Le drame des migrants, le regard de l'archevêque de Tunis
L’assemblée générale de la CERNA, -la conférence épiscopale des régions d’Afrique
du Nord-, s’est tenue à Rome, du 6 au 9 octobre. Pendant ces quelques jours, les évêques
catholiques du Maroc, de Tunisie, Libye, Algérie ou Sahara se sont retrouvés pour
partager ensemble sur les réalités de leurs diocèses, réalités contrastées suivant
les contextes géopolitiques de ces pays.
Parmi les évêques présents, Mgr Ilario
Antoniazzi, archevêque de Tunis depuis 5 mois. La Tunisie, « berceau » des printemps
arabes, vit, souvent dans l’incertitude, les suites du processus révolutionnaire.
Le
pays se trouve être également un couloir d’immigration pour les migrants d’Afrique
subsaharienne, migrants fuyant souvent la guerre, la faim et les violences pour tenter
« le rêve européen ». De grandes espérances qui viennent souvent se fracasser contre
les rivages de l’Europe, comme nous le rappellent avec douleur les tragédies de Lampedusa.
Mgr
Antoniazzi revient, entre autres, sur la tragédie de l’immigration, suite au dernier
naufrage en date près de la petite île italienne, et pointe du doigt la responsabilité
européenne :
Je pense
qu’il y a un double travail à faire: un travail à Lampedusa tout d’abord, recevoir
ces personnes qui arrivent, et qui sont à traiter d’une manière humaine. Je sais que
l’Italie fait beaucoup de choses pour cela. On peut pas lui reprocher plus que cela
à l’Italie, parce que parfois il y en a tellement à Lampedusa, qu’il y a plus de migrants
que d’habitants. Mais peut être l’Europe devrait s’intéresser un peu plus aux pays
du Maghreb, se demander pourquoi ils s’échappent. Moi ça m’a beaucoup plu
l’expression du Pape quand il a dit que c’est une honte ce qui est arrivé à Lampedusa.
Mais le Pape n’a pas dit qui doit avoir honte car il y a des gens qui doivent avoir
honte. Et pas seulement en Afrique maintenant. Parce qu’on a envie de dire « ce sont
les africains avec leurs problèmes, leurs guerres ». Je ne crois pas cela. Peut-être
qu’il y a une responsabilité de l’Afrique mais il y a aussi une responsabilité de
l’Europe. Et je me demande ce qu’elle fait pour ces régions pauvres, pour la guerre,
qu’est-ce qu’elle fait amener la paix, pour faire que les gens ne rêvent pas de vivre
dans un paradis européen qui n’existe pas. L’Europe devrait faire beaucoup plus en
Afrique pour que les guerres cessent, pour que les gens aient plus à manger, pour
apprendre aux gens qui sont là comment vivre, comment travailler. Il y
a la belle image du samaritain dans l’Évangile. Il ne s’est pas contenté de le porter
à l’hôpital et dire « débrouillez-vous ». Non, il a dit « soignez-le et faites tout
ce qui est nécessaire. Quand je reviens, je vais payer. » Voilà c’est ça que devrait
faire l’Europe, soigner l’Afrique !
L’Europe a sa part de responsabilité
mais également les régimes, les régimes africains peut être...
Il
ne faut pas rejeter toute la responsabilité sur les régimes africains. Ce sont des
régimes que parfois on n'accepte pas. Mais quand il s’agit d’aller pour le pétrole,
pour des matières précieuses qui se trouvent dans le sous-sol, l’Europe ne voit pas
les régimes, elle les trouve très bien. Sauf quand il y a des tragédies comme celle
de Lampedusa... Non, il y a une responsabilité commune et ni l’Afrique ni l’Europe
ne doivent y échapper.
Vous êtes donc archevêque de Tunis. Vous
êtes arrivé depuis 5 mois maintenant en plein cœur d’une réalité marquée par les
changements politiques et sociétaux advenus ces derniers temps. Que pouvez-vous nous
dire sur la situation actuelle en Tunisie ?
Vous savez, extérieurement
quand on arrive, on trouve que tout va bien. C’est-à-dire qu’on ne voit pas de personnes
armées dans la rue, il n’y a pas de coups de feu, il n’y a absolument rien. Oui, il
y a des terroristes qui sont venus de l’Algérie et qui ont essayé d’attaquer l’armée.
Il y a eu des gens égorgés. Il y a eu des évènements qui sont vraiment douloureux.
Mais on n’est pas stable. Nous disons tous les jours « aujourd’hui ça va bien, demain
qu’est-ce qui va nous arriver ? On ne sait pas» . Nous n’avons pas de Constitution.
Quand on a pas de Constitution, ça veut dire qu’il n’y a pas de loi. Il n’y a pas
de gouvernement sérieux et stable surtout parce que l’opposition demande qu’il s’en
aille tout le temps. Il y a cette lutte au pouvoir entre le gouvernement et l’opposition.
Jusqu’à présent, on vit dans une belle confusion. Et vivre dans la confusion, vous
savez, ça peut arriver qu’un jour ça éclate quand les gens n’en peuvent plus de vivre
dans la confusion... Confusion qui apporte la pauvreté, qui apporte la peur. Quand
on voit qu’il y a des gens qui disent « ça serait mieux de revenir comme on était
dans le passé, il y avait plus de sureté » ... Mais on ne peut pas revenir en arrière
! Il faut toujours aller de l’avant. Mais actuellement on ne voit pas de futur, un
futur qui soit beau mais surtout à portée de main.
Certains
parlent d’une islamisation de la société tunisienne, qu’est-ce que vous en pensez
?Est-ce que c’est quelque chose que vous avez pu vous-même constater
?
Ça, c’est certain. Au temps de Ben Ali avant la dernière révolution,
la société ne manifestait pas ces signes d’islamisation comme aujourd’hui. Aujourd’hui
on voit par exemple les femmes qui s’habillent comme les frères musulmans. Les hommes
portent la barbe. Ce sont des signes. Et ensuite dans les mosquées, souvent on appelle
les gens à vivre comme dans le passé. On voudrait remettre à nouveau la Sharia comme
la loi du pays. Et les gens, le peuple qui a été habitué à une certaine liberté dans
le passé, ne veut pas revenir comme il était peut-être au temps de la... ou comme
dans d’autres pays islamiques où la loi de la Sharia est appliquée. C’est pour cela
qu’il y a une lutte interne, c’est pour cela qu’il suffit d’une étincelle et tout
risque de brûler. Et ça sera très dur.
Vous pensez que cela risque
d’arriver ?
J’espère que non bien entendu, il faut être toujours
optimiste. Le Pape dit toujours « Ne laissez pas l’espoir mourir ». Et le peuple
tunisien, c’est un peuple qui aime la vie, qui aime vivre. ..Vivre dans un certain
plaisir, dans une certaine facilité, dans une fête. Et je ne crois pas qu’il soit
capable de détruire tout ça, d’entrer dans une autre guerre ou dans une autre révolution
surtout si elle est armée. Mais... il y a un « mais ».