Homélie de l'office de la Passion présidé par le Pape
P. Raniero Cantalamessa, ofmcap.
« VRAIMENT, CELUI-CI ETAIT FILS DE DIEU !
»
Prédication du Vendredi Saint 2011 en la basilique Saint-Pierre Dans
sa Passion – écrit saint Paul à Timothée – le Christ Jésus « a rendu son beau témoignage
» (1 Tm 6, 13). On se demande : témoignage de quoi ? Pas de la vérité de sa vie et
de sa cause. Beaucoup sont morts, et meurent encore aujourd’hui, pour une mauvaise
cause, pensant qu’elle est juste. La résurrection elle, oui, rend témoignage de la
vérité du Christ : « Dieu a offert à tous une garantie sur Jésus, en le ressuscitant
des morts », dira l’apôtre à l’Aréopage d’Athènes (Ac 17, 31). La mort ne témoigne
pas de la vérité, mais de l’amour du Christ. Ou plutôt, elle constitue la preuve suprême
de cet amour : « Nul n’a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis
» (Jn 15, 13). On pourrait objecter qu’il existe un amour plus grand que donner sa
vie pour ses amis, et c’est donner sa vie pour ses ennemis. C’est justement ce que
Jésus a fait : « Le Christ est mort pour des impies, écrit l’apôtre dans l’Epître
aux Romains. A peine, en effet, voudrait-on mourir pour un homme juste ; pour un homme
de bien, oui, peut-être osera-t-on mourir ; mais la preuve que Dieu nous aime, c’est
que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous » (Rm 5,
6-8). « Il nous a aimés alors que nous étions ses ennemis, pour faire de nous ses
amis ». Une certaine « théologie de la croix » unilatérale peut nous faire oublier
l’essentiel. La croix n’est pas seulement jugement de Dieu sur le monde, réfutation
de sa sagesse et révélation de son péché. Elle n’est pas le NON de Dieu au monde,
mais son ‘OUI’ d’amour : « L’injustice, le mal comme réalité – écrit le Saint-Père
dans son dernier livre sur Jésus –, ne peut pas être simplement ignoré, ne peut être
laissé là. Il doit être éliminé, vaincu. C'est là seulement la vraie miséricorde.
Et puisque les hommes n'en sont pas capables, Dieu lui-même s'en charge maintenant
– c'est là la bonté 'inconditionnelle' de Dieu ». * * * Mais comment avoir
le courage de parler de l’amour de Dieu, alors que se déroulent sous nos yeux tant
de tragédies humaines, comme la catastrophe qui s’est abattue sur le Japon, ou les
hécatombes en mer des dernières semaines? Ne pas en parler du tout ? Mais garder totalement
le silence serait trahir la foi et ignorer le sens du mystère que nous célébrons. Il
y a une vérité qui doit être proclamée haut et fort le Vendredi Saint. Celui que nous
contemplons sur la croix est Dieu « en personne ». Il est aussi l’homme Jésus de Nazareth,
oui, mais celui-ci et le Fils du Père éternel ne sont qu’une seule et même personne.
Tant qu’on ne reconnaîtra pas et qu’on ne prendra pas au sérieux le dogme de foi fondamental
des chrétiens – la première définition dogmatique formulée à Nicée – à savoir que
Jésus-Christ est le Fils de Dieu, Dieu lui-même, de même nature que le Père, la souffrance
humaine restera sans réponse. On ne peut pas dire que « la demande de Job est
restée sans réponse », ni que la foi chrétienne ne donne pas de réponse par rapport
à la souffrance humaine, si au départ on refuse la réponse que celle-ci dit avoir.
Que faire pour garantir à quelqu’un qu’une certaine boisson ne contient pas de poison
? La boire avant lui, devant lui ! C’est ce que Dieu a fait avec les hommes. Il a
bu le calice amer de la passion. La souffrance humaine ne peut donc pas être empoisonnée,
ne peut être seulement négativité, perte, absurdité, si Dieu lui-même a choisi de
la goûter. Au fond du calice, il doit y avoir une perle. Le nom de la perle, nous
le connaissons : résurrection ! « J’estime en effet que les souffrances du temps présent
ne sont pas à comparer à la gloire qui doit se révéler en nous » (Rm 8, 18), et encore
« Il essuiera toute larme de leurs yeux : de mort, il n’y en aura plus ; de pleur,
de cri et de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé » (Ap 21,
4).
