Message pour la paix du Pape François : redécouvrir la fraternité en famille, dans
l'économie et entre les peuples
(RV) Le premier message pour la paix du Pape François du 1er janvier 2014, publié
ce jeudi, reprend les thèmes centraux du nouveau pontificat: la fraternité, la charité,
la solidarité et la miséricorde. Des thèmes indispensables pour rendre le monde meilleur,
plus fraternel et surtout favoriser l’avènement de la paix. Le Pape reprend également
les appels à la non-violence, à la non-prolifération des armes chimiques et nucléaires
lancés par ses prédécesseurs et qui sont d’une actualité criante. La violence des
armes mais aussi celle de l’économie et de la finance qui broient des vies. La crise
que traverse le monde est protéiforme, souligne François. Elle détruit les liens sociaux,
elle bafoue la dignité humaine, elle ignore la transcendance indispensable à l’homme
et conforte son égoïsme et son égocentrisme. La crise doit être une occasion pour
l’humanité d’épouser le dessein que Dieu souhaite pour elle : une famille fraternelle
où l’autre est perçu malgré ses différences comme un frère ou une sœur et où l’entraide
régira les rapports sociaux pour contribuer au bien commun.
Le compte-rendu
d'Olivier Tosseri
Pas
de paix sans fraternité, voilà ce qu’a voulu rappeler le Pape François. Sans cette
dimension essentielle de l’homme, aucune société juste, aucune paix solide et durable
n’est possible. Le nombre croissant de communications et d’interconnexions a rendu
plus que jamais palpable le fait que l’humanité partage un destin commun. Malgré la
différence des cultures et des ethnies, l’autre n’est pas un ennemi mais un frère
ou une sœur. Et pourtant nos sociétés sont caractérisées pour la plupart par cette
« mondialisation de l’indifférence », qui nous fait lentement nous « habituer » à
la souffrance de l’autre, en nous fermant sur nous-mêmes. Le monde, souligne François,
est sujet dans de nombreuses parties à de graves atteintes aux droits humains fondamentaux,
surtout au droit à la vie et à la liberté religieuse.
Aux guerres militaires
s’ajoutent des guerres non moins cruelles dans les domaines économiques et financiers.
Comme l’a affirmé Benoît XVI, rappelle le Pape, la mondialisation nous rend proches,
mais ne nous rend pas frères. A la carence de fraternité s’ajoute l’absence d’une
culture de la solidarité. François dénonce sans ambages l’individualisme diffus, le
consumérisme matérialiste qui affaiblissent les liens sociaux, qui alimentent cette
mentalité du « déchet », qui pousse au mépris et à l’abandon des plus faibles. François
se demande alors si les hommes et les femmes de ce monde réussiront à vaincre l’indifférence,
l’égoïsme et la haine, à accepter les différences légitimes qui caractérisent les
frères et les sœurs. Pour œuvrer au bien commun de l’humanité, le Pape appelle les
plus favorisés à un triple devoir : celui de solidarité, celui de justice sociale
et celui de charité universelle. Un tryptique indispensable à la promotion d’un monde
plus humain pour tous et à la promotion de la paix.
Texte intégral du message
pour la paix 2014
MESSAGE DU PAPE FRANÇOIS POUR LA CÉLÉBRATION DE LA JOURNÉE
MONDIALE DE LA PAIX
1er JANVIER 2014
LA FRATERNITE, FONDEMENT
ET ROUTE POUR LA PAIX
Dans mon premier message pour la Journée mondiale
de la Paix je désire adresser à tous, personnes et peuples, le vœu d’une existence
pleine de joie et d’espérance. Dans le cœur de chaque homme et de chaque femme habite
en effet le désir d’une vie pleine, à laquelle appartient une soif irrépressible de
fraternité, qui pousse vers la communion avec les autres, en qui nous ne trouvons
pas des ennemis ou des concurrents, mais des frères à accueillir et à embrasser.
En
effet, la fraternité est une dimension essentielle de l’homme, qui est un être relationnel.
