme incarné, qui touche les réalités humaines les plus difficiles.
A l'occasion de sa visite à Rome, Jean Vanier, fondateur des communautés
de l'Arche a répondu aux questions d'Antonino Galofaro. Les origines de l'Arche
J’ai pris
conscience, en visitant un aumônier d’un petit centre, que les personnes avec un handicap
étaient parmi les gens les plus opprimés et les plus rejetés. Et encore aujourd’hui,
ils gênent. Alors, on a eu tous les noms qu’on connaît : les idiots, les imbéciles,
les handicapés, les inadaptés...toutes des choses négatives. Donc, j’ai découvert
en 1964, une institution épouvantable où il y avait 80 hommes enfermés, sans travail.
Il y avait deux dortoirs de 40 lits avec les lits côte à côte. C’était une institution
qui servait les parents quand les parents ne savaient plus quoi faire, quand ils étaient
débordés parce que leur enfant avait un handicap assez lourd. Les parents demandaient
à la directrice : « Est-ce que vous pouvez prendre mon enfant ? ». Je dirais
que la directrice avait du cœur mais pas beaucoup de tête, c’est-à-dire qu’elle ne
cherchait pas le bien des personnes avec un handicap, elle cherchait à soulager les
parents. Et on comprend, mais la critique que je ferais si je dois en faire, c’est
qu’ils ne traitaient pas les personnes avec un handicap comme des personnes humaines
qui ont le droit à la parole, le droit d’avoir des projets et des désirs, etc.
Et
qu’est-ce qui a provoqué la naissance de l’Arche ? L’Arche a commencé parce
que j’ai découvert deux hommes avec un handicap mental dans cette institution et je
les ai invités à venir vivre avec moi. En France, j’ai crée une association et j’ai
acheté avec des amis une maison un peu délabrée et nous avons commencé à vivre à trois
et puis, des gens sont venus m’aider. C’était essentiellement « vivre avec »
et pas « faire pour ». Ce qui me frappe quand je pense à beaucoup dans ma communauté
et dans d’autres communautés de l’Arche, c’est qu’ils ont été humiliés, pas écoutés,
pas respectés.
Il y a cinquante ans, est-ce que vous imaginiez qu’il y
aurait autant de monde autour de vous pour vous aider, pour vous soutenir ? L’histoire
de l’Arche, c’est une histoire d’émerveillement parce que l’Arche a grandi parce qu’untel
est venu aider. Et elle a été changée. On a découvert que la personne avec un handicap
est un messager de Dieu. Alors, il faut que des gens découvrent cela. Le fait qu’un
nombre important l’ont découvert fait qu’aujourd’hui, à travers le monde, on doit
être 4 000 personnes avec un handicap, avec 4 000 assistants. Et tous, dans un esprit
de joie, de célébration. Ca ne veut pas dire qu’il n’y a pas quelque fois des problèmes
et des difficultés. Mais le cœur de l’Arche est un lieu de célébration et je reste
étonné parce que ce sont les personnes avec un handicap qui ont attiré des gens .Ce
sont les personnes avec un handicap qui nous forment et nous rendent plus humain.
50 ans d'évolutions sociétales
Il y a certainement
des éléments qui ont progressé. Pour les gens qui ne marchent pas, on peut plus facilement
entrer dans les églises. Mais d’autre part aussi, il y a l’avortement qui prend une
place énorme. Par exemple, une jeune femme que je connais vient de découvrir dans
l’échographie que son enfant aura un réel handicap physique et mental. La première
chose que le médecin dit : « Vous pouvez avoir une IVG ». C’est entré dans
les mœurs. Pour elle, il n’en était pas question. Mais quand on dit « est-ce que
ça va bien ou est-ce que ça va moins bien » sous cet angle, les personnes avec
un handicap mental qui ont une réelle capacité, sont peut-être aidées mais il reste
que pour beaucoup de personnes, ca gêne.
Aujourd’hui, il y a de nouvelles
formes de handicap. Je dirais la même chose avec la vieillesse. Nous entrons
dans une époque très particulière où le nombre de gens faibles devient beaucoup plus
grand que le nombre de gens actifs qui peuvent payer pour les faibles. Nous avons
maintenant dans notre monde, un pourcentage important de gens qui souffrent d’Alzheimer.
