Texte inédit du Pape : le Concile Vatican II à travers les yeux du jeune théologien
Joseph Ratzinger
A l’occasion du cinquantenaire de l’ouverture de Vatican II, L’Osservatore Romano
publie un numéro spécial, en anglais, espagnol et italien sur l’histoire de ce concile
oecuménique.
Le récit, qui se fonde sur les chroniques de l’époque, propose
des points de détail inédits ou peu connus, des photographies, des textes des papes
ayant présidé les assises conciliaires ou les ayant vécu, tel le jeune théologien
Joseph Ratzinger, qui en fut expert.
"Ce fut impressionnant de voir entrer
les évêques provenant du monde entier"
Le cahier s’ouvre par un texte que
Benoît XVI a composé l’été dernier pour la prochaine publication par les Editions
Herder de ses écrits conciliaires, dans une édition supervisée par Mgr Gerhard Ludwig
Müller, nouveau préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi.
Ce texte
inédit paraîtra en allemand dans l’édition du journal du 11 octobre. Voici sa traduction
française :
"Benoît XVI raconte
Préface
"Ce fut une journée splendide
lorsque, le 11 octobre 1962, avec l'entrée solennelle de plus de deux mille Pères
conciliaires dans la basilique Saint-Pierre à Rome, s’ouvrit le Concile Vatican II.
En 1931, Pie XI avait dédié ce jour à la fête de la Divine Maternité de Marie, en
mémoire du fait que mille cinq cents ans auparavant, en 431, le Concile d’Ephèse avait
solennellement reconnu à Marie ce titre, pour exprimer ainsi l’union indissoluble
de Dieu et de l’homme dans le Christ. Le Pape Jean XXIII avait fixé ce jour pour le
début du Concile, afin de confier la grande assemblée ecclésiale, qu’il avait convoquée,
à la bonté maternelle de Marie, et enraciner fermement le travail du Concile dans
le mystère de Jésus Christ. Ce fut impressionnant de voir entrer les évêques provenant
du monde entier, de tous les peuples et races: une image de l’Eglise de Jésus Christ
qui embrasse le monde entier, dans laquelle les peuples de la terre se savent unis
dans sa paix.
"Ce fut un temps d’attente extraordinaire. De grandes choses
allaient se passer. Les conciles précédents avaient presque toujours été convoqués
pour une question concrète à laquelle ils devaient répondre. Cette fois-ci il n’y
avait pas un problème particulier à résoudre. Mais précisément pour cela flottait
dans l’air un sentiment d’attente générale: le christianisme, qui avait édifié et
façonné le monde occidental, semblait perdre toujours plus sa force efficace. Il
apparaissait fatigué et il semblait que l’avenir était déterminé par d’autres pouvoirs
spirituels. La perception de cette perte du présent de la part du christianisme et
de la tâche qui en découlait était bien résumée dans le terme « mise à jour ». Le
christianisme devait être dans le présent pour pouvoir donner forme à l’avenir. Afin
qu’il puisse devenir à nouveau une force qui modèle l’avenir, Jean XXIII avait convoqué
le Concile sans lui indiquer de problèmes concrets ou de programmes. Ce fut cela la
grandeur et en même temps la difficulté de la tâche qui se présentait à l’assemblée
ecclésiale.