La vive conscience d’être en relation nous amène à voir et à traiter chaque personne
comme une vraie sœur et un vrai frère ; sans cela, la construction d’une société juste,
d’une paix solide et durable devient impossible. Et il faut immédiatement rappeler
que la fraternité commence habituellement à s’apprendre au sein de la famille, surtout
grâce aux rôles responsables et complémentaires de tous ses membres, en particulier
du père et de la mère. La famille est la source de toute fraternité, et par conséquent
elle est aussi le fondement et la première route de la paix, puisque par vocation,
elle devrait gagner le monde par son amour. Le nombre toujours croissant d’interconnexions
et de communications qui enveloppent notre planète rend plus palpable la conscience
de l’unité et du partage d’un destin commun entre les Nations de la terre. Dans les
dynamismes de l’histoire, de même que dans la diversité des ethnies, des sociétés
et des cultures, nous voyons ainsi semée la vocation à former une communauté composée
de frères qui s’accueillent réciproquement, en prenant soin les uns des autres. Mais
une telle vocation est encore aujourd’hui souvent contrariée et démentie par les faits,
dans un monde caractérisé par cette “ mondialisation de l’indifférence ”, qui nous
fait lentement nous “ habituer ” à la souffrance de l’autre, en nous fermant sur nous-mêmes.
Dans de nombreuses parties du monde, la grave atteinte aux droits humains fondamentaux,
surtout au droit à la vie et à la liberté religieuse ne semble pas connaître de pause.
Le tragique phénomène du trafic des êtres humains, sur la vie et le désespoir desquels
spéculent des personnes sans scrupules, en représente un exemple inquiétant. Aux guerres
faites d’affrontements armés, s’ajoutent des guerres moins visibles, mais non moins
cruelles, qui se livrent dans le domaine économique et financier avec des moyens aussi
destructeurs de vies, de familles, d’entreprises. Comme l’a affirmé Benoît XVI,
la mondialisation nous rend proches, mais ne nous rend pas frères. En outre, les nombreuses
situations d’inégalités, de pauvreté et d’injustice, signalent non seulement une carence
profonde de fraternité, mais aussi l’absence d’une culture de la solidarité. Les idéologies
nouvelles, caractérisées par un individualisme diffus, un égocentrisme et un consumérisme
matérialiste affaiblissent les liens sociaux, en alimentant cette mentalité du “ déchet
”, qui pousse au mépris et à l’abandon des plus faibles, de ceux qui sont considérés
comme “ inutiles ”. Ainsi le vivre ensemble humain devient toujours plus semblable
à un simple ‘do ut des’ pragmatique et égoïste. En même temps, il apparaît clairement
que les éthiques contemporaines deviennent aussi incapables de produire des liens
authentiques de fraternité, puisqu’une fraternité privée de la référence à un Père
commun, comme son fondement ultime, ne réussit pas à subsister. Une fraternité véritable
entre les hommes suppose et exige une paternité transcendante. À partir de la reconnaissance
de cette paternité, se consolide la fraternité entre les hommes, c’est-à-dire l’attitude
de se faire le “ prochain ” qui prend soin de l’autre. « Où est ton frère » (Gn
4, 9) 2. Pour mieux comprendre cette vocation de l’homme à la fraternité, pour
reconnaître de façon plus adéquate les obstacles qui s’opposent à sa réalisation et
découvrir les chemins de leur dépassement, il est fondamental de se laisser guider
par la connaissance du dessein de Dieu, tel qu’il est présenté de manière éminente
dans la Sainte Écriture. Selon le récit des origines, tous les hommes proviennent
de parents communs, d’Adam et Ève, couple créé par Dieu à son image et à sa ressemblance
(cf. Gn 1, 26), de qui naissent Caïn et Abel. Dans l’événement de la famille primitive,
nous lisons la genèse de la société, l’évolution des relations entre les personnes
et les peuples. Abel est berger, Caïn est paysan. Leur identité profonde et à la
fois leur vocation, est celle d’être frères, aussi dans la diversité de leur activité
et de leur culture, de leur manière de se rapporter à Dieu et au créé. Mais le meurtre
d'Abel par Caïn atteste tragiquement le rejet radical de la vocation à être frères.
