Egalité hommes-femmes : la Tunisie pionnière du monde arabe
(RV) Entretien - La Constituante tunisienne a élu les membres de l'instance
électorale, dont la formation est cruciale pour que le gouvernement dirigé par les
islamistes passe la main à des indépendants après plusieurs mois de crise politique.
L'Assemblée nationale constituante a élu les neuf membres de l'Instance supérieure
indépendante pour les élections (ISIE), qui devra fixer les dates des prochaines élections
législatives et présidentielle et les organiser
Depuis la semaine dernière,
l'Assemblée examine au cas par cas, les articles qui formeront sa future Constitution.
Mardi, les négociations pour l'article sur les droits de la femme et sur la composition
de la commission électorale ont paralysé les débats de la Constituante tunisienne.
En fin de journée, les députés se sont séparés pour permettre aux différents partis,
dont les islamistes d'Ennahda, majoritaires à l'assemblée, de trouver un consensus
sur la formulation de l'article sur les droits des femmes. Le vote a finalement été
reporté à mercredi.
En cas d'adoption de l'article, ce ne seraient pas les
premières concessions faites par Ennahda. Lundi, les députés ont adopté un texte unique
dans le monde arabe : l’égalité « sans discrimination des citoyens et citoyennes
». Ils ont aussi voté dimanche l’interdiction des « accusations d’apostasie
». Des concessions obtenues sous la pression de la société civile et de l’opposition
laïque.
Encore en 2012, Ennahda avait fait scandale. Le parti voulait introduire
le concept de « complémentarité » homme-femme. Mais face à une levée de boucliers,
il avait finalement renoncé à ce projet.
Pour Vincent Geissier, chercheur
à l’institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, cet article
est avant tout un symbole, mais qui a quand même son importance pour la société tunisienne.
Il est intérrogé par Audrey Radondy :
Pourquoi
l’adoption de cet article est un geste inédit dans le monde arabe ?
Ça
va être un principe constitutionnel, qui je dirais est à la fois un prolongement mais
aussi porteur d’espoir pour l’avenir. Dès l’indépendance, la Tunisie est quand même
le premier pays à adopter un code de statut personnel, certes inspiré de la religion
mais extrêmement libéral, abolissant la polygamie, obligeant le mariage civil, abolissant
la répudiation. Mais il est vrai que c’est aussi une société méditerranéenne, c’est
une société où le poids des valeurs religieuses et conservatrices est très fort et
de ce point de vue-là, la Constitution est un symbole fort et va produire des effets
juridiques concrets mais ne va pas avoir cette capacité à elle-seule puisqu’il s’agit
d’un texte pour former la société dans le sens de l’égalité homme-femme. D’autre part,
on sait que comme c’est un principe constitutionnel, les effets de droit dans les
jugements ordinaires seront réels. Et de ce point de vue-là, oui, ce n’est pas simplement
un article symbolique de la Constitution, c’est aussi un principe qui est révélateur
d’un certain état des mentalités dans la société tunisienne quant au statut de la
femme et de son rapport aux hommes mais aussi qui sera une base juridique objective
pour défendre, consolider le droit des femmes dans les années à venir en Tunisie.
Et
c’est notamment parce que les islamistes d’Ennahda ont accepté des compromis que cet
article a été adopté alors qu’ils auraient préféré que la femme soit complémentaire
à l’homme. Comment peut-on expliquer ce changement ?
Il y a réellement
une société civile tunisienne qui s’est consolidée. On parlait beaucoup dans les années
précédentes, dans les organisations internationales de « société civile » mais c’était
une formule assez creuse pour désigner une réalité qui n’existait quasiment pas. Sous
la dictature tunisienne de Ben Ali, il y avait des associations, des militants mais
on peut dire que la société civile était totalement baillonnée. Là, depuis la révolution,
avec la révolution et en dépit des accrocs qu’on a pu voir ces derniers mois, on peut
dire qu’il y a une société civile tunisienne qui a émergé et qui, dans la majorité
de ses acteurs et de ses membres, considère que la question d’égalité homme-femme
est importante.
Le deuxième facteur : le champs politique tunisien où l’ensemble
de la classe politique tunisienne islamiste ou non, a toujours considéré que la question
de la femme était une question importante. Certes, avec des visions divergentes qui
sont la place, le statut, le rôle de la femme mais toujours avec cet héritage libéral-constitutionnel
de Bourguiba, en disant « oui, la Tunisie est le pays qui a donné le plus de droits
aux femmes . Et nous devons continuer sur cette lancée ». Et puis troisièmement, il
y a aussi des dynamiques et des débats contradictoires au sein même du parti islamiste
majoritaire Ennahda où il y a des tenants de thèses extrêmement conservatrices défendant
des conceptions très rétrogrades de la femme. Mais aussi dans ce parti-là, un certain
nombre d’acteurs, de militants, d’élus qui sont assez favorables à ce principe d’égalité
et notamment, un certain nombre de femmes qui n’ont pas vu d’un très bon œil le fait
que leur parti puisse parler de complémentarité et non d’égalité.
Peut-on
dire que la Tunisie avance pas à pas vers son propre modèle ?
Modèle, le
terme est peut-être fort mais en tous cas, elle invente quelque chose qui relève de
l’hybridation qui est quelque chose de mixte avec encore certains tabous comme franchir
ce pas de la religion d’État qui reste l’islam. On a encore un référant islamique
fort dans l’édifice institutionnel et constitutionnel tunisien mais avec une reconnaissance
timide de ce que j’appellerais « la pluralité culturelle et religieuse ». Je dis bien
« timide » parce qu’on voit bien la difficulté à sortir des références habituelles
: la seule langue est l’arabe, la religion est l’islam. On est quand même encore dans
cette configuration assez classique de la plupart des États de la région. Elle est
très novatrice dans une configuration qui elle, va être très conservatrice et très
timide au niveau par exemple de la reconnaissance des autres cultes religieux comme
parties prenantes de la société tunisienne. Il y a bien la liberté de conscience
qui est reconnue mais un tunisien musulman qui voudrait se convertir au christianisme
ne le pourrait quasiment pas et d’ailleurs, ne serait pas forcément protégé par la
Constitution actuelle. Donc oui, une innovation mais dans une configuration qui reste
quand même assez traditionnelle et conservatrice de ce point de vue-là.
Photo
: la Tunisie, sans consacrer l'égalité des sexes, est depuis 1956 le pays arabe, accordant
le plus de droits aux femmes