Si la course pour la vie devait finir ici-bas, il y aurait vraiment de
quoi désespérer à la pensée des millions et peut-être des milliards d’êtres humains
qui partent avec un tel désavantage, cloués au point de départ par la pauvreté et
le sous-développement, sans pouvoir même participer à la compétition. Mais il n’en
est pas ainsi. La mort non seulement annule les différences, mais les renverse. «
Or il advint que le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d’Abraham.
Le riche aussi mourut et on l’ensevelit, dans l’Hadès » (cf. Lc 16, 22-23). On ne
peut pas appliquer de façon simpliste ce schéma à la réalité sociale, mais il est
là pour nous avertir que la foi en la résurrection ne laisse personne dans la tranquillité
de sa vie. Il nous rappelle que la formule « vivre et laisser vivre » ne doit jamais
se transformer en « vivre et laisser mourir ». La réponse de la Croix n’est pas
seulement pour nous chrétiens, elle est pour tous, car le Fils de Dieu est mort pour
tous. Il y a dans le mystère de la rédemption un aspect objectif et un aspect subjectif
; il y a le fait en soi et la prise de conscience, la réponse de foi à celui-ci. Le
premier aspect s’étend au-delà du second. « L’Esprit Saint – dit un texte de Vatican
II - offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au
mystère pascal. ». Une façon d’être associé au mystère pascal est justement la
souffrance : « Souffrir – écrivait Jean-Paul II au lendemain de son attentat et
de la longue période d’alitement qui s’ensuivit – signifie devenir particulièrement
réceptif, particulièrement ouvert à l'action des forces salvifiques de Dieu offertes
à l'humanité dans le Christ ». La souffrance, toute souffrance, mais particulièrement
celle des innocents, met en contact de façon mystérieuse, « connue seulement de Dieu
», avec la croix du Christ. * * * Après Jésus, ceux qui ont « rendu leur
beau témoignage » et qui « ont bu le calice » sont les martyrs ! Les récits de leur
mort s’intitulaient au début « passio », passion, comme celui des souffrances de Jésus,
que nous venons tout juste d’entendre. Le monde chrétien est revisité par l’épreuve
du martyre que l’on pensait révolue avec la chute des régimes totalitaires athées.
On ne peut passer sous silence leur témoignage. Les premiers chrétiens honoraient
leurs martyrs. Les actions de leur martyre étaient lues et diffusées dans l’Eglise
avec un immense respect. Aujourd'hui même, en ce Vendredi Saint 2011, dans un grand
pays d'Asie, les chrétiens ont prié et marché en silence dans les rues pour conjurer
la menace qui plane sur eux. Il y a une chose qui distingue les actes authentiques
des martyrs de ceux légendaires, forgés sur le papier après la fin des persécutions.
Dans les premiers, il n’y a pour ainsi dire pas trace de polémique contre les persécuteurs
; l’attention tout entière est concentrée sur l’héroïsme des martyrs, non sur la perversité
des juges et des bourreaux. Saint Cyprien ira jusqu’à ordonner aux siens de donner
vingt-cinq monnaies d’or au bourreau qui lui tranchera la tête. Ils sont les disciples
de celui qui est mort en disant : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils
font ». « Le sang de Jésus – nous rappelle le Saint-Père dans son dernier livre –
parle un autre langage que celui d’Abel (cf. He 12, 24) : il n’exige ni vengeance
ni punition, mais il est réconciliation ». De même, le monde s’incline devant
les témoins modernes de la foi. Ainsi s’explique le succès inattendu en France du
film « Des hommes et des dieux », qui relate l’histoire des sept moines cisterciens
massacrés à Tibhirine en mars 1996. Et comment ne pas être admiratifs des paroles
écrites dans son testament par Shahbaz Bhatti, homme politique catholique tué pour
sa foi, le mois dernier ? Son testament nous est laissé à nous aussi, ses frères dans
la foi, et ce serait de l’ingratitude de le laisser vite tomber dans l’oubli. «
De hautes responsabilités au gouvernement - écrivait-il - m’ont été proposées et on
m’a demandé d’abandonner ma bataille, mais j’ai toujours refusé, même si je sais que
je risque ma vie. Je ne cherche pas la popularité, je ne veux pas de positions de
pouvoir. Je veux seulement une place aux pieds de Jésus. Je veux que ma vie, mon caractère,
mes actions parlent pour moi et disent que je suis en train de suivre Jésus-Christ.
