2014-03-17 14:03:47

« Affaires », « scandales », « buzz » : pourquoi la machine médiatique s'emballe


(RV) Entretien -Une nouvelle semaine s’ouvre et son cortège annoncé de « bruits médiatiques », que ce soit en France ou dans le monde. La pollution à Paris, le vol mystérieux d’un Boeing, l’indépendance de la Crimée… les évènements enflent, occupent l’espace public, accaparent les commentaires, squattent les tribunes, et donnent aussi l’occasion aux responsables politiques de s’afficher, eux qui sont une part souvent prépondérante du discours médiatique. Mais le concert des médias vire parfois à la cacophonie.

Prenons l’exemple de la France : affaire Copé, puis affaire Buisson et affaire Sarkozy, en moins d’une semaine début mars, l’actualité de l’hexagone a été rythmé par une succession de scandales qui ont monopolisé les médias, radios, télés, presse écrite et bien sûr réseaux sociaux. Les séquences médiatiques se sont enchainées impitoyablement, créant un véritable vacarme au risque de déboussoler le citoyen.

la crédibilité de la parole politique en jeu

Le rythme accéléré de ces affaires et l’exploitation médiatique des acteurs politiques de droite comme de gauche conduisent à s’interroger : y a-t-il encore de la place pour un véritable débat public dans nos démocraties? Quelle valeur a encore le discours des hommes politiques auprès de l’opinion publique ? Les médias ont-ils transformé la parole politique ? Autant de questions que nous avons posées à Christian Salmon, essayiste, spécialiste des stratégies de communication. Il est l’auteur de Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, (La Découverte) et de La cérémonie cannibale, de la performance politique (Fayard). Un entretien réalisé par Olivier Bonnel.

Partie 1: Retour sur une séquence médiatique révélatrice, de l'affaire Copé à l'affaire Sarkozy RealAudioMP3

Partie 2: Peut-on sortir de la spirale politico-médiatique et proposer un autre modèle? RealAudioMP3

Texte intégral de l'entretien, partie 1:

Qu’est-ce qui ressort de cette affaire en termes de crédibilité politique et de crédibilité de la parole politique qui est déjà assez mise à mal ?
C’est un moment à la fois navrant, voire désespérant et en même temps, très intéressant, très significatif et d’une certaine manière exemplaire de ce qui se passe dans nos démocraties. A quoi a-t-on affaire ? On a une semaine absolument impressionnante de successions de performances puisque la semaine commence avec l’affaire Copé où le président du principal parti de droite de l’UMP (Union pour un Mouvement Populaire) est accusé d’avoir favorisé ses amis lors de la campagne de Nicolas Sarkozy. Cette affaire est balayée, écrasée (comme on dit en termes informatiques) par une autre affaire qui est l’affaire Buisson. Scandale, effondrement, doutes à droite lorsqu’intervient une troisième affaire qui est l’affaire des écoutes de Nicolas Sarkozy révélé par Le Monde. C’est là où c’est intéressant parce qu’on voit comment fonctionne aujourd’hui la performance politique. Quand on est acculé de cette manière-là, ce qu’il faut faire (tous les spin doctors vous le diront, c’est le b.a.-ba de la communication de crise), c’est de changer la conversation et si possible, retourner et substituer l’accusation ou le soupçon qu’on subit en infligeant un soupçon à l’adversaire. Charles Pasqua déclarait : « Quand on est embêté par une affaire, il faut susciter une affaire dans l’affaire. Et si nécessaire, une autre affaire dans l’affaire de l’affaire. Jusqu’à ce que personne n’y comprenne plus rien ». C’est exactement ce qui s’est passé. Voilà comment se constitue ce changement de conversation, c’est-à-dire qu’au bout de quelques heures, le sujet n’est plus « Pourquoi Nicolas Sarkozy est écouté par les juges », la question n’est plus là. La question devient : « Est-ce que François Hollande écoute Nicolas Sarkozy ? »