Nous découvrons la même chose où nous nous disons qu’en vivant avec les personnes
avec un handicap, ils nous apprennent que l’essentiel, c’est la relation, c’est l’écoute,
c’est le respect profond, c’est aimer. Je dirais que c’est la même chose pour ceux
qui souffrent d’Alzheimer. Pour beaucoup de gens, ils ont l’impression que la personne
est partie, mais elle n’est pas partie. Elle est là, cachée. Et ça implique de prendre
du temps, de créer la relation, de tenir la main, beaucoup de tendresse. Alors, nous
sommes dans un monde où le nombre de fragiles augmentent.
Le regard de la
société sur ces personnes n’a pas vraiment changé ? En réalité, il a changé
et il n’a pas changé. Nous avons des para-olympiques et c’est super que des gens qui
n’ont qu’une jambe puissent gagner des prix ! Mais le problème n’est pas simplement
qu’il n’y en a que quelques uns qui doivent gagner dans des courses mais il y a une
masse d’hommes et de femmes fragiles, humiliées, mises de coté et aujourd’hui avortées.
Les personnes handicapées et l'Église de François
Les plus fragiles
et les plus faibles sont nécessaires à l’Église qui est le corps du Christ. Aujourd’hui,
l’Église a tendance à aider les gens pour avoir une meilleure connaissance de la foi,
c’est-à-dire d’augmenter la tête. Parce que quand il s’agit de vivre avec les personnes
ayant un handicap, il ne s’agit pas d’avoir trop de tête, il faut surtout beaucoup
d’écoute, beaucoup de simplicité et le désir de la rencontre.
Comment expliquez-vous
le fait qu’on ait tendance à penser que l'Église catholique est l'institution qui
est la plus proche d’eux ? C’est vrai quand il s’agit des ordres religieux.
Par exemple, les sœurs de mère Teresa sont super ! Ils sont devenus des groupes spécialisés
et quelque fois, un petit peu à l’écart. Notre désir, c’est de créer des communautés
dans la ville ou dans un village proche des gens du village pour que les gens du village
et de la ville puissent les rencontrer. Il s’agit de les aider à développer leurs
personnalités, leurs pensées, de les aider à tout point de vue à développer leur capacité
de relations et de les vivre. Je ne dis pas toute l’Église parce qu’il y a des prêtres
super mais il y a encore des prêtres qui refusent la communion à des personnes avec
un handicap. Donc, il y a encore du travail à faire.
Quel travail ? Beaucoup
de gens se sentent gênés en face des personnes avec un handicap. Ils ont l’idée qu’il
faut être spécialiste ou éducateur spécialisé pour les rencontrer. Le seul besoin
qu’on a, c’est d’être humain pour créer une relation humaine avec eux, de rigoler,
de s’amuser, de vivre des jeux. Parce qu’ils sont souvent à ce niveau d’une simplicité
du cœur.
Depuis une année, le Pape François a un discours très tourné vers
les plus faibles, les plus pauvres. On imagine que vous avez été particulièrement
touché par le message du Pape François ? Il est super ! Ce qui est extraordinaire
chez lui, c’est qu’il y a le message et le messager. Et il est le messager qui incarne
le message. Chaque fois qu’il rencontre quelqu’un, il le regarde comme si c’était
le grand moment de sa vie. C’est vraiment le Pape de la rencontre, dans le sens profond
de voir l’autre comme un être humain sans juger, juste rencontrer. Et je crois qu’il
nous enseigne que la rencontre, ce n’est pas de convertir des gens, ce n’est pas leur
dire des choses mais c’est de rencontrer et de voir l’autre comme Jésus le voit, c’est-à-dire
avec un regard de tendresse, de bienveillance et d’amour. Le Pape François dit «
ce qui est important, c’est de devenir l’ami du pauvre. Et l’amitié, c’est la rencontre,
c’est la présence et c’est prendre du temps ».
Pour une société plus
aimante
Ça sera toujours
très personnel : changer le monde un cœur à a la fois. Et c’est vrai que quand quelqu’un
rencontre et vit avec une personne avec un handicap, il découvre toute une partie
de lui-même qu’il ignorait. Et il découvre que d’être un ami d’une personne avec un
handicap le change et donne une autre vision de la société, pas une société très individualiste
et compétitive mais une société où on essaie de créer des relations, de créer des
groupes, de ramener des gens ensemble parce que le grand désir de Jésus, c’est l’unité.
Créer des lieux où les gens se connaissent et se rencontrent sans peurs. C’est ça,
la réalité. L’esprit de division crée des divisions. Et puis à ce moment-là, on a
peur du différent. Et je crois que le grand message de Jésus, c’est : « n’aie pas
peur. N’aie pas peur de rencontrer celui qui est différent. »
Photo
: Jean Vanier et un jeune pensionnaire de l'Arche