Leur histoire (cf. Gn 4, 1-16) met en évidence la tâche difficile à laquelle tous
les hommes sont appelés, de vivre unis, en prenant soin l’un de l’autre. Caïn, n’acceptant
pas la prédilection de Dieu pour Abel qui lui offrait le meilleur de son troupeau
– « le Seigneur agréa Abel et son offrande, mais il n’agréa pas Caïn et son offrande
» (Gn 4, 4-5) – tue Abel par jalousie. De cette façon, il refuse de se reconnaître
frère, d’avoir une relation positive avec lui, de vivre devant Dieu, en assumant ses
responsabilités de soin et de protection de l’autre. À la question : « Où es ton frère
? », avec laquelle Dieu interpelle Caïn, lui demandant compte de son œuvre, il répond
: « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9). Puis nous dit la
Genèse, « Caïn se retira de la présence du Seigneur » (4, 16). Il faut s’interroger
sur les motifs profonds qui ont entrainé Caïn à méconnaître le lien de fraternité
et, aussi le lien de réciprocité et de communion qui le liait à son frère Abel. Dieu
lui-même dénonce et reproche à Caïn une proximité avec le mal : « le péché n’est-il
pas à ta porte ? » (Gn 4, 7). Caïn, toutefois, refuse de s’opposer au mal et décide
de « se jeter sur son frère Abel » (Gn 4, 8), méprisant le projet de Dieu. Il lèse
ainsi sa vocation originaire à être fils de Dieu et à vivre la fraternité. Le
récit de Caïn et d’Abel enseigne que l’humanité porte inscrite en elle une vocation
à la fraternité, mais aussi la possibilité dramatique de sa trahison. En témoigne
l’égoïsme quotidien qui est à la base de nombreuses guerres et de nombreuses injustices
: beaucoup d’hommes et de femmes meurent en effet par la main de frères et de sœurs
qui ne savent pas se reconnaître tels, c’est-à-dire comme des êtres faits pour la
réciprocité, pour la communion et pour le don. « Et vous êtes tous des frères
» (Mt 23, 8) La question surgit spontanément : les hommes et les
femmes de ce monde ne pourront-ils jamais correspondre pleinement à la soif de fraternité,
inscrite en eux par Dieu Père ? Réussiront-ils avec leurs seules forces à vaincre
l’indifférence, l’égoïsme et la haine, à accepter les différences légitimes qui caractérisent
les frères et les sœurs ?
En paraphrasant ses paroles, nous pourrions
synthétiser ainsi la réponse que nous donne le Seigneur Jésus : puisqu’il y a un seul
Père qui est Dieu, tous êtes tous des frères (cf. Mt 23, 8-9). La racine de la fraternité
est contenue dans la paternité de Dieu. Il ne s’agit pas d’une paternité générique,
indistincte et inefficace historiquement, mais bien de l’amour personnel, précis et
extraordinairement concret de Dieu pour chaque homme (cf. Mt 6, 25-30). Il s’agit
donc d’une paternité efficacement génératrice de fraternité, parce que l’amour de
Dieu, quand il est accueilli, devient le plus formidable agent de transformation de
l’existence et des relations avec l’autre, ouvrant les hommes à la solidarité et au
partage agissant. En particulier, la fraternité humaine est régénérée en et par
Jésus Christ dans sa mort et résurrection. La croix est le “ lieu ” définitif de fondation
de la fraternité, que les hommes ne sont pas en mesure de générer tout seuls. Jésus
Christ, qui a assumé la nature humaine pour la racheter, en aimant le Père jusqu’à
la mort, et à la mort de la croix (cf. Ph 2, 8), nous constitue par sa résurrection
comme humanité nouvelle, en pleine communion avec la volonté de Dieu, avec son projet,
qui comprend la pleine réalisation de la vocation à la fraternité. Jésus reprend
depuis le commencement le projet du Père, en lui reconnaissant le primat sur toutes
choses. Mais le Christ, dans son abandon à la mort par amour du Père, devient principe
nouveau et définitif de nous tous, appelés à nous reconnaître en Lui comme frères
parce qu’enfants du même Père. Il est l’Alliance même, l’espace personnel de la réconciliation
de l’homme avec Dieu et des frères entre eux. Dans la mort en croix de Jésus, il y
a aussi le dépassement de la séparation entre peuples, entre le peuple de l’Alliance
et le peuple des Gentils, privé d’espérance parce que resté étranger jusqu’à ce moment
aux engagements de la Promesse. Comme on lit dans la Lettre aux Éphésiens, Jésus Christ
est celui qui réconcilie en lui tous les hommes. Il est la paix puisque des deux peuples
il en a fait un seul, abattant le mur de séparation qui les divisait, c’est-à-dire