Est-ce que cet enchainement de séquences médiatiques, cet enchainement accéléré affaiblit encore un peu plus l’autorité et la fonction du politique aux yeux de l’opinion publique ou est-ce qu’elle est déjà totalement dévaluée, démonétisée ?
Aujourd’hui, la parole publique est totalement démonétisée parce que le prix à payer de ce genre de performance, de manière de capter ou de détourner l’attention, c’est évidemment les récits politiques de storytelling, ça obéit un petit peu aux mêmes lois que la monnaie. C’est-à-dire que l’inflation monétaire a un effet immédiat, c’est la perte de confiance dans la monnaie. En elle-même, pour les récits politiques, lorsqu’il y a inflation narrative, inflation de récits politiques qui se succèdent avec cette rapidité performative, c’est le crédit de la parole publique qui s’effondre. Donc, c’est un discrédit, une crise de croyance dans la politique qui se généralise. C’est ce qui m’a permis de qualifier cette scène politique de scène de la dévoration de la parole publique et en même temps, de scène cannibale parce qu’au fond, on voit des hommes politiques obligés d’exister par une sur-médiatisation, obligés de défendre non pas des idées mais les personnes et les soupçons qu’on peut porter sur elles. Donc, il y a une sorte de mise en abyme ou de spirale descendante qui fait que plus vous descendez votre personne médiatiquement, moins elle est crédible, plus le soupçon s’étend. De ce point de vue-là, l’affaire que nous avons vécue cette semaine est exemplaire parce qu’elle montre cela. Au final, tout le monde est perdant.

Christian Salmon, l’exploitation politicienne de tous ces faits, de toute cette actualité, est plus forte qu’auparavant, au détriment des débats de fond ou finalement, ça a toujours été une constante ? C’est quand même un peu l’impression qu’on a, cette instrumentalisation ?
Tout dépend de la période à laquelle on se réfère. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il y a là un effet de structure, un effet de système. Quel est ce système ? C’est d’une part la politique néolibérale qui s’est installée depuis trente ans et qui a désarmé peu à peu les hommes politiques. Vous savez François Mitterrand disait : « Je suis le dernier président. Après moi, il n’y aura que des comptables à cause de la mondialisation, à cause de la construction européenne. C’est-à-dire que les pouvoirs exécutifs perdent leurs attributions, leurs leviers. Donc, vous avez des hommes politiques qui sont confrontés à des phénomènes économiques, une crise économique et financière sans précédent sans avoir les moyens d’y répondre parce que la souveraineté leur a un petit peu échappé. Il y a ce premier aspect-là. Des hommes d’état impuissants. D’un autre coté, vous avez des pouvoirs réels des agences de dotation, des fonctionnaires à Bruxelles, des multinationales qui sont des sortes de pouvoir sans visage. Donc, d’un coté, nous avons des visages impuissants et de l’autre, des pouvoirs sans visage. Mais que peuvent faire ces visages impuissants ? Ils se tournent vers les médias. Et c’est la deuxième chose qui est importante dans cette transformation de la scène politique, c’est l’apparition des chaines d’info en continu parce qu’elles induisent des transformations au niveau des quotidiens, au niveau de la presse écrite, au niveau des radios. C’est-à-dire que le temps politique a été pulvérisé au profit d’une sorte de communication à la nanoseconde alors que normalement, le temps de la délibération est un temps ralenti qui demande des séances de discussions, des confrontations d’arguments, etc.

Texte intégral de l'entretien. Partie 2 :

