Ukraine : les Eglises, seuls repères fiables dans une société déboussolée
(RV) Entretien- La situation continue à se tendre en Ukraine et la journée
de mercredi a marqué un tournant de plus dans la mobilisation du mouvement de l'EuroMaidan
: au moins 5 morts, des centaines de blessés et des dizaines de protestataires arrêtés.
Après avoir cherché une solution négociée pendant plusieurs semaines avec le régime
du Président Victor Ianoukovitch, les leaders de l'opposition en sont venus à lui
lancer un ultimatum, qui pourrait conduire à plus de violences.
Depuis dimanche,
les échauffourées avec la police se multiplient. Pour l'instant, les forces anti-émeutes
restent cantonnées à leurs positions mais la menace d'une intervention de la police
qui serait décisive et sans merci se rapproche. Les manifestants continuent à réclamer
que le gouvernement signe le traité d’association avec l’Union européenne, alors que
le président Viktor Ianoukovitch s’est tourné vers Moscou. L’Ukraine dépend largement
de la Russie pour ses approvisionnements énergétiques.
Le rôle des religions
dans la mobilisation
Dans ce conflit, le clivage traditionnel entre catholiques
« pro-européens » et orthodoxes « pro-russes » ne correspond plus vraiment à la réalité.
Les Eglises jouent ensemble un rôle de rempart de l’identité ukrainienne, selon l’historien
orthodoxe Antoine Arjakosky, co-directeur du pôle « société, paix, liberté
» au Collège des Bernardins, à Paris. Il est interrogé par Cyprien Viet :
Ce qui a tenu
le pays, c’est l’Église. Les Églises gréco-catholiques ont été encore plus persécutées
que les Églises orthodoxes parce qu’elles ont carrément été interdites pendant plus
de 50 ans. Donc, pour les jeunes, c’est vrai que l’Église est une référence. Les personnalités
les plus populaires, qui ont le plus de confiance dans la population, ce ne sont pas
les politiques, ce sont les chefs des Églises.
On voit que les prélats ont
un certain prestige mais est-ce que la population ukrainienne dans sa vie quotidienne,
est religieuse ? Si vous observez les pratiques ecclésiales du dimanche, alors
vous constatez qu’à Kiev, c’est moins de 5% de la population qui va à l’Église. Donc,
de ce point de vue-là, on peut dire que l’Ukraine est un pays complètement sécularisé
mais les jeunes ont une demande religieuse bien plus importante que leurs aînés et
d’un point de vue culturel, ils cherchent à faire un lien entre leurs études, leurs
intérêts culturels, musicaux, etc… et leur intérêt pour la foi.
Est-ce
que ces Églises réussissent à mener un véritable travail œcuménique ? Il y
a un travail œcuménique qui est important depuis 20 ans. En Ukraine occidentale, il
y a le désir de cette Église gréco-catholique de se réconcilier avec l’Église orthodoxe
qui pourtant, a contribué à sa persécution mais en même temps, ça a été le désir de
cette Église de tendre la main et de se réconcilier. Donc, je dirais que si en Russie,
le mot « œcuménisme » est un gros mot qu’on ne prononce pas dans les milieux ecclésiaux,
ce n’est pas le cas en Ukraine. Le véritable œcuménisme va mettre du temps avant de
se mettre en place mais les gens voudraient tendre vers une réalité de dialogue. Le
problème, c’est que l’Église orthodoxe est divisée en deux branches principales :
l’Église orthodoxe ukrainienne, qui dépend du patriarcat de Moscou et l’Église du
patriarcat de Kiev, comme on l’appelle, qui n’est pas reconnue par les autres Églises
orthodoxes dans le monde mais qui, en Ukraine, compte plus de 10.000 de fidèles et
qui a comme caractéristique de vouloir être ukrainienne, de célébrer en langue ukrainienne.
Donc, il y a cette tension entre l’Église du patriarcat de Kiev et l’Église orthodoxe
ukrainienne mais ce qui est intéressant, c’est que mi-décembre, les deux Églises
ont signé, du reste également avec les Églises catholiques et les Églises protestantes,
une même déclaration disant au gouvernement de Ianoukovytch qu’il était nécessaire
de reconnaître la colère des ukrainiens et surtout, d’éviter le schéma de la partition
de l’Ukraine comme le voudrait le président Poutine en Russie.
Est-ce que
le risque d’une partition du pays est aujourd’hui réel ? Ce risque existe.
En fait, c’est une région et demie qui insiste sur la partition, c’est la région de
Donetsk et puis certaines personnes en Crimée. Donc, oui, le risque existe bien et
d’autant plus que le président Poutine a affirmé que pour lui, la solution la plus
simple, ça serait justement la partition. Il reconnaît que l’Ukraine occidentale est
ingérable dans le système néo-soviétique qu’il est en train de mettre en place. Le
problème, c’est que les ukrainiens ont une véritable identité propre. La langue ukrainienne
est partagée de l’ouest à l’est, du nord au sud même si à l’est, on est plus russophone,
même si parfois on pourrait se dire que la partition pourrait être une bonne solution,
on l’a vu pour la Tchécoslovaquie, pratiquement, cela paraitrait difficile à réaliser
parce que ça irait en sens inverse de plusieurs siècles où les ukrainiens ont été
divisés par les empires et toute leur énergie en tant que nation, c’est justement,
au contraire, de se retrouver et de reconstituer cette Rus’ de Kiev, qui entre le
neuvième et le quinzième siècle, a été unie et à donner beaucoup de fruits spirituels,
culturels, esthétiques, politiques, etc.
Photo : Un prêtre
orthodoxe prie face à des officiers de police au centre de Kiev le 22 janvier 2014,
après une nuit d'émeutes.