l’inimitié. Il a créé en lui-même un seul peuple, un seul homme nouveau, une seule
humanité nouvelle (cf. 2, 14-16). Celui qui accepte la vie du Christ et vit en
Lui, reconnaît Dieu comme Père et se donne lui-même totalement à Lui, en l’aimant
au-dessus de toute chose. L’homme réconcilié voit en Dieu le Père de tous et, par
conséquent, il est incité à vivre une fraternité ouverte à tous. Dans le Christ, l’autre
est accueilli et aimé en tant que fils ou fille de Dieu, comme frère ou sœur, non
comme un étranger, encore moins comme un antagoniste ou même un ennemi. Dans la famille
de Dieu, où tous sont enfants d’un même Père, et parce que greffés dans le Christ,
fils dans le Fils, il n’y a pas de “ vies de déchet ”. Tous jouissent d’une dignité
égale et intangible. Tous sont aimés de Dieu, tous ont été rachetés par le sang du
Christ, mort et ressuscité pour chacun. C’est la raison pour laquelle on ne peut rester
indifférent au sort des frères. La fraternité, fondement et route pour la paix Cela posé, il est facile de comprendre que la fraternité est fondement et
route pour la paix. Les Encycliques sociales de mes prédécesseurs offrent une aide
précieuse dans ce sens. Il serait suffisant de se référer aux définitions de la paix
de Populorum progressio de Paul VI ou de Sollicitudo rei socialis de Jean-Paul II.
De la première nous retirons que le développement intégral des peuples est le nouveau
nom de la paix. De la seconde, que la paix est opus solidaritatis.
Paul
VI affirmait que non seulement les personnes mais aussi les Nations doivent se rencontrer
dans un esprit de fraternité. Et il explique : « Dans cette compréhension et cette
amitié mutuelles, dans cette communion sacrée, nous devons […] œuvrer ensemble pour
édifier l’avenir commun de l’humanité ». Ce devoir concerne en premier lieu les plus
favorisés. Leurs obligations sont enracinées dans la fraternité humaine et surnaturelle
et se présentent sous un triple aspect : le devoir de solidarité, qui exige que les
nations riches aident celles qui sont moins avancées ; le devoir de justice sociale
qui demande la recomposition en termes plus corrects des relations défectueuses entre
peuples forts et peuples faibles ; le devoir de charité universelle, qui implique
la promotion d’un monde plus humain pour tous, un monde dans lequel tous aient quelque
chose à donner et à recevoir, sans que le progrès des uns constitue un obstacle au
développement des autres. Ainsi, si on considère la paix comme opus solidaritatis,
de la même manière, on ne peut penser en même temps, que la fraternité n’en soit pas
le fondement principal. La paix, affirme Jean-Paul II, est un bien indivisible. Ou
c’est le bien de tous ou il ne l’est de personne. Elle peut être réellement acquise
et goûtée, en tant que meilleure qualité de la vie et comme développement plus humain
et durable, seulement si elle crée de la part de tous, « une détermination ferme et
persévérante à s’engager pour le bien commun ». Cela implique de ne pas se laisser
guider par « l’appétit du profit » et par « la soif du pouvoir ». Il faut avoir la
disponibilité de « “ se perdre ” en faveur de l’autre au lieu de l’exploiter, et de
“ le servir ” au lieu de l’opprimer pour son propre avantage. […] L’“ autre ” – personne,
peuple ou nation – [n’est pas vu] comme un instrument quelconque dont on exploite
à peu de frais la capacité de travail et la résistance physique pour l’abandonner
quand il ne sert plus, mais comme notre “ semblable ”, une “ aide ”. La solidarité
chrétienne suppose que le prochain soit aimé non seulement comme « un être humain
avec ses droits et son égalité fondamentale à l’égard de tous, mais [comme] l’image
vivante de Dieu le Père, rachetée par le sang du Christ et objet de l’action constante
de l’Esprit Saint », comme un autre frère. « Alors – rappelle Jean-Paul II - la conscience
de la paternité commune de Dieu, de la fraternité de tous les hommes dans le Christ,
“ fils dans le Fils ”, de la présence et de l’action vivifiante de l’Esprit Saint,
donnera à notre regard sur le monde comme un nouveau critère d’interprétation », pour
le transformer. Fraternité, prémisse pour vaincre la pauvreté 5. Dans Caritas
in veritate, mon Prédécesseur rappelait au monde combien le manque de fraternité entre
les peuples et les hommes est une cause importante de la pauvreté. Dans de nombreuses
sociétés, nous expérimentons une profonde pauvreté relationnelle due à la carence
