(RV) Entretien - Singapour est sous le choc. Des émeutes ont opposé dans la
nuit de dimanche à lundi des centaines de travailleurs étrangers à la police, choquant
la cité-Etat à l'image multiethnique normalement très policée. 39 personnes ont été
blessées et des voitures de police brûlées dans les premières violences du genre depuis
1969. A l’époque, des émeutes raciales avaient secoué la ville.
Une enquête
a été lancée aussitôt par la police. Près de 4000 immigrés ont été interrogés et des
dizaines ont été inculpés. La mort d'un immigré écrasé par un bus a déclenché l’émeute
dans le quartier de « Little India ».
Les violences de dimanche révèlent
la face cachée de la riche capitale financière, dont le succès dépend d'une cohorte
de travailleurs étrangers, notamment indiens. Près de 700 000 étrangers détiennent
un permis de travail, dans une ville recensant 5,4 millions de personnes. Retour sur
un climat de xénophobie aux conséquences mal maîtrisées avec Alain Frécon, spécialiste
de Singapour à l’Asia Center, interrogé par Olivier Tosseri
C’était le
calme plat à Singapour parce que c’était tenu d’une main de fer par Lee Kuan Yew et
puis ses successeurs au poste de premier ministre. Et donc, c’est quelque chose de
très nouveau. Cela dit, depuis 2011 et les dernières élections générales, on sent
un changement poindre à l’horizon. Déjà, Lee Kuan yew, le père fondateur de Singapour
est de plus en plus en retrait. L’opposition a eu son meilleur score lors des dernières
élections, justement en 2011. En guise d’illustration de ce changement, il y avait
déjà eu une grève fin 2012 de la part des chauffeurs de bus mais cette fois-ci des
chinois. C’était la première grève depuis 1986. Donc, il y avait déjà un changement
notable. Et puis ensuite, début 2013, donc cette année, on a eu une série de manifestations
au Speakers Corner à Singapour. Et là encore, on avait jamais eu de manifestations
politiques dans la cité-État. C’est quelque chose de tout à fait nouveau. Voir ces
émeutes aujourd’hui, ça s’inscrit justement dans une tendance lourde qui se dessine
depuis peu.
Certains craignent un retour aux années noires à la fin des
années 60 où des émeutes raciales secouaient Singapour. Y-a-t-il un véritable racisme
latent ? Le slogan national de la propagande locale c’est l’harmonie raciale
mais en tout cas, il y a une xénophobie ambiante qui s’explique notamment par la crise
économique. Et c’est ce qui avait justement justifié le retournement électoral, à
savoir le haut score de l’opposition : l’impression pour les Singapouriens qu’ils
se sentent de moins en moins chez eux, qu’il y a de plus en plus de main-d’œuvre étrangère.
Le parti au pouvoir s’explique, il le dit « Si on a pas de travailleurs immigrés,
on aura personne pour construire nos bâtiments, nettoyer nos rues, etc. … » Mais ça,
les Singapouriens ne le comprennent pas. Ils ont grandi, ils ont été éduqués dans
une cité qui a toujours été très sûre, très protégée, très prospère, très propre.
Ils étaient un peu choyés. Et puis là, tout d’un coup, ils sont confrontés à des exigences
économiques dues à la mondialisation et ils sont un peu perturbés dans leur confort.
Le parti avait justement publié un document officiel qui expliquait qu’à l’avenir,
à l’horizon 2030, il y aurait encore une plus grande part d’étrangers à Singapour.
Et c’est ce qui a justement justifié les récentes manifestations, début 2013, en disant
« Mais comment ça ? Rendez Singapour aux Singapouriens ». Il y avait des slogans «
Made in Singapour », etc… Donc, avoir ces émeutes qui arrivent aujourd’hui, c’est
rajouter de l’huile sur le feu parce que ça apporte de l’eau au moulin des discours
xénophobes.
Quelle conséquence politique peut avoir ce climat de xénophobie
et également cette crise économique ? Le parti au pouvoir, lui, explique qu’il
a besoin de ces travailleurs immigrés. Le problème c’est qu’avec de telles émeutes,
la population va dire « vous voyez, la population immigrée, ça nous crée des problèmes
». Ensuite, vous avez les partis d’opposition qui dénoncent ce recours aux travailleurs
étrangers. Mais après, vous en avez de différentes sortes, plus ou moins radicaux.
Et c’est surtout eux qui vont profiter de ces émeutes. Je ne sais pas si effectivement
on va avoir une radicalisation du discours. Ce n’est pas sûr parce que le premier
parti d’opposition est quand même assez lucide, prêt à prendre le pouvoir et essaye
justement d’adopter une approche plus réaliste. Mais après, les vrais partis d’opposition,
purs et durs, je pense notamment au Singapore Democratic Party et autres, eux, pourraient
être plus radicaux. Ce qui est paradoxal parce qu’en même temps qu’il dénonce ce recours
aux travailleurs étrangers, ce sont ceux qui essayent de promouvoir les droits de
l’homme. Les prochaines élections sont prévues pour 2016. A mon avis, le parti au
pouvoir devrait encore perdre des voix. Ça a déjà commencé avec des élections partielles
cette année ou des circonscriptions qui lui était acquise depuis plusieurs décennies
ont été perdues. Donc, ça ne devrait pas aller en s’arrangeant.
Photo
: des passants dans le quartier « Little India » de Singapour