2013-12-11 10:18:27

Immigration : violences inédites à Singapour


(RV) Entretien - Singapour est sous le choc. Des émeutes ont opposé dans la nuit de dimanche à lundi des centaines de travailleurs étrangers à la police, choquant la cité-Etat à l'image multiethnique normalement très policée. 39 personnes ont été blessées et des voitures de police brûlées dans les premières violences du genre depuis 1969. A l’époque, des émeutes raciales avaient secoué la ville.

Une enquête a été lancée aussitôt par la police. Près de 4000 immigrés ont été interrogés et des dizaines ont été inculpés. La mort d'un immigré écrasé par un bus a déclenché l’émeute dans le quartier de « Little India ».

Les violences de dimanche révèlent la face cachée de la riche capitale financière, dont le succès dépend d'une cohorte de travailleurs étrangers, notamment indiens. Près de 700 000 étrangers détiennent un permis de travail, dans une ville recensant 5,4 millions de personnes. Retour sur un climat de xénophobie aux conséquences mal maîtrisées avec Alain Frécon, spécialiste de Singapour à l’Asia Center, interrogé par Olivier Tosseri RealAudioMP3

C’était le calme plat à Singapour parce que c’était tenu d’une main de fer par Lee Kuan Yew et puis ses successeurs au poste de premier ministre. Et donc, c’est quelque chose de très nouveau. Cela dit, depuis 2011 et les dernières élections générales, on sent un changement poindre à l’horizon. Déjà, Lee Kuan yew, le père fondateur de Singapour est de plus en plus en retrait. L’opposition a eu son meilleur score lors des dernières élections, justement en 2011. En guise d’illustration de ce changement, il y avait déjà eu une grève fin 2012 de la part des chauffeurs de bus mais cette fois-ci des chinois. C’était la première grève depuis 1986. Donc, il y avait déjà un changement notable. Et puis ensuite, début 2013, donc cette année, on a eu une série de manifestations au Speakers Corner à Singapour. Et là encore, on avait jamais eu de manifestations politiques dans la cité-État. C’est quelque chose de tout à fait nouveau. Voir ces émeutes aujourd’hui, ça s’inscrit justement dans une tendance lourde qui se dessine depuis peu.

Certains craignent un retour aux années noires à la fin des années 60 où des émeutes raciales secouaient Singapour. Y-a-t-il un véritable racisme latent ?
Le slogan national de la propagande locale c’est l’harmonie raciale mais en tout cas, il y a une xénophobie ambiante qui s’explique notamment par la crise économique. Et c’est ce qui avait justement justifié le retournement électoral, à savoir le haut score de l’opposition : l’impression pour les Singapouriens qu’ils se sentent de moins en moins chez eux, qu’il y a de plus en plus de main-d’œuvre étrangère. Le parti au pouvoir s’explique, il le dit « Si on a pas de travailleurs immigrés, on aura personne pour construire nos bâtiments, nettoyer nos rues, etc. … » Mais ça, les Singapouriens ne le comprennent pas. Ils ont grandi, ils ont été éduqués dans une cité qui a toujours été très sûre, très protégée, très prospère, très propre. Ils étaient un peu choyés. Et puis là, tout d’un coup, ils sont confrontés à des exigences économiques dues à la mondialisation et ils sont un peu perturbés dans leur confort. Le parti avait justement publié un document officiel qui expliquait qu’à l’avenir, à l’horizon 2030, il y aurait encore une plus grande part d’étrangers à Singapour. Et c’est ce qui a justement justifié les récentes manifestations, début 2013, en disant « Mais comment ça ? Rendez Singapour aux Singapouriens ». Il y avait des slogans « Made in Singapour », etc… Donc, avoir ces émeutes qui arrivent aujourd’hui, c’est rajouter de l’huile sur le feu parce que ça apporte de l’eau au moulin des discours xénophobes.

Quelle conséquence politique peut avoir ce climat de xénophobie et également cette crise économique ?
Le parti au pouvoir, lui, explique qu’il a besoin de ces travailleurs immigrés. Le problème c’est qu’avec de telles émeutes, la population va dire « vous voyez, la population immigrée, ça nous crée des problèmes ». Ensuite, vous avez les partis d’opposition qui dénoncent ce recours aux travailleurs étrangers. Mais après, vous en avez de différentes sortes, plus ou moins radicaux. Et c’est surtout eux qui vont profiter de ces émeutes. Je ne sais pas si effectivement on va avoir une radicalisation du discours. Ce n’est pas sûr parce que le premier parti d’opposition est quand même assez lucide, prêt à prendre le pouvoir et essaye justement d’adopter une approche plus réaliste. Mais après, les vrais partis d’opposition, purs et durs, je pense notamment au Singapore Democratic Party et autres, eux, pourraient être plus radicaux. Ce qui est paradoxal parce qu’en même temps qu’il dénonce ce recours aux travailleurs étrangers, ce sont ceux qui essayent de promouvoir les droits de l’homme. Les prochaines élections sont prévues pour 2016. A mon avis, le parti au pouvoir devrait encore perdre des voix. Ça a déjà commencé avec des élections partielles cette année ou des circonscriptions qui lui était acquise depuis plusieurs décennies ont été perdues. Donc, ça ne devrait pas aller en s’arrangeant.



Photo : des passants dans le quartier « Little India » de Singapour







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