Messe pour la France en la basilique Saint-Pierre de Rome
Une messe solennelle pour la France a été célébrée, ce lundi 30 mai, à l’autel de
Sainte Pétronille, en la basilique Saint-Pierre de Rome. La concélébration a été présidée
par le cardinal Jean-Pierre Ricard, archevêque de Bordeaux et vice président du Conseil
des Conférences épiscopales d’Europe. En présence de l’Ambassadeur de France près
le Saint-Siège, Stanislas de Laboulaye et de plusieurs membres de la Curie romaine
et du corps diplomatique, le cardinal Ricard s’est félicité des bons rapports entre
la France et le Saint-Siège et des convergences en matière de combat pour la liberté
religieuse, la solidarité entre les peuples et la paix dans le monde. Son homélie
était axée sur le thème de la fraternité, « une valeur à revisiter ».
*******
Texte
intégral de l’homélie du cardinal Ricard pour la fête de Sainte Pétronille
Eminences,
Excellences Chers frères et sœurs en Christ,
L’apôtre Pierre demande aux
disciples du Christ d’être toujours prêts à s’expliquer devant tous ceux qui leur
demandent de rendre compte de l’espérance qui est en eux. Cette invitation est plus
actuelle aujourd’hui que jamais. Nous vivons en Europe, et plus particulièrement en
France, dans des sociétés qui s’interrogent sur les valeurs qui peuvent fonder un
consensus social : quelle éthique pour promouvoir la recherche du bien commun quand
s’affrontent tant d’intérêts personnels ou catégoriels ? Le défi est sérieux, car
la crise de transmission que nos sociétés occidentales ont traversée depuis quelques
décennies a fragilisé la référence à des valeurs humanistes communes. Celles-ci ont
vu leur contenu symbolique s’affaiblir, s’amenuiser, être relativisé. En un mot, celui-ci
s’est démonétisé. Prenons par exemple la notion de « fraternité » qui fait partie
de notre devise républicaine : liberté, égalité, fraternité. La fraternité n’est pas
l’amitié. On choisit ses amis. On reçoit ses frères et sœurs, on ne les choisit pas.
Ils nous sont donnés. Or, quelle fraternité dans une civilisation qui privilégie l’individu,
sa recherche d’épanouissement personnel, ses intérêts et ses choix ? N’est-on pas
largement, en effet, dans une société de réseaux où on choisit ses amitiés et ses
solidarités en fonction de ses affinités et de sa sensibilité ?
La valeur
de « fraternité » apparaît à beaucoup de nos contemporains, et à des jeunes en particulier,
comme un concept abstrait, vague, peu mobilisant, souvent démenti par la dureté des
rapports économiques ou sociaux. Or, je crois qu’il est important de revisiter nos
valeurs fondatrices, comme celle de la fraternité, et de les lester d’un contenu mobilisant.
C’est vital aujourd’hui pour nos responsabilités éducatives. Et c’est là que les traditions
spirituelles peuvent apporter leur contribution et offrir à tous une aide précieuse.
Comme chrétiens, nous avons à témoigner de la foi et de l’espérance dont nous sommes
porteurs. Nous avons à partager notre expérience de la fraternité.
Les papes
successifs, de Paul VI à Benoît XVI, ont fait remarquer que les valeurs républicaines
de liberté, d’égalité et de fraternité avaient des racines évangéliques. Et de fait,
la notion de fraternité est au cœur même de l’expérience chrétienne. Celle-ci, en
effet, lui donne son fondement et sa dynamique.
La fraternité renvoie toujours
à la parentalité. Les hommes ne sont pas frères simplement parce qu’ils sont tous
dotés de raison et de liberté mais parce qu’ils sont les enfants d’un même Père. Le
fondement de la fraternité est l’amour trinitaire. Tous les hommes sont aimés par
le Père et créés dans le Fils à son image. Ils sont tous rachetés par le Christ et
visités par l’Esprit. Saint Paul écrira aux Galates : « Fils, vous l’êtes bien : Dieu
a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie : Abba – Père ! Tu n’es donc
plus esclave, mais fils ; et, comme fils, tu es aussi héritier : c’est l’œuvre de
Dieu » (Gal. 4, 6-7). Tous les hommes ont égale dignité : ils sont tous fils de Dieu.
Mais il y a plus : on ne peut aimer Dieu comme un Père si on n’aime pas les autres,
qui nous sont donnés par lui, comme des frères. Saint Jean nous le rappelle : « Si
quelqu’un dit : j’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. En effet,
celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas
» (1 Jn 4, 20).
La foi chrétienne vient également donner à la fraternité sa
dynamique. Elle en a une approche tout à la fois mystique et profondément réaliste.
Dans une approche chrétienne, en effet, la fraternité n’est pas un principe abstrait.
