Une icône de la solidarité pour des millions de français. Elle aura consacré une grande
partie de sa vie à venir en aide aux plus démunies. Sœur Emmanuelle va bientôt fêter
ses 99 ans. Il y a 37 ans, elle avait quitté l’enseignement pour venir en aide aux
chiffonniers du Caire. Aujourd’hui, elle vit dans le Sud de la France une vie de prière,
une vie de contemplation à l’approche de la fin de sa vie, une étape qu’elle appréhende
avec une grande lucidité. Sœur Emmanuelle se confie à Cécile Desjardins
L'entretien
de Soeur Emmanuelle avec Cécile Desjardins : Sœur Emmanuelle, comment
une femme d’action comme vous vit cette phase plus contemplative de sa vie ? Evidemment…
je ne peux plus courir à travers le monde ou vivre dans un bidonville, ce n’est plus
possible… C’est évident, je suis entrée dans une autre phase de ma vie. Mais, moi,
j’ai un caractère… je suis toujours contente : où que je sois, et quoi que je fasse.
Alors, maintenant, je prie beaucoup, presque toute la journée : je prie pour la Gloire
de Dieu, comme on dit dans la messe, et pour le Salut du Monde. Rien que cela. Je
chante Dieu. Je chante dans mon cœur. Je ne suis pas du tout malheureuse, bien au
contraire, puisque maintenant, j’ai de longues étapes où je peux prier. Et, quand
je suis un peu fatiguée - ce qui m’arrive évidemment assez souvent - je prends tout
simplement mon chapelet : le chapelet n’est pas difficile puisqu’on répète des « Je
vous salue Marie ». Mais chaque dizaine du chapelet remémore un mystère de la vie
du Christ ou de la Vierge. L’imagination peut revoir ces mystères. Depuis que l’Ange
a salué Marie en lui disant qu’elle deviendrait la mère de Jésus, quand Marie va voir
sa cousine Elisabeth, parce que l’Ange lui a dit qu’elle était déjà à son sixième
mois et qu’elle était âgée, alors elle court vite chez elle pour l’aider... Et puis
toute la suite, avec les mystères joyeux, c’est-à- dire par exemple Cana, où il n’y
avait plus de vin, et où Marie l’a fait reconnaître à Jésus. Et Jésus a fait des miracles :
d’avoir beaucoup de vin, des très bons vins, pour que les mariés ne soient pas ennuyés...
Et puis on arrive aux mystères douloureux, jusqu’à la crucifixion… Et enfin les mystères
glorieux : c’est l’entrée au Ciel, et c’est la joie. Et voilà !
Et ce
que c’est la vieillesse que d’avoir du temps pour méditer, pour prier ? Oui,
bien sûr… J’ai beaucoup de temps, et c’est ça qui me ravit le cœur parce que, vraiment,
j’ai l’impression d’être plus unie qu’avant à Dieu qui est amour, et plus unie aux
hommes et aux femmes sur terre. A ceux que je connais et à ceux que je ne connais
pas. A ceux qui souffrent et à ceux qui ne souffrent pas… De sorte qu’il me semble
que mon cœur est devenu grand comme l’Océan.
Est-ce qu’aujourd’hui
vous pensez plus à la mort qu’avant ? A la mort ? Ah bien… naturellement,
bien sûr. (Rires). La mort, elle peut me tomber tout à l’heure. Mais, tu vois, la
mort… elle est belle, la mort. Moi, j’aime beaucoup la parole de notre fondateur,
le père Théodore Ratisbonne, qui était un juif converti. Il disait en s’adressant
aux sœurs : « Mais, mes sœurs, qu’est ce que c’est que la mort ? C’est le plus
beau jour de la vie, c’est le jour où l’enfant tombe dans les bras de son père…, où
la jeune épousée retrouve enfin face à face son époux… ». La mort me ne fait
pas peur, mais j’avoue que l’agonie me fait peur : je ne sais pas ce que ce sera,
et ça, ce sera plutôt redoutable… Mais cela ne fait rien, je suis prête. Moi,
j’ai toujours prié la Sainte Vierge, en lui disant le chapelet. Je lui ai dit des
milliers de fois : « Priez pour nous pauvres pêcheurs, maintenant et à l’heure
de notre mort ». Donc je suis sûre qu’Elle sera avec moi au moment de la mort…
Et puis on verra bien : ce n’est pas un problème ! La portée de la mort est redoutable
pour tout homme sur terre. C’est évident, parce que chacun de nous, nous le savons,
nous passerons tous un jour ou l’autre par la mort. Alors, je pense que quand on est
sûr qu’il y a un grand amour qui nous enveloppe, quand on est sûr que Dieu nous attend
dans son amour, cela donne évidemment à l’idée de la mort une toute autre signification… De
sorte que je peux vraiment dire que ce n’est pas la mort qui m’effraie, c’est évidemment
l’agonie, mais je sais que je vais vers un très grand amour : je vais vers la lumière,
je vais vers la Gloire, je vais vers l’harmonie et la paix… Donc cela m’aide énormément
à ce que finalement, je n’aie pas peur de la mort… Vous avez vu
tant de gens mourir… Est-ce que votre regard sur la mort a changé au cours des années ?
Ca, c’était épouvantable… Quand je suis arrivée au bidonville, quatre bébés
sur dix mourraient du tétanos… Je n’avais rien : je n’avais pas de médicament, de
n’avais pas de docteur, je n’avais pas d’infirmière : je n’avais que mon petit cœur,
et les mamans m’apportaient leur bébé mourrant, et je savais que c’était fini… Et
on était dehors parce que dans les cabanes il faisait trop chaud, et nous pleurions
ensemble… Et comme je savais que ces femmes ont une foi beaucoup plus grande que la
mienne, je disais « écoute bien, regarde dans le ciel les étoiles ». Elles
sont belles les étoiles dans le bidonville. « Regarde, ton enfant n’est plus dans
tes bras, mais tu vois, il est parti vers le ciel, vers les étoiles, vers Dieu ».
Et je voyais cette malheureuse femme qui levait un peu le petit cadavre qu’elle portait
dans ses bras et qui levait les yeux au Ciel et qui disait : « ahoui,
il y a habibi - « habibi », c’est « mon chéri » - Tu m’as quittée mais tu
as rejoint Maryam – c’est la Vierge Marie -, et tu es heureux... Et moi je
pleure, mais cela ne fait rien mon chéri, habibi, tu es heureux… et moi je ne veux
plus pleurer ». Alors tu vois, cela m’a été d’une grande leçon de savoir aller
au-delà de la mort, jusqu’à Dieu, et à son amour… dans les éternités des éternités.