Pourquoi la crise égyptienne est-elle si difficile à appréhender ?
Comprendre au mieux toutes les subtilités de la situation politique, sociale, religieuse,
vécue par l'Egypte depuis plusieurs mois, dans le sillage des révolutions arabes,
tel est l'objectif de nombreux observateurs, journalistes, analystes. Quels sont les
camps en présence, les acteurs en lice, visibles ou de l'ombre, les enjeux géopolitiques.
Olivier Bonnel nous propose sa lecture des évènements.
Une polarisation
extrême du conflit.
Personne n’est aveugle : ce qui se joue en ce moment
est un affrontement impitoyable entre deux camps, celui du pouvoir militaire et celui
des Frères musulmans. Le conflit couvait depuis longtemps mais a explosé au grand
jour le 3 juillet, lors de la destitution de Mohamed Morsi. Depuis le renversement
du président islamiste, et surtout l’offensive contre les sit-ins de ses partisans
au Caire, on est monté d'un cran dans la guerre psychologique, relayée par les médias.
L’affaire est entendue : l’armée lutte contre le terrorisme, les Frères musulmans
dénoncent un coup d’état et une dictature militaire. Cette polarisation a pour conséquence
principale de complexifier la tâche des journalistes et laisse peu de place à une
analyse impartiale et une lecture dépassionnée des évènements. Plusieurs journalistes
occidentaux ont par ailleurs été pris à parties, sommés d’expliquer dans « quel camp
» il se rangeaient.
« Ce climat délétère nous a notamment empêchés de rencontrer
un responsable du mouvement d’opposition "Third Square", un groupe à la fois anti-islamiste
et anti-armée. » raconte l’envoyé spécial de France 24 au Caire. Une chose frappante
est aussi la disparition médiatique du camp des libéraux qui pourtant ont porté la
révolution anti-Moubarak, mais aussi accéléré la chute de Morsi. La plupart se sont
rangés du côté de l’armée, dont ils craignaient pourtant, il y a peu, la mainmise
sur le pays. Ces voix, suite à la démission de Mohamed El Baradei, sont presque inaudibles
pour le moment. Dans les médias occidentaux en tout cas.
L’incompréhension
avec l’Occident
Ces médias justement, pour qui n’est pas arabophone, sont
l’unique vecteur de la scène politique égyptienne actuelle chez les occidentaux. Et
la difficulté d’appréhender la crise égyptienne tient aussi à celle de déchiffrer
cet Orient compliqué. Le fossé s’accroit quand la communauté internationale prend
position sur le dossier égyptien. La position des Etats-Unis, qui ont condamné la
répression contre les Frères, ou la demande de Catherine Ashton de libérer Mohamed
Morsi, ont passablement été comprises sur les rives du Nil. Dans cette épisode de
crise, le sentiment national, au-delà des clivages religieux, est très fort en Egypte
et semble mal compris par les chancelleries occidentales. « Il y a toutes sortes de
biais idéologiques qui rendent la communication entre Égyptiens non islamistes et
"occidentaux" compliqués voire impossible » souligne Tewfik Aclimandos, chercheur
au collège de France et spécialiste de la vie politique égyptienne, mettant en avant
ces incompréhensions, liées à la culture politique des pays.
Pour ne pas faciliter
les choses, les Égyptiens dénoncent sans ambages une vision occidentale biaisée du
conflit avec les Frères musulmans , et rejettent farouchement toute ingérence étrangère.
Un discours résumé le 18 août par le patriarche d’Alexandrie des coptes catholiques,
Mgr Ibrahim Isaac Sidrak : « Nous condamnons les medias qui propagent des mensonges
et contrefont la vérité dans le but d’induire en erreur l’opinion générale mondiale
», disait-il, exhortant les responsables étrangers à comprendre authentiquement et
à accorder leur confiance au fait que ce qui se passe actuellement en Egypte n'est
pas une lutte politique entre des factions rivales mais une lutte de tous les égyptiens
contre le terrorisme.
La difficile situation des chrétiens locaux
Ces
chrétiens d’Egypte nous interrogent justement sur le juste regard à poser sur leur
pays. Là aussi il y a un malentendu lorsqu’ on regarde la situation des chrétiens
d’Egypte, depuis Paris, New York ou Rome. Les coptes ont été la première cible de
la répression des islamistes, leurs églises, écoles et commerces ont été mis à feu
dans tout le pays. Si, sur les réseaux sociaux les réactions de colère et de crainte
n’ont pas tardé -au-delà même de la communauté chrétienne d’ailleurs - , ces violences
ont été timidement condamnées par une communauté internationale qui a semblée hébétée
devant le cycle « offensive-représailles » alors en cours. Car dans le même temps,
les chrétiens d’Egypte se sont ouvertement rangés derrière l’armée, garante selon
eux, de l’unité nationale.
Un discours qui provoque parfois l’embarras chez
leurs coreligionnaires étrangers et jusqu’ au Vatican. Le cardinal Sandri, préfet
de la Congrégation pour les Églises orientales a dénoncé la violence et appelé à la
réconciliation, tout en renvoyant dos à dos la violence terroriste et la répression
militaire. Une ligne résolument prudente et qu’on imagine non sans mal dictée par
le précédent syrien : plusieurs évêques d’Orient, on le sait, ont appelé à ne pas
soutenir et armer la rébellion contre le régime de Damas, par crainte que le pays
ne sombre dans le chaos. Difficile, dans ces temps troublés de faire entendre la voix
de ces communautés enracinées dans une histoire qui nous dépasse et nous rejoint à
la fois. Comme le résume Jean-Pierre Denis, directeur de la rédaction de La Vie :
« Il serait temps d’écouter les chrétiens d’Égypte et ceux des autres pays de la région.
Pour eux, l’horizon n’est pas celui de notre démocratie. Leur seul vrai rêve : le
retour à la paix civile et le droit de vivre leur vie». Avec ses inconnues, la crise
égyptienne nous rappelle qu’il ne faut jamais jurer de rien et accepter parfois de
changer de lunettes.
(Photo: une journaliste égyptienne photographie des
soldats salafistes)