En pleine période électorale, votre analyse est quand même assez préoccupante parce qu’on se dit qu’il n’y a plus de place pour le débat de fond, pour le débat d’idées, il n’ y a plus de la place que de la place pour les formules, les postures. C’est une équation insoluble, aujourd’hui, pour un politique ?
Vous savez, j’ai parlé de ce paradoxe de l’inflation narrative, des hommes politiques qui ruinent la crédibilité de leurs paroles. Un deuxième paradoxe, c’est précisément que sur la base de cette spirale, les moyens technologiques aujourd’hui est de capter l’attention sont de plus en plus puissants. On le voit d’ailleurs dans les campagnes présidentielles aux États-Unis où les électeurs sont assagis par des centaines de messages de politique les appelant à voter pour tel ou tel. De leur réveil dans leurs chambres à coucher lorsqu’ils consultent leurs comptes twitter en passant par les écrans dans la rue, les publicités, etc. Même certains théoriciens des neurosciences se sont préoccupés de ce matraquage véritablement intrusif de la communication politique. Cela soulève un deuxième paradoxe, c’est-à-dire qu’on a pendant les périodes des élections les plus importantes, une sorte d’excitation artificielle de l’audience qui est suivi nécessairement par des phases de décompression. Un peu comme une prise de drogues. C’est un peu ce qui se passe au niveau des élections intermédiaires qu’on constate dans tous les pays. Il y a une sorte de décompression, de désintérêt, de fuite devant le vote qui explique aussi cette désaffection. Nos démocraties sont désenchantées. On retrouve aussi les hommes politiques pris au piège. Aujourd’hui, les seuls hommes politiques qui sont populaires sont ceux qui sont dans l’opposition. Vous ne pouvez pas être populaire et être au pouvoir. Vous ne pouvez pas être puissant et impuissant à la fois, c’est un effet de structure. Vous savez, la démocratie, on l’a oublié mais elle a connu plusieurs étapes. Il y a eu l’époque de la démocratie grecque qui était une sorte de démocratie directe : l’agora, le forum. Et puis, le débat démocratique s’est déplacé du côté de la cour. Maintenant, le débat démocratique s’est déplacé encore plus sur la scène médiatique, sur la scène publique des réseaux sociaux et c’est une sorte de gigantesque cohue-bohu, d’espace performatif où les agitateurs charlatanesques, comme les appelait un linguiste allemand, tiennent le haut du pavé. Ce sont eux qui arrivent à imposer leurs avis et leurs opinions.

À vous entendre, Christian Salmon, on arrive vraiment à l’essoufflement d’un système dans nos démocraties. Il y a-t-il vraiment cette idée de système à changer ?
Sans aucun doute parce que l’intrusion des nouveaux moyens de télécommunication depuis les années’90 a rendu caduc toute sorte de formes politiques. Les parlements ne servent plus à grand chose, ils ne sont plus des lieux de débat. Les hommes politiques débattent par médias interposés dans des émissions qui d’ailleurs, ne sont plus vraiment des émissions de débats, ce sont des émissions d’entertainement politique. Il faut que la délibération démocratique se défende, il faut réformer complètement le travail de la presse et du journalisme, il faut créer un nouveau statut de journaliste parce qu’aujourd’hui, on met sur le même plan un animateur de talk show et un journaliste qui ferait un travail d’informations, d’enquêtes, d’explications, de pédagogie démocratique. De même, il faut forcément changer le système électoral. Ce système, en tout cas en France, présidentialiste avec l’instauration du quinquennat n’a fait qu’aggraver tous les symptômes dont on vient de parler. Le fait que le pouvoir soit vertical est qu’au fond, le système présidentialiste est le modèle qui s’applique à toutes les structures sociales. On est en France, dans un système où « tout le monde est président d’une certaine manière d’une entreprise, d’une association ». Le régime vertical est partout alors qu’on est précisément, tous les spécialistes des nouvelles technologies vous le diront, à l’air de l’horizontalité. C’est un énorme paradoxe. Les nouveaux moyens de télécommunication ont permis une sorte de démocratie directe. Mais en même temps, cette démocratie directe des réseaux sociaux se heurte à ces structures pyramidales qui font qu’un chef d’État décide seul, tout un pays qui repose sur une tête d’épingle qui est la tête d’un homme. Donc là encore, il y a une grande réforme à engager, ça passe par une nouvelle génération d’hommes politiques, par des formes à inventer, des temporalités et des espaces à inventer du débat public. On est dans un processus de devenir, on est peut-être pas en mesure de dessiner cet avenir mais on est dans un processus de mutation. Je pense qu’il ne faut pas non plus désespérer les gens. C’est un petit peu ce que disait le philosophe communiste Antonio Gramsci, « le nouveau n’est pas encore né, l’ancien n’arrive pas à mourir. Et entre les deux, se multiplient les phénomènes morbides ». Ce que nous venons de vivre cette semaine, c’est l’un de ces phénomènes morbides.


Photo: La couverture du magazine Le Point du 3 mars







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