Interview exclusive du pape pour seize revues jésuites dans le monde
Une interview d'une vingtaine de pages est publiée simultanément jeudi dans les revues
jésuites de 16 pays d’Europe et d’Amérique. Du 19 au 29 août dernier une série
de trois entretiens du pape Francois avait été accordée au Père Antonio Spadaro, directeur
de la revue jésuite italienne LaCiviltàCattolica. Généralement
les papes n'accordent pas d'interview à la presse. La démarche du pape François est
donc exceptionnelle, même si ses prédécesseurs Jean Paul II et Benoît XVI ont publié
chacun plusieurs livres d'entretiens. Avec sa manière typique, le pape François revient
dans ce qui ressemble plus à une conversation très personnelle qu'à une interview
sur de nombreux thèmes dans le cheminement d'une pensée qui n'hésite pas à prendre
des chemins de traverses, mais sans jamais dévier de son cap. Le style est simple,
direct, sans aucune fioriture.
« Je sais manœuvrer »
Mais derrière
le ton familier la profondeur de la pensée affleure à chaque détour de phrase, la
pensée d'Ignace de Loyola à Vatican II "Je peux peut-être dire que je suis un peu
rusé (un po’ furbo), je sais manœuvrer (muoversi), mais il est vrai
que je suis aussi un peu ingénu" a déclaré le Pape. Le pape raconte son itinéraire
dans la Compagnie de Jésus et parle avec émotion de ce que signifie pour lui être
un jésuite. Il présente sa manière de gouverner, en insistant sur la consultation,
la réflexion en commun et la collégialité. Il donne sa vision de l’Église. Il insiste
sur l’accueil de toutes les personnes, à commencer par les "blessés sociaux", divorcés
remariés, homosexuels, etc. Il dévoile ses goûts artistiques, littérature, musique,
cinéma et donne sa vision de Dieu et de l’homme. On perçoit à quel point sa démarche
est inspirée par la spiritualité jésuite.
A l'instar de son patron, François
offre aux lecteurs une série de 'fioretti'. Extraits choisis:
L'élection
comme pape Lorsqu’il a pris conscience qu’il risquait d’être élu, le mercredi
13 mars, au moment du déjeuner, il a senti descendre en lui une profonde et inexplicable
paix, une consolation intérieure en même temps qu'un brouillard opaque. Ces sentiments
l’ont accompagné jusqu’à la fin de l’élection. Venant à Rome, j’ai toujours habité
rue de la Scrofa. De là, je visitais souvent l’Eglise de Saint-Louis des Français,
et j’allais contempler le tableau de la vocation de saint Matthieu du Caravage." "Ce
doigt de Jésus... vers Matthieu. C’est comme cela que je suis, moi. C’est ainsi que
je me sens, comme Matthieu."
Pourquoi les jésuites ? "Trois choses
m’ont frappé dans la Compagnie : le caractère missionnaire, la communauté et la discipline.
C'est curieux parce que je suis vraiment indiscipliné de naissance. Mais leur discipline,
la manière d’ordonner le temps m’ont tellement frappé !"
L'élément le plus
significatif de la spiritualité ignatienne "Le discernement. C'est une des
choses qui a le plus travaillé intérieurement saint Ignace. Pour lui, c’est une arme
(instrumento di lotta) pour mieux connaître le Seigneur et le suivre de plus
près. Ce discernement requiert du temps. Nombreux sont ceux qui pensent que les
changements et les réformes peuvent advenir dans un temps bref. Je crois au contraire
qu’il y a toujours besoin de temps pour poser les bases d’un changement vrai et efficace. "Le
jésuite pense toujours, continuellement, en regardant l’horizon vers lequel il doit
aller et en mettant le Christ au centre. C’est sa véritable force. Et cela pousse
la Compagnie à être en recherche, créative, généreuse. Elle doit être contemplative
dans l’action, aujourd’hui plus que jamais ; elle doit vivre une proximité profonde
avec toute l’Eglise, entendue comme le Peuple de Dieu et notre Sainte Mère l’Eglise
hiérarchique.
Le style de gouvernement "C’est ainsi que je me suis
retrouvé provincial très jeune. J’avais 36 ans : une folie (una pazzia) ! Il fallait
affronter des situations difficiles et je prenais mes décisions de manière brusque
et individuelle. Mais je dois ajouter une chose : quand je confie une tâche à une
personne, je me fie totalement à elle ; elle doit vraiment faire une grosse erreur
pour que je la lui retire. Cela étant, les gens se lassent de l’autoritarisme. Ma
manière autoritaire et rapide de prendre des décisions m’a conduit à avoir de sérieux
problèmes et à être accusé d’ultra-conservatisme." "Avec le temps, j’ai appris
beaucoup de choses. Le Seigneur m’a enseigné aussi à travers mes défauts et mes péchés.
C’est ainsi que, comme archevêque de Buenos Aires, je réunissais tous les quinze jours
les six évêques auxiliaires et, plusieurs fois par an, le Conseil presbytéral. Les
questions étaient posées, un espace de discussion était ouvert. Cela m’a beaucoup
aidé à prendre les meilleures décisions. Maintenant j’entends quelques personnes me
dire : “Ne consultez pas trop, décidez.” Au contraire, je crois que la consultation
est essentielle."
La vierge Marie "C’est comme avec Marie : si nous
voulons savoir qui elle est, nous nous adressons aux théologiens ; si nous voulons
savoir comment l’aimer, il faut le demander au peuple. Marie elle-même aima Jésus
avec le coeur du peuple, comme nous le lisons dans le Magnificat. Il ne faut donc
pas penser que la compréhension du sentir avec l’Eglise ne soit référé qu'à sa dimension
hiérarchique."
L'homosexualité "Un jour quelqu’un m’a demandé d’une
manière provocatrice si j’approuvais l’homosexualité. Je lui ai alors répondu avec
une autre question : “Dis-moi : Dieu, quand il regarde une personne homosexuelle,
en approuve-t-il l’existence avec affection ou la repousse-t-il en la condamnant ?”
Il faut toujours considérer la personne. Nous entrons ici dans le mystère de l’homme. La
famille "Dans mon bréviaire, j’ai le testament de ma grand-mère Rosa et je le lis
souvent : pour moi c’est comme une prière. C’est une sainte qui a tant souffert, moralement
aussi, et elle est toujours allée de l’avant avec courage."
Les femmes dans
l'Eglise "Il est nécessaire d’agrandir les espaces pour une présence féminine
plus incisive dans l’Eglise. Je crains la solution du “machisme en jupe” car la femme
a une structure différente de l’homme. Les discours que j’entends sur le rôle des
femmes sont souvent inspirés par une idéologie machiste. Les femmes soulèvent des
questions que l’on doit affronter. L’Eglise ne peut pas être elle-même sans les femmes
et le rôle qu’elles jouent. La femme lui est indispensable."
La prière "La
prière est toujours pour moi une prière “mémorieuse” (memoriosa), pleine de
mémoire, de souvenirs, la mémoire de mon histoire ou de ce que le Seigneur a fait
dans son Eglise ou dans une paroisse particulière."