Ce désir est si fort en moi que je me considérerai comme un privilégié si – dans mon
effort et dans cette bataille qui est la mienne pour aider les nécessiteux, les pauvres,
les chrétiens persécutés du Pakistan – Jésus voulait accepter le sacrifice de ma vie.
Je veux vivre pour le Christ et pour Lui je veux mourir ».
On a l’impression
de réentendre le martyr Ignace d’Antioche, lorsqu’il venait à Rome pour subir le martyre.
Mais le silence des victimes ne justifie pas l'indifférence coupable du monde face
à leur sort. « Le juste périt, et personne ne s'en inquiète, les hommes pieux sont
moissonnés, et nul n'y prend garde » (Is 57,1) ! * * * Les martyrs chrétiens
ne sont pas les seuls, nous l'avons vu, à souffrir et mourir autour de nous. Que pouvons-nous
offrir à celui qui ne croit pas, en dehors de notre certitude de foi qu’il y a un
rachat pour la souffrance ? Nous pouvons souffrir avec qui souffre, pleurer avec qui
pleure (Rm 12,15). Avant d’annoncer la résurrection et la vie, devant le deuil des
sœurs de Lazare, Jésus « pleura » (Jn 11, 35). En ce moment, souffrir et pleurer,
en particulier, avec le peuple japonais, qui vient de sortir d’une des plus effroyables
catastrophes naturelles de l’histoire. Nous pouvons aussi dire à ces frères en humanité
que nous admirons leur dignité et l’exemple de tenue et de solidarité mutuelle qu’ils
ont donné au monde. La mondialisation produit au moins cet effet positif : la
souffrance d’un peuple devient la souffrance de tous, suscite la solidarité de tous.
Elle nous offre l’occasion de découvrir que nous formons une seule famille humaine,
liée dans le bien comme dans le mal. Elle nous aide à dépasser les barrières de race,
de couleur et de religion. Comme dit le verset d’un de nos poètes italiens, « Hommes,
paix ! Sur la terre penchée il y a trop de mystère ». Mais nous devons aussi tirer
la leçon d’évènements comme celui que nous venons d’évoquer. Séismes, cyclones et
autres catastrophes qui frappent en même temps coupables et innocents ne sont jamais
un châtiment de Dieu. Affirmer le contraire, signifie offenser Dieu et les hommes.
Mais ils constituent un avertissement : dans ce cas, l’avertissement à ne pas nous
bercer d’illusions en pensant que la science et la technique suffiront à nous sauver.
Si nous ne savons pas nous imposer des limites, celles-ci justement peuvent devenir,
nous le voyons, la menace la plus grave de toutes. Il y eut un tremblement de
terre au moment de la mort du Christ : « Quant au centurion et aux hommes qui gardaient
Jésus, à la vue du séisme et de ce qui se passait, ils furent saisis d’une grande
frayeur et dirent : ‘Vraiment, celui-ci était Fils de Dieu » (Mt 27, 54). Mais un
autre séisme encore « plus grand » se produisit au moment de sa résurrection. « Et
voilà que se fit un grand tremblement de terre : l’Ange du Seigneur descendit du ciel
et vint rouler la pierre, sur laquelle il s’assit » (Mt 28,2). Il en sera toujours
ainsi. A chaque tremblement de terre de mort succèdera un tremblement de terre de
vie. Quelqu’un a dit : « Désormais seul un dieu peut nous sauver », « Nur noch ein
Gott kann uns retten ». Nous sommes assurés qu’il le fera car « Dieu a tant aimé le
monde qu’il a donné son Fils unique » (Jn 3, 16).
Nous nous apprêtons à chanter
avec une conviction renouvelée et une gratitude émue les paroles de la liturgie :
« Ecce lignum crucis, in quo salus mundi pependit : Voici le bois de la croix, auquel
a été suspendu le salut du monde. Venite, adoremus : venez, adorons-Le ».