Elle n’est pas une qualité des relations entre les hommes qu’on pourrait présupposer
facilement. Elle est de l’ordre de la volonté personnelle, de la conversion, de l’engagement
et même du combat. Dans son article sur la « Fraternité », dans le Dictionnaire de
Spiritualité, celui qui était alors le théologien Joseph Ratzinger écrivait : « Dans
son ensemble, la littérature néo-testamentaire et patristique ne conçoit jamais la
fraternité universelle comme une donnée statique et naturelle. De même qu’être homme
n’est pas simplement une donnée qui échoit toute faite à l’individu sans qu’il ait
à devenir ce qu’il doit être, un homme, en vertu d’un impératif constamment renouvelé,
ainsi en est-il de la fraternité : c’est un ordre, une mission qui attend sa réalisation
» (1964, col. 1157).
Reconnaissons que la dynamique première de l’homme n’est
pas immédiatement celle de l’accueil de l’autre et du don à l’autre. Elle est celle
de l’accaparement, de la jalousie et de la rivalité mimétique. Le philosophe René
Girard a sur le sujet des pages particulièrement éclairantes. On dit parfois que
nous sommes riches de nos différences. En réalité, le plus souvent, les différences
de l’autre me déstabilisent et m’agressent. Ceci est vrai de la relation entre les
personnes, comme de la relation entre les groupes humains et entre les pays. Pour
vivre vraiment la fraternité, il nous faut sans cesse passer de la logique de la chair,
au sens paulinien du terme, à la logique de l’esprit, de Babel à Pentecôte. Il nous
faut, en fait, devenir les prochains de nos frères, de tous nos frères, quels qu’ils
soient. Et vous le savez, être le prochain dans l’Evangile, c’est devenir proche de
l’autre, quitte à devoir franchir comme le Samaritain de la parabole, bien des distances
géographiques, affectives, culturelles, sociales ou politiques. La fraternité désinstalle,
bouleverse les préjugés et les a priori. Cette fraternité selon le Christ n’a pas
de frontière. Elle se vit à l’égard de tout homme, quelles que soient sa race, sa
nation, son origine sociale ou sa religion. Elle implique : « une nécessaire attention
à tous les frères, notamment les plus petits, les plus fragiles, depuis la conception
jusqu’à la mort naturelle » (Jean-Paul II : Lettre à Mgr D-L Marchand – 1999). Avouons
qu’une telle fraternité est un défi à une époque où dans le monde les conflits ethniques
s’exacerbent, les frontières se ferment, le populisme a le vent en poupe et où la
solitude est déclarée grande cause nationale. On comprend que le pape Benoît XVI puisse
au contraire inviter les jeunes à entrer résolument dans une pratique de la fraternité.
S’adressant à eux lors de la récente veillée organisée dans le cadre de la rencontre
du « Parvis des Gentils » à Paris, il leur disait : « La première des attitudes
à avoir ou des actions que vous pouvez faire ensemble est de respecter, aider et aimer
tout être humain, parce qu’il est créature de Dieu et d’une certaine manière la route
qui mène à Lui. En poursuivant ce que vous vivez ce soir, contribuez à faire tomber
les barrières de la peur de l’autre, de l’étranger, de celui qui ne vous ressemble
pas, peur qui naît souvent de l’ignorance mutuelle, du scepticisme ou de l’indifférence.
Devenez attentifs à resserrer les liens avec tous les jeunes sans distinction, c’est-à-dire
en n’oubliant pas ceux qui vivent dans la pauvreté ou la solitude, ceux qui souffrent
du chômage, traversent la maladie ou se sentent en marge de la société. »
Oui,
la fraternité est un engagement, une conversion et un combat. On comprend que dans
l’expérience chrétienne on puisse la mettre en relation avec le baptême et la nouveauté
radicale de la vie chrétienne. L’amour que l’Esprit Saint répand dans nos cœurs rend
possible cet amour fraternel. Il lui fait porter du fruit, ce fruit que l’apôtre Paul
décrit dans l’épître aux Galates : « Mais voici le fruit de l’Esprit : amour, joie,
paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi » et Paul ajoute
: « Si nous vivons par l’Esprit, marchons aussi sous l’impulsion de l’Esprit » (Gal.
5, 22-23 et 25). Avec le Christ s’instaurent ces nouvelles relations qui se vivent
entre les membres de la communauté chrétienne : communion dans la foi et la prière,
partage du même pain eucharistique, soutien fraternel et solidarité dans le partage
des biens. La description que le livre des Actes des Apôtres (cf. Ac 2, 42-47) donne
de la première communauté chrétienne restera tout au long de l’histoire de l’Eglise
une source d’inspiration particulièrement féconde pour tous ceux qui voudront donner
un visage communautaire à la fraternité.
Mais c’est dans l’Eucharistie que
se trouve la dynamique la plus puissante de la vie fraternelle. En nous unissant au
sacrifice du Christ, en communiant avec lui par une vie donnée, par une vie livrée,
nous sommes unis les uns aux autres. Partageant le même pain eucharistique, nous devenons
les membres du corps ecclésial du Seigneur. Celui-ci nous fait frères les uns des
autres, chargés d’annoncer à l’humanité que la fraternité est possible et que, déjà,
elle se donne à voir.
Que cette eucharistie que nous célébrons ce matin façonne
en nous ce cœur vraiment fraternel et fasse de chacun de nous un artisan résolu de
fraternité envers tous. Amen.
† Jean-Pierre cardinal RICARD
Archevêque de Bordeaux Evêque de Bazas