de solides relations familiales et communautaires. Nous assistons avec préoccupation
à la croissance de différents types de malaise, de marginalisation, de solitude et
de formes variées de dépendance pathologique. Une semblable pauvreté peut être dépassée
seulement par la redécouverte et la valorisation de rapports fraternels au sein des
familles et des communautés, à travers le partage des joies et des souffrances, des
difficultés et des succès qui accompagnent la vie des personnes. En outre, si d’un
côté on rencontre une réduction de la pauvreté absolue, d’un autre, on ne peut pas
ne pas reconnaître une grave croissance de la pauvreté relative, c’est-à-dire des
inégalités entre personnes et groupes qui vivent dans une même région, ou dans un
même contexte historico-culturel. En ce sens, sont aussi utiles des politiques efficaces
qui promeuvent le principe de la fraternité, assurant aux personnes – égales dans
leur dignité et dans leurs droits fondamentaux – d’accéder aux « capitaux », aux services,
aux ressources éducatives, sanitaires, technologiques afin que chacun ait l’opportunité
d’exprimer et de réaliser son projet de vie, et puisse se développer pleinement comme
personne. On reconnaît aussi la nécessité de politiques qui servent à atténuer
une répartition inéquitable excessive du revenu. Nous ne devons pas oublier l’enseignement
de l’Eglise sur ce qu’on appelle l’hypothèque sociale, sur la base de laquelle, comme
le dit saint Thomas d’Aquin, il est permis et même nécessaire « que l’homme ait la
propriété des biens », quant à l’usage, « il ne doit jamais tenir les choses qu’il
possède comme n’appartenant qu’à lui, mais les regarder aussi comme communes, en ce
sens qu’elles puissent profiter non seulement à lui mais aussi aux autres ». Enfin,
il y a une dernière manière de promouvoir la fraternité – et ainsi de vaincre la pauvreté
– qui doit être à la base de toutes les autres. C’est le détachement de celui qui
choisit d’adopter des styles de vie sobres et basés sur l’essentiel, de celui qui,
partageant ses propres richesses, réussit ainsi à faire l’expérience de la communion
fraternelle avec les autres. Cela est fondamental pour suivre Jésus Christ et être
vraiment des chrétiens. C’est le cas non seulement des personnes consacrées qui font
vœux de pauvreté, mais aussi de nombreuses familles et de nombreux citoyens responsables,
qui croient fermement que c’est la relation fraternelle avec le prochain qui constitue
le bien le plus précieux.
La redécouverte de la fraternité dans l’économie.
6.
Les graves crises financières et économiques contemporaines – qui trouvent leur origine,
d’un côté dans l’éloignement progressif de l’homme vis-à-vis de Dieu et du « prochain
», ainsi que dans la recherche avide des bien matériels, et, de l’autre, dans l’appauvrissement
des relations interpersonnelles et communautaires – ont poussé de nombreuses personnes
à rechercher la satisfaction, le bonheur et la sécurité dans la consommation et dans
le gain, au-delà de toute logique d’une saine économie. Déjà en 1979 Jean Paul II
dénonçait l’existence d’ « un danger réel et perceptible : tandis que progresse énormément
la domination de l’homme sur le monde des choses, l’homme risque de perdre les fils
conducteurs de cette domination, de voir son humanité soumise de diverses manières
à ce monde, et de devenir ainsi lui-même l’objet de manipulations multiformes – pas
toujours directement perceptibles – à travers toute l’organisation de la vie communautaire,
à travers le système de production, par la pression des moyens de communication sociale
». La succession des crises économiques doit conduire à d’opportunes nouvelles
réflexions sur les modèles de développement économique, et à un changement dans les
modes de vie. La crise d’aujourd’hui, avec son lourd héritage pour la vie des personnes,
peut être aussi une occasion propice pour retrouver les vertus de prudence, de tempérance,
de justice et de force. Elles peuvent aider à dépasser les moments difficiles et à
redécouvrir les liens fraternels qui nous lient les uns aux autres, avec la confiance
profonde dont l’homme a besoin et est capable de quelque chose de plus que la maximalisation
de ses propres intérêts individuels. Surtout ces vertus sont nécessaires pour construire
et maintenir une société à la mesure de la dignité humaine.