"Les épiscopats particuliers s’approchèrent sans aucun doute du
grand événement avec des idées différentes. Certains y arrivèrent davantage dans une
attitude d’attente à l’égard d’un programme qui devait être développé. Ce fut l’épiscopat
du centre de l’Europe– Belgique, France et Allemagne – à avoir les idées les plus
arrêtées. Dans le détail, l’accent était assurément placé sur des aspects différents;
toutefois il existait certaines priorités communes. Un thème fondamental était l'ecclésiologie,
qui devait être approfondie du point de vue de l’histoire du salut, trinitaire et
sacramentelle; à cela s’ajoutait l’exigence de compléter la doctrine du primat du
Concile Vatican I à travers une réévaluation du ministère épiscopal. Un thème important
pour les épiscopats du centre de l'Europe était le renouveau liturgique, que Pie XII
avait déjà commencé à réaliser. Un autre accent central, en particulier pour l'épiscopat
allemand, était mis sur l'œcuménisme: supporter ensemble la persécution de la part
du nazisme avait beaucoup rapproché les chrétiens protestants et catholiques; maintenant
cela devait être compris et mis en avant aussi au niveau de toute l’Eglise. A cela
s’ajoutait le cycle thématique Révélation-Ecriture - Tradition - Magistère. Chez les
français fut toujours plus mis en première ligne le thème du rapport entre l’Eglise
et le monde moderne, à savoir le travail sur ce que l’on appelait le « Schema XIII
», qui a ensuite donné naissance à la Constitution pastorale sur l’Eglise dans le
monde de ce temps. Ici on touchait le point de la véritable attente du Concile. L’Eglise,
qui à l’époque baroque avait encore, d’une certaine manière, modelé le monde, à partir
du XIXème siècle était entrée d’une façon toujours plus évidente dans une relation
négative avec l'époque moderne, qui ne commença vraiment qu’à ce ce moment-là. Les
choses devaient-elles demeurer ainsi? L’Eglise ne pouvait-elle accomplir un pas positif
dans les temps nouveaux? Derrière la vague expression « monde d’aujourd’hui » se trouve
la question du rapport avec l'époque moderne. Pour l’éclaircir il aurait été nécessaire
de mieux définir ce qui était essentiel et constitutif de l'époque moderne. On n’y
est pas parvenu dans le « Schéma XIII ». Même si la Constitution pastorale exprime
beaucoup de choses importantes pour la compréhension du « monde » et apporte d’importantes
contributions sur la question de l’éthique chrétienne, sur ce point elle n’a pas réussi
à offrir un éclaircissement substantiel.
"De manière inattendue, on ne trouve
pas la rencontre avec les grands thèmes de l'époque moderne dans la grande Constitution
pastorale, mais bien dans deux documents mineurs, dont l'importance est apparue seulement
peu à peu, avec la réception du Concile. Il s'agit tout d'abord de la Déclaration
sur la liberté religieuse, demandée et préparée avec une grande sollicitude en particulier
par l'épiscopat américain. La doctrine de la tolérance, telle qu'elle avait été élaborée
en détail par Pie XII, n'apparaissait plus suffisante face à l'évolution de la pensée
philosophique et de la manière de concevoir l'Etat moderne. Il s'agissait de la liberté
de choisir et de pratiquer la religion, ainsi que de la liberté d’en changer, en tant
que droits fondamentaux de la liberté de l'homme. Pour des raisons très profondes,
une telle conception ne pouvait pas être étrangère à la foi chrétienne, qui était
entrée dans le monde en demandant que l'Etat ne puisse pas décider de la vérité et
ne puisse exiger aucun type de culte. La foi chrétienne revendiquait la liberté de
la conviction religieuse et de sa pratique dans le culte, sans pour autant violer
le droit de l'Etat dans sa propre organisation: les chrétiens priaient pour l'empereur,
mais ils ne l'adoraient pas. De ce point de vue, on peut affirmer que le christianisme,
avec sa naissance, a apporté dans le monde le principe de la liberté de religion.
Toutefois, l'interprétation de ce droit à la liberté dans le contexte de la pensée
moderne était encore difficile, car il pouvait sembler que la version moderne de la
liberté de religion présupposait l'inaccessibilité de la vérité pour l'homme et qu'elle
déplaçait donc la religion fondamentalement dans le domaine de la subjectivité. Il
a certainement été providentiel que, treize années après la conclusion du Concile,
le Pape Jean-Paul II soit venu d'un pays dans lequel la liberté religieuse était contestée
par le marxisme, c'est-à-dire dans lequel régnait une forme particulière de philosophie
d'Etat moderne. Le Pape provenait d'une situation qui ressemblait par certains côtés
à celle de l'Eglise antique, si bien que devint à nouveau visible le rapport intime
entre la foi et le thème de la liberté, en particulier la liberté de religion et de
culte. "Le deuxième document qui se serait ensuite révélé important pour la rencontre
de l'Eglise avec l'époque moderne est né presque par hasard et s'est développé en
plusieurs étapes. Je fais référence à la déclaration Nostra aetate sur les relations
de l'Eglise avec les religions non chrétiennes. Au début, l'intention était de préparer
une déclaration sur les relations entre l'Eglise et le judaïsme, un texte devenu intrinsèquement
nécessaire après les horreurs de la shoah. Les Pères conciliaire des pays arabes
ne s'opposèrent pas à un tel texte, mais ils expliquèrent que si l'on voulait parler
du judaïsme, alors il fallait aussi prononcer quelques mots sur l'islam. Nous n'avons
compris que peu à peu en occident à quel point ils avaient raison à cet égard. Enfin,
l'intuition se développa qu'il était juste de parler également de deux autres grandes
religions – l'hindouisme et le bouddhisme – ainsi que du thème de la religion en général.