La fraternité éteint
la guerre
7. Dans l’année qui vient de s’écouler, beaucoup de nos frères et
sœurs ont continué à vivre l’expérience déchirante de la guerre, qui constitue une
grave et profonde blessure portée à la fraternité. Nombreux sont les conflits qui
se poursuivent dans l’indifférence générale. Á tous ceux qui vivent sur des terres
où les armes imposent terreur et destructions, j’assure ma proximité personnelle et
celle de toute l’Église. Cette dernière a pour mission de porter la charité du Christ
également aux victimes sans défense des guerres oubliées, à travers la prière pour
la paix, le service aux blessés, aux affamés, aux réfugiés, aux personnes déplacées
et à tous ceux qui vivent dans la peur. L’Église élève aussi la voix pour faire parvenir
aux responsables le cri de douleur de cette humanité souffrante, et pour faire cesser,
avec les hostilités, tout abus et toute violation des droits fondamentaux de l’homme.
Pour cette raison je désire adresser un appel fort à tous ceux qui, par les armes,
sèment la violence et la mort : redécouvrez votre frère en celui qu’aujourd’hui vous
considérez seulement comme un ennemi à abattre, et arrêtez votre main ! Renoncez à
la voie des armes et allez à la rencontre de l’autre par le dialogue, le pardon, et
la réconciliation, pour reconstruire la justice, la confiance et l’espérance autour
de vous ! « Dans cette optique, il apparait clair que, dans la vie des peuples, les
conflits armés constituent toujours la négation délibérée de toute entente internationale
possible, en créant des divisions profondes et des blessures déchirantes qui ont besoin
de nombreuses années pour se refermer. Les guerres constituent le refus concret de
s’engager pour atteindre les grands objectifs économiques et sociaux que la communauté
internationale s’est donnée ». Cependant, tant qu’il y aura une si grande quantité
d’armement en circulation, comme actuellement, on pourra toujours trouver de nouveaux
prétextes pour engager les hostilités. Pour cette raison, je fais mien l’appel de
mes prédécesseurs en faveur de la non prolifération des armes et du désarmement de
la part de tous, en commençant par le désarmement nucléaire et chimique. Mais
nous ne pouvons pas ne pas constater que les accords internationaux et les lois nationales,
bien que nécessaires et hautement souhaitables, ne sont pas suffisants à eux seuls
pour mettre l’humanité à l’abri du risque de conflits armés. Une conversion des cœurs
est nécessaire, qui permette à chacun de reconnaître dans l’autre un frère dont il
faut prendre soin, avec lequel travailler pour construire une vie en plénitude pour
tous. Voilà l’esprit qui anime beaucoup d’initiatives de la société civile, y compris
les organisations religieuses, en faveur de la paix. Je souhaite que l’engagement
quotidien de tous continue à porter du fruit et que l’on puisse parvenir à l’application
effective, dans le droit international, du droit à la paix, comme droit humain fondamental,
condition préalable nécessaire à l’exercice de tous les autres droits.