A cela s'ajouta ensuite spontanément une brève instruction relative au dialogue et
à la collaboration avec les religions dont les valeurs spirituelles, morales et socio-culturelles
devaient être reconnues, conservées et promues (cf. n. 2). Ainsi, dans un document
précis et extraordinairement riche, fut abordé pour la première fois un thème dont
l'importance à l'époque n'était pas encore prévisible. La tâche que celui-ci implique,
les efforts qu'il faut encore accomplir pour distinguer, éclaircir et comprendre,
apparaissent toujours plus évidents. Au cours du processus de réception active est
peu à peu apparue également une faille dans ce texte, qui est en soi extraordinaire:
celui-ci parle de la religion uniquement de manière positive et ignore les formes
malades et déviées de religion, qui du point de vue historique et théologique ont
une vaste portée; c'est pourquoi, dès le début, la foi chrétienne a été très critique,
que ce soit vers l'intérieur ou vers l'extérieur, à l'égard de la religion.
"Si
au début du Concile avaient prévalu les épiscopats du centre de l’Europe avec leurs
théologiens, au cours des étapes conciliaires, le domaine de travail et de responsabilité
commune s’est étendu toujours plus. Les évêques se reconnaissaient comme des apprentis
à l’école de l’Esprit Saint et à l’école de la collaboration réciproque, mais précisément
de cette façon, ils se reconnaissaient comme des serviteurs de la Parole de Dieu qui
vivent et œuvrent dans la foi. Les Pères conciliaires ne pouvaient pas et ne voulaient
pas créer une Eglise nouvelle, différente. Ils n’avaient ni le mandat, ni la charge
de le faire. Ils étaient Pères du Concile avec une voix et un droit de décision uniquement
en tant qu’évêques, c’est-à-dire en vertu du sacrement et dans l’Eglise sacramentelle.
C’est pourquoi ils ne pouvaient pas et ne voulaient pas créer une foi différente ou
une Eglise nouvelle, mais les comprendre toutes deux de façon plus profonde et donc
véritablement les « renouveler ». C’est pourquoi une herméneutique de la rupture est
absurde, contraire à l’esprit et à la volonté des Pères conciliaires.
"Avec
le cardinal Frings, j’ai eu un « père » qui a vécu de façon exemplaire cet esprit
du Concile. C’était un homme d’une profonde ouverture et grandeur, mais il savait
aussi que seule la foi conduit à sortir au grand jour, vers cet ample horizon qui
demeure étranger à l’esprit positiviste. C’est cette foi qu’il voulait servir avec
le mandat reçu à travers le sacrement de l’ordination épiscopale. Je ne peux que lui
être toujours reconnaissant de m’avoir emmené – moi qui étais le professeur le plus
jeune de la Faculté de théologie catholique de l’université de Bonn – comme son consultant
à la grande assemblée de l’Eglise, me permettant d’être présent dans cette école
et de parcourir de l’intérieur le chemin du Concile. Dans cet ouvrage sont rassemblés
les divers écrits par lesquels, dans cette école, j’ai demandé la parole. Il s’agit
de demandes de prise de parole tout à fait fragmentaires et qui laissent transparaître
également le processus d’apprentissage que le Concile et sa réception ont signifié
et signifient encore pour moi. Je forme le vœu que ces multiples contributions, avec
toutes leurs limites, puissent toutefois aider dans l’ensemble à mieux comprendre
le Concile et à le traduire dans une vie ecclésiale juste. Je remercie de tout cœur
Mgr Gerhard Ludwig Müller, ainsi que les collaborateurs de l’Institut Papst Benedikt
XVI pour l’engagement extraordinaire dont ils ont fait preuve pour réaliser cet ouvrage.
Castel Gandolfo, en la fête du saint évêque Eusèbe de Vercelli
2 août 2012
Benoît
XVI"
(Photo : Jospeph Ratzinger avec le cardinal Josef Frings, archevêque
de Cologne, pour qui le jeune théologien est consultant à l'occasion du Concile Vatican
II)