La corruption
et le crime organisé contrecarrent la fraternité
8. L’horizon de la fraternité
renvoie à la croissance en plénitude de tout homme et de toute femme. Les justes ambitions
d’une personne, surtout si elle est jeune, ne doivent pas être frustrées ni blessées,
l’espérance de pouvoir les réaliser ne doit pas être volée. Cependant, l’ambition
ne doit pas être confondue avec la prévarication. Au contraire, il convient de rivaliser
dans l’estime réciproque (cf. Rm 12, 10). De même, dans les querelles, qui sont un
aspect inévitable de la vie, il faut toujours se rappeler d’être frères, et, en conséquence,
éduquer et s’éduquer à ne pas considérer le prochain comme un ennemi ou comme un adversaire
à éliminer. La fraternité génère la paix sociale, parce qu’elle crée un équilibre
entre liberté et justice, entre responsabilité personnelle et solidarité, entre bien
des individus et bien commun. Une communauté politique doit, alors, agir de manière
transparente et responsable pour favoriser tout cela. Les citoyens doivent se sentir
représentés par les pouvoirs publics dans le respect de leur liberté. Inversement,
souvent, entre citoyen et institutions, se glissent des intérêts de parti qui déforment
cette relation, favorisant la création d’un climat de perpétuel conflit. Un authentique
esprit de fraternité est vainqueur de l’égoïsme individuel qui empêche la possibilité
des personnes de vivre entre eux librement et harmonieusement. Cet égoïsme se développe
socialement, soit dans les multiples formes de corruption, aujourd’hui partout répandues,
soit dans la formation des organisations criminelles – des petits groupes jusqu’aux
groupes organisés à l’échelle globale – qui, minant en profondeur la légalité et la
justice, frappent au cœur la dignité de la personne. Ces organisations offensent gravement
Dieu, nuisent aux frères et lèsent la création, et encore plus lorsqu’elles ont une
connotation religieuse. Je pense au drame déchirant de la drogue sur laquelle
on s’enrichit dans le mépris des lois morales et civiles ; à la dévastation des ressources
naturelles et à pollution en cours ; à la tragédie de l’exploitation dans le travail
; je pense aux trafics illicites d’argent comme à la spéculation financière, qui souvent
prend un caractère prédateur et nocif pour des systèmes économiques et sociaux entiers,
exposant des millions d’hommes et de femmes à la pauvreté ; je pense à la prostitution
qui chaque jour fauche des victimes innocentes, surtout parmi les plus jeunes, leur
volant leur avenir ; je pense à l’abomination du trafic des êtres humains, aux délits
et aux abus contre les mineurs, à l’esclavage qui répand encore son horreur en tant
de parties du monde, à la tragédie souvent pas entendue des migrants sur lesquels
on spécule indignement dans l’illégalité. Jean XXIII a écrit à ce sujet : « Une société
fondée uniquement sur des rapports de force n’aurait rien d’humain : elle comprimerait
nécessairement la liberté des hommes, au lieu d’aider et d’encourager celle-ci à se
développer et à se perfectionner ». Mais l’homme peut se convertir et il ne faut jamais
désespérer de la possibilité de changer de vie. Je voudrais que ce message soit un
message de confiance pour tous, aussi pour ceux qui ont commis des crimes atroces,
parce que Dieu ne veut pas la mort du pêcheur, mais qu’il se convertisse et qu’il
vive (cf. Ez 18, 23). Dans le vaste contexte de la société humaine, en ce qui
concerne le délit et la peine, on pense aussi aux conditions inhumaines de tant de
prisons, où le détenu est souvent réduit à un état sous-humain, sa dignité d’homme
se trouvant violée, étouffé aussi dans son expression et sa volonté de rachat. L’Église
fait beaucoup dans tous ces domaines, et le plus souvent en silence. J’exhorte et
j’encourage à faire toujours plus, dans l’espérance que de telles actions mises en
œuvre par tant d’hommes et de femmes courageux puissent être toujours plus loyalement
et honnêtement soutenues aussi par les pouvoirs civils.
La fraternité aide
à garder et à cultiver la nature
9. La famille humaine a reçu en commun un
don du Créateur : la nature. La vision chrétienne de la création comporte un jugement
positif sur la licéité des interventions sur la nature pour en tirer bénéfice, à condition
d’agir de manière responsable, c'est-à-dire en en reconnaissant la “ grammaire ”qui
est inscrite en elle, et en utilisant sagement les ressources au bénéfice de tous,
respectant la beauté, la finalité et l’utilité de chaque être vivant et de sa fonction
dans l’écosystème. Bref, la nature est à notre disposition, et nous sommes appelés
à l’administrer de manière responsable. Par contre, nous sommes souvent guidés par
l’avidité, par l’orgueil de dominer, de posséder, de manipuler, de tirer profit ;
nous ne gardons pas la nature, nous ne la respectons pas, nous ne la considérons pas
comme un don gratuit dont nous devons prendre soin et mettre au service des frères,
y compris les générations futures. En particulier, le secteur agricole est le
secteur productif premier qui a la vocation vitale de cultiver et de garder les ressources
naturelles pour nourrir l’humanité. A cet égard, la persistance honteuse de la faim
dans le monde m’incite à partager avec vous cette demande : de quelle manière usons-nous
des ressources de la terre ? Les sociétés doivent aujourd’hui réfléchir sur la hiérarchie
des priorités auxquelles on destine la production. En effet, c’est un devoir contraignant
d’utiliser les ressources de la terre de manière à ce que tous soient délivrés de
la faim. Les initiatives et les solutions possibles sont nombreuses et ne se limitent
pas à l’augmentation de la production. Il est bien connu que celle-ci est actuellement
suffisante ; et pourtant il y a des millions de personnes qui souffrent et meurent
de faim, et ceci est un vrai scandale. Il est donc nécessaire de trouver les moyens
pour que tous puissent bénéficier des fruits de la terre, non seulement pour éviter
que s’élargisse l’écart entre celui qui a plus et celui qui doit se contenter des
miettes, mais aussi et surtout en raison d’une exigence de justice, d’équité et de
respect envers tout être humain. En ce sens, je voudrais rappeler à tous cette nécessaire
destination universelle des biens qui est un des principes cardinaux de la doctrine
sociale de l’Église. Respecter ce principe est la condition essentielle pour permettre
un efficace et équitable accès à ces biens essentiels et premiers dont tout homme
a besoin et a droit.
Conclusion
10. La fraternité a besoin d’être découverte,
aimée, expérimentée, annoncée, et témoignée. Mais c’est seulement l’amour donné par
Dieu qui nous permet d’accueillir et de vivre pleinement la fraternité. Le nécessaire
réalisme de la politique et de l’économie ne peut se réduire à une technique privée
d’idéal, qui ignore la dimension transcendante de l’homme. Quand manque cette ouverture
à Dieu, toute activité humaine devient plus pauvre et les personnes sont réduites
à un objet dont on tire profit. C’est seulement si l’on accepte de se déplacer dans
le vaste espace assuré par cette ouverture à Celui qui aime chaque homme et chaque
femme, que la politique et l’économie réussiront à se structurer sur la base d’un
authentique esprit de charité fraternelle et qu’elles pourront être un instrument
efficace de développement humain intégral et de paix.
Nous les chrétiens nous
croyons que dans l’Église nous sommes tous membres les uns des autres, tous réciproquement
nécessaires, parce qu’à chacun de nous a été donnée une grâce à la mesure du don du
Christ, pour l’utilité commune (cf. Ep 4, 7.25 ; 1Co 12, 7). Le Christ est venu dans
le monde pour nous apporter la grâce divine, c'est-à-dire la possibilité de participer
à sa vie. Ceci implique de tisser une relation fraternelle, empreinte de réciprocité,
de pardon, de don total de soi, selon la grandeur et la profondeur de l’amour de Dieu
offert à l’humanité par celui qui, crucifié et ressuscité, attire tout à lui : « Je
vous donne un commandement nouveau : c’est de vous aimer les uns les autres. Comme
je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. Ce qui montrera à tous
les hommes que vous êtes mes disciples, c’est l’amour que vous aurez les uns pour
les autres » (Jn 13, 34-35). C’est cette bonne nouvelle qui réclame de chacun un pas
de plus, un exercice persistant d’empathie, d’écoute de la souffrance et de l’espérance
de l’autre, y compris de celui qui est plus loin de moi, en s’engageant sur le chemin
exigeant de l’amour qui sait se donner et se dépenser gratuitement pour le bien de
tout frère et de toute sœur. Le Christ embrasse tout l’homme et veut qu’aucun
ne se perde. « Dieu a envoyé son fils dans le monde, non pas pour juger le monde,
mais pour que, par lui, le monde soit sauvé » (Jn 3, 17). Il le fait sans opprimer,
sans contraindre personne à lui ouvrir les portes de son cœur et de son esprit. «
Le plus grand d’entre vous doit prendre la place du plus jeune, et celui qui commande,
la place de celui qui sert » – dit Jésus-Christ – « moi je suis au milieu de vous
comme celui qui sert » (Lc 22, 26.27). Toute activité doit être, alors, contresignée
d’une attitude de service des personnes, spécialement celles qui sont les plus lointaines
et les plus inconnues. Le service est l’âme de cette fraternité qui construit la paix. Que
Marie, Mère de Jésus, nous aide à comprendre et à vivre tous les jours la fraternité
qui surgit du cœur de son Fils, pour porter la paix à tout homme sur notre terre bien-aimée.